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lundi 21 janvier 2013 | By: Mickaelus

Notice historique sur Louis XVI, par Louis de Bonald

Louis XVI, né à Versailles le 23 août 1754, était le second fils de Louis, Dauphin de France, et de Marie-Josèphe de Saxe. Il reçut en naissant le titre de duc de Berry. Son âme franche et sans déguisement s'ouvrit de bonne heure à tous les sentiments vertueux, et son esprit droit et sérieux à toutes les connaissances utiles. Mais la fermeté et une juste confiance en lui-même, manquèrent à son caractère ; et ce défaut .rendit inutile ou funeste tout ce qu'il avait reçu ou acquis pour sa gloire et pour le bonheur de ses peuples. Son éducation fut celle des rois dont les instituteurs oubliaient trop souvent que la même doctrine qui leur enseigne à modérer leur pouvoir leur commande surtout de le maintenir. En 1765, il perdit son père, qui laissait tant de regrets, et bientôt après sa mère, qui ne put survivre à son époux. La douleur du jeune prince fut extrême : il refusa longtemps de sortir ; et lorsqu'on traversant les appartements il entendit dire pour la première fois : Place à M. le Dauphin, des pleurs inondèrent son visage, et il s'évanouit. Le premier événement de sa vie fut son mariage avec la fille de l'immortelle Marie-Thérèse, Marie-Antoinette d'Autriche, qui devait partager son trône et ses malheurs. Les fêtes données à l'occasion de ce mariage (16 mai 1770) mal ordonnées par la police, coûtèrent la vie à un grand.nombre de spectateurs ; triste présage du sort qui attendait ces époux infortunés ! Bientôt la mort de Louis XV (10 mai 1774) lui imposa un fardeau qu'il n'accepta qu'en tremblant. La faveur publique s'attache d'ordinaire aux jeunes rois : Louis XVI, âgé de vingt ans, la méritait à bien d'autres titres ; et il en reçut, à son avènement au trône, les témoignages les moins équivoques. Son premier soin avait été d'appeler au ministère M. de Machault, digne de cet honneur, et capable de diriger la jeunesse du monarque dans les circonstances difficiles où se trouvait l’État. Une intrigue de cour l'écarta et mit à sa place le comte de Maurepas, courtisan profond dans l'art de l'intrigue, superficiel dans tout le reste, et dont le grand âge n'avait pu guérir l'incurable frivolité. Trop vieux pour un roi de vingt ans, et qui avait besoin d'être enhardi, il intimida sa jeunesse sans guider son inexpérience. Louis XVI avait de la bonté dans le cœur, mais quelque rudesse dans les manières ; et ses premiers mouvements contre tout ce qui s'écartait de l'ordre, se ressentaient de la franchise de son caractère et de l'austérité de ses vertus. M. de Maurepas, qui se jouait des choses les plus sérieuses et voyait tout avec indifférence, adoucit beaucoup trop cette disposition, qui ressemble quelquefois à de la force de caractère, et peut du moins en dissimuler l'excessive débonnaireté. Dès lors Louis XVI n'agit que sous l'inspiration de ses ministres ; il .appela successivement ceux que lui désignaient, d'une part, Maurepas, et de l'autre une prétendue opinion publique, que l'intrigue et les intérêts personnels font parler à leur gré, et qui malheureusement est la seule que les rois soient condamnés à entendre. Ce furent : Turgot, partisan fanatique de cette politique matérialiste, qui ne voit dans le gouvernement des peuples que de l'argent, du commerce, du blé et des impôts, fier de se croire le chef d'une secte dont il n'était que l'instrument ; Malesherbes, ami de Turgot, qui avait à la fois des vertus antiques et des opinions nouvelles ; Saint-Germain, élevé dans les minuties de la tactique allemande, qui détruisit le plus ferme rempart de la royauté, la maison du roi, dont la bravoure et l'incorruptible fidélité ne pouvaient racheter, aux yeux des faiseurs militaires, ce qui lui manquait en précision dans les manœuvres et en rigidité dans la discipline ; Necker, enfin, banquier protestant et Genevois, et, à ce double titre, imbu de cette politique rétrécie qui veut régler un royaume sur le système d'une petite démocratie, et les finances d'un grand État comme les registres d'une maison de banque ; qui s'irrite contre toute distinction autre que celle de la fortune, et ne voit dans le dépositaire du pouvoir monarchique que le président d'une assemblée délibérante ou le chef d'une association commerciale, révocable au gré des actionnaires. Aucun de ces hommes ne comprenait la monarchie française, et il eût suffi de l'un d'eux pour la renverser. Louis XVI, naturellement porté à l'économie, commença son règne par des retranchements sur ses dépenses ; réductions qui honorent la modération d'un souverain, quand elles ne coûtent à la royauté aucun sacrifice sur ses droits et sa dignité. Il remit au peuple le droit de joyeux avènement ; il établit pour Paris le Mont-de-Piété et la Caisse d'escompte ; il fit cesser les craintes d'une banqueroute en assurant le payement des rentes sur l'hôtel de ville ; il abolit les corvées, qu'il convertit en impôt pécuniaire ; et il abolit aussi dans la Franche-Comté un reste de servitude territoriale, dont n'avaient peut-être jamais entendu parler ceux qui firent de cet affranchissement un texte aux plus emphatiques éloges ; il supprima la torture ou question judiciaire avant la condamnation à mort, sévérité à peu près tombée en désuétude, mais dont la menace importunait les conspirateurs. Louis XVI rendit plus tard aux protestants la plénitude des droits civils (1787), en imprimant à leurs mariages un caractère légal ; bienfait immense, n'eût-il été qu'un acte de justice, et trop mal reconnu. Enfin, il essaya des administrations provinciales, formées par Necker dans des vues et sur un plan assez peu monarchiques. Cette nouveauté était d'une extrême conséquence : avec l'esprit qui régnait alors, c'était faire un changement de front sous le feu de l'ennemi. Louis XVI, en montant sur le trône, avait rappelé les compagnies de magistrature, remplacées sous son prédécesseur par des juges sans dignité et sans influence politique. La cour, qui depuis longtemps croyait gouverner toute seule, quand elle ne faisait qu'administrer, oubliait que la France n'avait jamais été et même ne pouvait, dans les temps difficiles, être régie que par l'autorité de la justice, qui rendait la royauté présente aux peuples dans toute sa force et sa majesté. Renfermés, sous les rois forts et les règnes tranquilles, dans les fonctions modestes de la justice distributive, ces grands corps en sortaient par nécessité, sous les règnes faibles et dans les temps orageux, pour exercer, à la place du roi, un pouvoir qui, échappé de ses mains, serait tombé dans celles d'un ministre ou d'un favori. Sous les rois forts, comme sous les rois faibles, instruments des uns ou appui des autres, ils avaient fait la royauté dépendante des lois et indépendante des sujets, et rendu la législation imposante, l'obéissance honorable : puissants à servir le pouvoir, ou a le suppléer, incapables de l'usurper eux-mêmes, et opposant à toute autre usurpation un obstacle insurmontable ; tels avaient été jusqu'à ces derniers temps, les parlements de France, heureux tempérament d'aristocratie et de démocratie, confondus dans une magistrature véritablement royale, et qui, seule en Europe, avait donné à la haute police, à la police des révolutions, ces formes augustes et solennelles qui, dans l'exercice de .l'autorité, ne laissait voir que la justice, et dans l'emploi de la force, qu'un jugement. Le premier événement politique du règne de Louis XVI, fut la guerre d'Amérique, guerre injuste et impolitique, que repoussaient le cœur droit et le bon sens du monarque. Mais on fit parler l'opinion publique, surtout celle de la capitale, avide de nouveautés et d'émotions ; et la guerre fut décidée.

Ce fut une grande faute : il eût fallu laisser l'Angleterre s'épuiser sans soumettre les colonies, ou les épuiser pour les soumettre. Dès lors il s'élevait entre les deux peuples une haine irréconciliable, que les Anglais tournèrent contre nous, et dont l'équivoque amitié des Américains ne pouvait empêcher ou compenser les effets. Nous fûmes heureux dans cette guerre comme auxiliaires : l'Amérique fut affranchie du joug des Anglais ; mais notre marine et celle de l'Espagne, notre alliée, essuyèrent de grandes pertes. La maladie de la liberté et de l'égalité démocratique se communiqua à nos jeunes guerriers ; et nous la répandîmes dans toute l'Europe, qui ne fut pas assez alarmée du scandale d'une révolte contre le pouvoir légitime, soutenue à force ouverte par un pouvoir légitime, qui avait eu l'imprudence de dire dans une de ses déclarations : « Les Américains sont devenus libres du jour où ils ont déclaré leur indépendance. » Cependant cette guerre releva, aux yeux de l'Europe, l'honneur de notre pavillon : nous combattîmes souvent avec avantage ; et quand nous succombâmes, ce fut toujours avec gloire.

Malgré de nombreux échecs, nos forces navales étaient sur un pied respectable, à la paix de 1783 ; et peu d'années après, en 1789, elles étaient tout à fait rétablies, et l'on pouvait les comparer à leur état le plus florissant, sous Louis XIV (1). Après la guerre d'Amérique, la France fut près d'en entreprendre une autre du même genre, en soutenant les patriotes hollandais contre la Prusse et contre leur souverain.

(1) On ne doit pas, en parlant de marine, oublier l'intérêt que prit Louis XVI à la construction du port de Cherbourg, dont il alla lui-même visiter les travaux ; ni le port de la Rochelle, considérablement augmenté par ses soins ; ni le superbe bassin de construction, ouvert à Toulon ; ni enfin l'expédition du célèbre La Pérouse, auquel le monarque donna des instructions qui honorent son humanité, sou goût éclairé pour les découvertes, et ses connaissances dans toutes les parties de l'art de la navigation.

Louis XVI avait eu, en 1781, son premier fils ; et cet événement avait été célébré dans tout le royaume avec beaucoup de joie et de solennité. A Paris, la ville donna un banquet auquel le roi assista avec sa famille. Tous les vœux des Parisiens furent comblés, et l'ivresse de la joie publique fut excessive. C'était le 21 janvier 1782 : onze ans plus tard, et le même jour, Louis fut conduit à l'échafaud dans la même ville ! La guerre d'Amérique avait épuisé nos finances, que Necker soutenait à force d'emprunts : il fallait rétablir l'équilibre depuis longtemps dérangé entre les recettes et les dépenses. Les notables furent appelés par Calonne, nouveau ministre des finances, pas plus homme d’État que Necker, mais plus homme de cour.

Une assemblée de notables se trouvait dans notre histoire plutôt que dans notre constitution ; et ce qui pouvait arriver de plus heureux pour la France, quand elle cherchait des remèdes hors de ses lois, c'était qu'ils fussent inutiles. Les notables proposèrent quelques projets salutaires : mais ils hasardèrent des opinions dangereuses : et telle était la disposition des esprits, que les opinions furent plus remarquées que les projets. Les notables délibérèrent sans pouvoir conclure, ce qui est toujours dangereux de la part d'une assemblée publique ; et il n'en resta qu'une dispute sur les finances entre Necker et Calonne, à la fin inintelligible pour le public et peut-être pour eux-mêmes.

Le cardinal de Brienne, bel esprit sans vues et sans fermeté, pris au dépourvu pour être ministre, proposa l'impôt du timbre. Le parlement refusa l'enregistrement, et se déclara incompétent pour ajouter à des impôts, déjà trop onéreux, un impôt nouveau et inusité. C'était demander les états généraux. Ces grandes convocations avaient toujours paru en dernier remède à des maux désespérés, moins par le soulagement que les peuples en obtenaient que par celui qu'ils en espéraient : car les peuples souffrent bien plus des maux qu'ils craignent, que de ceux qu'ils éprouvent. Ainsi, de même que la nature veille à la conservation de son ouvrage, la France, qui avait déjà tant de moyens de force, s'était ménagé dans ses étals généraux, comme l’Église dans ses conciles, un moyen de perpétuité. Ces grandes assemblées, légales, mais heureusement rares et jamais périodiques, visitaient, pouvons-nous le dire, de loin en loin les fondements de la société pour arrêter et réparer l'influence destructive du temps et des hommes, et empêcher les fautes de l'administration de devenir des plaies à la constitution. Tel était l'objet de ces convocations solennelles, mal représentées par des historiens qui leur ont demandé compte du bien qu'elles n'étaient pas destinées à faire, et n'ont pas assez considéré les maux qu'elles étaient appelées à prévenir. Nous croyons qu'avec la succession masculine elles ont été la principale cause de la stabilité de la France et de .la permanence de ses lois. En un mot, les états généraux étaient le corps de réserve destiné à venir au secours de la société dans les extrêmes dangers et les besoins extraordinaires, comme la captivité d'un roi, les disputes sur la succession au trône, ou même sa vacance ; et l'histoire en fournit des exemples : ainsi tout était prévu dans cette .constitution si méconnue, et même ce qu'on ne peut pas prévoir. Mais le parlement de Paris avait demandé les états généraux, et non l'assemblée nationale, et moins encore l'assemblée constituante : dès le premier pas, ses intentions et celles de la nation furent trompées. Les notables furent appelés une seconde fois pour déterminer la forme de cette grande convocation ; et le ministre invita tous les écrivains à donner leur avis. C'était là une bien dangereuse ineptie. Tout à cet égard était réglé depuis longtemps par la sagesse de nos pères, qui, ne s'embarrassant pas dans des minuties de nombre total ou respectif, ou de costumes et d'étiquettes, dessinant à grands traits ces majestueuses assemblées, n'y avaient jamais vu que trois ordres, comptant chacun pour une voix, quel que fût le nombre de ses membres, et délibérant à part dans la plénitude de leur liberté et de leur égalité constitutionnelles. Si l'on s'en fût tenu a celte antique et sage simplicité, il est permis de croire, vu la disposition des esprits et le progrès des connaissances en administration, que les états généraux auraient fait un grand bien, ou n'auraient produit aucun mal. Le parlement de Paris, les princes du sang, dans leur prophétique Mémoire au roi, insistèrent pour qu'on suivît les formes usitées aux derniers états généraux de 1614. Mais l'engouement des nouveautés, la vanité de Necker revenu au ministère, l'ignorance des beaux esprits, les intrigues des factieux, en ordonnèrent autrement. Le tiers état fut nommé en nombre double de chacun des deux autres ordres ; mesure inutile, si l'on devait délibérer par ordre, mortelle, si l'on délibérait par tête. Cette question fondamentale, objet de toutes les espérances des factieux, de toutes les craintes des gens de bien, et sur laquelle reposaient les plus grands intérêts de la monarchie, fut la première agitée dans cette assemblée des états généraux, qui se réunit à Versailles, le 5 mai 1789. L'autorité la plus respectable, celle des vœux exprimés par la généralité des cahiers, derniers soupirs de l'esprit public en France, ne fut pas même écoutée par ces hommes qui se vantaient de ne rien faire que pour les intérêts et par la volonté de la nation. Le tiers état, loin d'être touché du sacrifice que firent les deux premiers ordres en offrant de concourir aux charges publiques, les somma audacieusement de se réunir à lui, et, sur leur refus, il se déclara constitué en assemblée nationale. Ce fut en vain que la noblesse et le clergé réclamèrent et protestèrent contre des actes aussi contraires aux bases de l'ancienne monarchie, et que le roi, après avoir ordonné la délibération par ordre, fit suspendre les séances et fermer les portes de l'assemblée (2) du tiers : les députés de cet ordre se réunirent dans la salle du Jeu de paume, et ils y prêtèrent entre eux le serment de ne pas se séparer avant d'avoir achevé la constitution et la régénération publiques. Quatre jours plus tard, le roi convoqua tous les ordres pour une séance royale à laquelle il se rendit. Après les avoir conjurés de mettre fin à leurs divisions et de s'entendre pour accepter ses bienfaits, il leur déclara que s'ils ne voulaient pas concourir à ses projets, il ferait seul le bien de ses peuples et se considérerait seul comme leur représentant. Il leur fit ensuite lire une déclaration par laquelle il faisait aux circonstances des concessions et des sacrifices tels que, dans tout autre temps, les vœux des plus ardents révolutionnaires en cassent été comblés (3). Le monarque termina en ordonnant à tous les députés de se séparer et de se rendre le lendemain dans leurs chambres respectives, ce qui ne fut exécuté que par la noblesse et le clergé. Le tiers continua de délibérer, malgré l'injonction positive de sortir de la salle de ses séances que le roi lui fit réitérer par M. de Brézé.

(2) On donna pour prétexte à cette mesure la nécessité de préparer la salle pour la tenue d'une séance royale qui devait avoir lieu le 22 juin, et qui fut renvoyée au 23.

(3) Par cette déclaration royale aucun impôt ni emprunt ne devait être établi sans le consentement des états généraux ; le compte des revenus et des dépenses de l’État devait être publié chaque année ; la dette publique était garantie ; les contributions étaient réparties également entre les trois ordres ; la taille, les corvées et les droits de franc-fief et de mainmorte abolis ; la liberté de la presse reconnue ; la milice, la gabelle et les aides réformées ou adoucies ; enfin le roi donnait sa promesse de ne rien changer à de telles dispositions sans le consentement des trois ordres.

Plusieurs orateurs s'y livrèrent aux déclamations les plus violentes contre l'autorité royale, et ils rejetèrent avec dédain toutes les concessions du monarque. Pendant ce temps, la majorité des deux premiers ordres décidait qu'elle resterait soumise à ses mandats, aux lois de la monarchie et à la volonté du roi ; mais les membres de chaque minorité se rendaient successivement dans la salle du tiers. Alarmé de ces défections, et craignant une sédition générale, Louis XVI invita et pressa même la majorité des deux premiers ordres de se réunir au troisième. Lorsque le duc de Luxembourg lui fit, au nom de la chambre de la noblesse, des objections contre la réunion, ce prince répondit : « Toutes mes réflexions sont faites : dites à la noblesse que je la prie de se réunir ; si ce n'est pas assez de ma prière, je le lui ordonne. Quant à moi, je suis décidé à tous les sacrifices. A Dieu ne plaise qu'un seul homme périsse jamais pour ma querelle ! » Un sentiment aussi louable en apparence fut la règle de toute sa vie, et il fut aussi la cause de nos malheurs et des siens. Ainsi, les trois ordres se réunirent, ou plutôt ils furent confondus, et ils quittèrent nom d'états généraux, qu'ils n'étaient plus dignes de porter, pour prendre celui d'Assemblée nationale et constituante, qu'ils méritaient encore moins, et qui pour eux n'a été qu'une injure. Dès ce moment, l'antique monarchie française fut détruite, la révolution consommée, et tout ce qu'elle devait enfanter d'absurdités et de crimes n'en fut que la conséquence inévitable. L'assemblée fut divisée et subdivisée en partis, qui ne suivirent point du tout la distinction des ordres. Des nobles se réunirent à la majorité du tiers ; beaucoup de membres du tiers se réunirent à la majorité de la noblesse ; le clergé, qui tenait aux uns et aux autres, se partagea entre eux : quelques membres, pris dans tous les ordres, essayèrent de rester au milieu, appelant modération et conviction ce que d'autres nommaient faiblesse et irrésolution. Les divisions s'envenimèrent et devinrent des haines, les opinions combattues devinrent des passions, les erreurs impatientes du succès enfantèrent des crimes, et s'il est permis d'employer cette figure, le vaisseau de l’État, ainsi équipé et armé en brûlot, ayant pour carte et pour boussole les droits de l'homme, quitta le port pour aller à la découverte de terres inconnues où il ne devait jamais aborder. Le monde m'avait pas encore vu dans une réunion d'hommes un si étonnant assemblage de dépravation et de vertus, d'ignorance et de lumières, de lâcheté et de courage. Mais le temps était venu où la France devait, pour l'instruction de l'Europe, expier un siècle de doctrines impies et séditieuses, tolérées ou même secrètement encouragées par la frivolité des cours et la corruption des grandes cités. Le malheureux roi n'avait pas entièrement échappé à leur influence : trompé par ses propres vertus, il n'avait vu, dans les déclamations des philosophes, qu'un tendre intérêt pour la cause des peuples et que l'horreur de l'oppression, et sa belle âme s'était ouverte à de chimériques espérances. Peut-être aussi que, secrètement irrité de quelques résistances de la part des deux premiers ordres ou des corps de magistrature, il n'en avait pas assez apprécié le motif et l'effet ; il n'avait pas vu que cette opposition aux volontés ministérielles était le plus solide rempart de l'autorité royale, et qu'elle ne peut s'appuyer sur des instructions ou des hommes qui plient au moindre choc. Peu de jours après la réunion des trois ordres, il parut cependant avoir adopté un système d'énergie et de fermeté qui, s'il eût été soutenu, pouvait encore sauver la monarchie. Necker fut renvoyé, et le ministère entièrement renouvelé annonça la résolution de faire respecter l'autorité royale. Le maréchal de Broglie, qui eut la direction de la guerre, fit marcher des troupes vers la capitale, et 36,000 hommes dévoués et bien disciplinés pouvaient encore y réprimer la sédition ; mais les mouvements de ces troupes ne se firent point avec assez de rapidité ; le baron de Besenval, qui commandait un corps de Suisses, abandonna son poste, et, en se retirant, livra aux révoltés les dépôts des Invalides et de l’École militaire. En un moment, toute la populace de Paris fut armée, et, conduite par les soldats des gardes françaises, elle s'empara des arsenaux, incendia les barrières, s'empara de la Bastille (14 juillet) et massacra quelques sujets fidèles.

A ces nouvelles, Louis XVI, saisi d'épouvante, et cédant aux plaintes et aux menaces de l'assemblée, ordonna au maréchal de Broglie de dissoudre une armée réunie pour défendre le trône et qui ne servit ainsi que de prétexte pour le renverser. Le maréchal, frémissant alors des périls qu'il entrevoyait pour le monarque, lui proposa de le conduire à Metz, au milieu des troupes fidèles. Le départ fut arrêté pour le lendemain ; mais, environné de conseillers perfides, et ne pouvant jamais suivre avec fermeté une résolution importante, Louis y renonça pendant la nuit, et le lendemain il se rendit à l'Assemblée, à pied, sans suite. Là, au milieu de la salle, debout et la tête découverte, il conjura les députés de l'aider à rétablir l'ordre. « Je sais, » leur dit-il, « qu'on cherche à élever contre moi des préventions ; je sais qu'on a osé publier que vos personnes n'étaient pas en sûreté. Ces récits ne sont-ils pas démentis par mon caractère connu ? Eh bien ! c'est moi qui me fie à vous. » Cette confiance et cet abandon firent taire un instant les factieux. Entraînés par l'enthousiasme général, tous voulurent servir de gardes au monarque, et ils le reconduisirent eux-mêmes dans son palais, au milieu d'applaudissements universels. Dans la même journée, ce prince rappela Necker au ministère, et, ne voulant point laisser de prétextes aux plaintes et aux méfiances, il engagea ceux des princes de sa famille qui avaient montré le plus de zèle pour la défense du trône, à sortir du royaume afin de se mettre à l'abri des fureurs populaires. D'autres sujets, aussi distingués par leur courage que par leur fidélité, furent obligés de les suivre. Enfin, le monarque, décidé à tous les sacrifices, comme il l'avait dit, et voulant avant tout rétablir le calme dans la capitale, s'y rendit le 17 juillet. Les séditieux, qui l'attendaient à la barrière, empêchèrent ses gardes de le suivre, et le nouveau maire, Bailly, lui adressa ce singulier compliment : « Votre aïeul Henri IV avait conquis son peuple ; aujourd'hui, le peuple a conquis son roi. » Louis XVI traversa lentement les flots silencieux de ce peuple fier de sa conquête et encore dans l'ivresse du succès de sa rébellion. Arrivé à l'hôtel de ville, il y reçut la cocarde nationale, et fut accueilli par des applaudissements unanimes lorsqu'il parut à la fenêtre avec cette cocarde à son chapeau. Il revint le même jour à Versailles, et crut son repos assuré, au moins pour quelque temps ; mais les factieux, que rien ne pouvait apaiser ni détourner de leurs projets, parvinrent bientôt à soulever la populace de la capitale par les absurdes calomnies qu'ils répandirent sur un repas des gardes du corps donné au régiment de Flandre. Un attroupement immense partit de Paris pour se rendre à Versailles : dans la nuit du 5 au 6 octobre 1789 le palais du roi fut envahi, et la reine fut près d'être égorgée dans son lit.

Le résultat de cette audacieuse révolte, qui éclata sous les yeux de l'assemblée, restée impassible, fut qu'on entraîna, ce jour-là même, à Paris, Louis XVI et sa famille. Il y fut conduit au milieu d'une populace ivre de sang et de vin. Il était précédé par les têtes de deux de ses gardes fidèles égorgés sous ses yeux, et, ce qui est plus déplorable, escorté par une troupe disciplinée qui protégeait de sa présence et de ses armes cet horrible cortège. L’Assemblée avait voulu, pour éprouver moins de retard dans ses plans de destruction, se mettre sous la protection de la capitale, sans se séparer du monarque. Les forfaits de cette nuit fatale qui, pour lui et son auguste épouse, devait être la dernière, l'arrachèrent donc de Versailles ; et sa longue détention commença aux Tuileries, pour ne finir que dans la tour du Temple. Si son défaut de liberté personnelle avait eu besoin d'être constaté, il l'aurait été par l'obstacle que mit la garde nationale, le 18 avril 1791, à son départ pour Saint-Cloud ; obstacle dont il vint le lendemain se plaindre, mais inutilement, à l'Assemblée nationale. Les projets des factieux se développaient rapidement dans cette assemblée sans frein et sans contre-poids, qui avait, au dedans, des tribunes pour applaudir, et, au-dehors, des bras pour exécuter. Les parlements, le clergé, la noblesse, l'armée, les finances, les propriétés publiques et particulières, tout fut détruit ou envahi par l'Assemblée nationale, et toujours au nom du roi, réduit à joindre aux décrets une sanction, tardive quelquefois, mais toujours obtenue de son horreur pour le désordre et la violence, à force de massacres et d'insurrections. Le malheureux prince accordait tout, espérant sauver quelque chose, et sacrifiait l’État, par compassion pour les particuliers menacés ou poursuivis sur tous les points de la France. Dès lors, il prit ou renvoya ses ministres sous le bon plaisir de l'Assemblée, et ces ministres, choisis presque tous parmi ses ennemis, étaient forcés d'admirer la bonté de son cœur, la justesse de ses vues, l'étendue de ses connaissances. La religion toute seule l'aurait sauvé, si, renfermé dans l'asile inviolable de sa conscience, assuré qu'il était d'être soutenu par un peuple encore chrétien, il eût refusé sa sanction aux décrets spoliateurs de l’Église et à la constitution civile du clergé. Mais deux ministres d’État, et même ecclésiastiques, lui cachèrent les lettres du Souverain Pontife, qui condamnaient toutes ces innovations. Enfin, éclairé trop tard sur les projets des factieux, et enhardi par ses plus fidèles serviteurs, il prit le parti de fuir sa capitale, et de chercher un asile sur la frontière d'où il pût traiter avec son peuple. Ce fut à Montmédy, où M. de Bouillé avait réuni un petit nombre de troupes considérées encore comme fidèles, que le monarque voulut s'établir. Avant son départ, il laissa à l'Assemblée une déclaration qui renfermait des plaintes trop fondées, et les motifs de son éloignement (21 juin 1791). Mais trahi par ses précautions mêmes, surveillé par les factieux, poursuivi par la fatalité qui s'attachait à toutes ses démarches, il fut reconnu à Varennes, arrêté, et ramené à Paris, au milieu de tous les outrages et de toutes les violences. Toutefois cet événement, qui semblait devoir être le terme de sa malheureuse existence, intimida ses persécuteurs, et même lui en gagna quelques-uns.

Effrayés de leurs propres succès, et tremblant d'être ensevelis sous les débris de l'édifice dont ils avaient sapé les fondements, ils se hâtèrent de clore une assemblée décréditée, et que menaçait l'indignation publique. Cette orgueilleuse constituante, devenue honteuse et presque ridicule, disparut sans bruit, ne laissant après elle que des ruines, et la plus vaste de toutes, sa constitution. L'Assemblée législative, qui lui succéda {1er octobre 1791), ne trouva debout rien de nos antiques institutions qu'elle pût détruire. La royauté avait été renversée par la constituante. La législative s'acharna sur ce colosse abattu ; et dignes à tous égards de leurs devanciers, ces nouveaux législateurs n'assurèrent pas moins l'impunité de tous les crimes. Par eux, les prêtres qui voulurent garder leur foi, furent bannis, les émigrés dépouillés de leurs biens, frappés de mort ; et le monarque, privé de ses gardes, séparé de tout ce qui pouvait le servir, fut livré sans défense à la fureur de ses ennemis. Le 20 juin 1792 lui vit prodiguer des outrages qui surpassent tout ce que l'histoire raconte des fureurs des peuples et des malheurs des rois. Dans cette journée, commencée avec les plus horribles desseins, Louis XVI, la reine et Mme Elisabeth, montrèrent le seul courage qui convenait à leur position, et imposèrent aux factieux, par la sérénité de leur âme et la dignité de leur douleur. Vingt mille hommes armés de piques avaient pénétré dans le château des Tuileries. Les canonniers avaient traîné une de leurs pièces jusque dans le haut du grand escalier, et ils la tinrent pointée sur les appartements, avec la mèche allumée, tandis que d'autres brigands rompaient à coups de pique et de hache tout ce qui s'opposait à leur passage. Bientôt ils ne furent séparés de la famille royale éplorée et sans secours que par une dernière porte ; Louis ouvre lui-même cette porte ; seul, sans armes, il se présente aux brigands, et, dans une aussi terrible circonstance, conservant toute sa dignité et tout le calme de la vertu, il leur dit : « Je crois n'avoir rien à craindre de la part des Français. » Tant de fermeté étonna ces furieux, et ils hésitèrent un moment devant la majesté royale ; mais excités par leurs chefs, ils s'approchent du monarque, et n'osant pas encore attenter à sa personne, ils l'insultent de leurs paroles et de leurs gestes. L'un lui tend insolemment une bouteille, en lui disant de boire à la santé de la nation ; l'autre, armé d'un pistolet et d'un sabre nu, crie à ses oreilles : A bas le veto ; enfin, un troisième place sur sa tête sacrée, un bonnet rouge, et lui ordonne de jurer qu'il ne trahira plus les Français. « Nous savons, » ajoute cet audacieux, « que tu es un honnête homme ; mais ta femme te donne de mauvais conseils. » Le monarque lui répond froidement : « Le peuple peut compter sur mon amour comme sur celui de ma famille. » Dans ce moment, le maire Péthion se montre, et, placé sur une estrade, il s'écrie : « Sire, vous n'avez rien à craindre.» « L'homme de bien qui a la conscience pure, ne tremble jamais, » reprit aussitôt le roi avec dignité ; «il n'y a que ceux qui ont quelque chose à se reprocher, qui peuvent avoir peur. » Et, prenant la main d'un grenadier, qu'il place sur son cœur : « Dites à cet homme s'il bat plus vite qu'à l'ordinaire. » Cette journée devait encore être la dernière de sa vie, et toute la famille royale était vouée aux poignards ; les chefs des conjurés l'avaient décidé : mais le courage et la fermeté de Louis XVI furent plus grands que l'audace des assassins. Ces chefs étaient à la tête de toutes les autorités, et surtout dans l'Assemblée nationale : ainsi, l'attentat resta impuni. Quelques pétitions et quelques adresses des gens de bien qui demandèrent vengeance, ne servirent un peu plus tard, qu'à étendre les listes de proscription ; pour lors les factieux continuèrent impunément leurs trames. Dès cet instant l'infortuné monarque ne se flatta plus de leur résister ; et se résignant à une mort prochaine, on prétend même qu'il fit son testament. Un peu moins de deux mois après cette première tentative, les mêmes hommes, aidés d'un grand nombre de bandits accourus de toutes les contrées, et plus particulièrement de Marseille, menant à leur suite la populace des faubourgs de Paris, se présentent devant le château, et tournent leurs canons contre la demeure du roi. Une troupe de serviteurs fidèles, plusieurs bataillons de la garde nationale, et surtout les gardes-suisses, voulaient résister. Leur dévouement offrait encore une chance de succès, et quelques hommes courageux conseillèrent au monarque de s'y abandonner. La reine surtout montra une grande résolution, et cette princesse fut, ce jour-là, en tout point la digne fille de Marie-Thérèse. Louis XVI hésitait, lorsque le procureur-syndic du département vint lui dire que le seul moyen de sauver sa famille était de se réfugier au milieu de l'Assemblée nationale. Ce fut au moment où le combat allait commencer entre les révoltés et les Suisses, et lorsque ces derniers venaient de mettre en fuite les premières colonnes, que le roi entra dans la salle des séances. L'issue du combat était encore douteuse ; on entendait de tous côtés le bruit du canon et de la mousqueterie, et la plupart des députés tremblaient de se voir assaillis par les troupes. Ce fut dans une telle conjoncture que Louis XVI consentit à les rassurer, en ordonnant aux Suisses et à tous ses fidèles sujets de déposer les armes (4). Cette condescendance fut le dernier acte de son autorité. Dans la même journée, les députés, revenus de leurs terreurs, prononcèrent sa déchéance ; et, trois jours après, on le conduisit, avec sa famille, à la prison du Temple. Telle fut la révolution du 10 août 1792, que dirigèrent principalement le maire de Paris et les plus féroces démagogues.
 
 
(4) Cet ordre que le roi fit donner en même temps à un corps de Suisses, qui arrivaient de Courbevoie, les obligea de retourner à leur caserne, dans le moment où leurs camarades avaient le plus besoin d'un tel renfort. Cependant, à la première décharge des troupes fidèles qui étaient au château, les cours, la place du Carrousel avaient été entièrement évacuées. Les canonniers des révoltés avaient abandonné leurs pièces, et les Suisses s'en étaient emparés ; un mouvement rétrograde s'opérait de tous côtés, et se prolongeait jusqu'aux faubourgs ; on ne voyait partout que des fuyards : mais quand les brigands s'aperçurent qu'on leur avait abandonné le champ de bataille, ils revinrent sur leurs pas, et recommencèrent leurs attaques contre le château, qu'on ne défendait plus ; deux bataillons de gardes nationales, qui accouraient au secours du roi, voyant que ce prince avait renoncé à être secouru, songèrent à leur propre sûreté : ils se réunirent aux assaillants, et dès lors la révolution fut consommée.

Ce fut sous ces tristes auspices que se forma la Convention, réunion de furies évoquées des enfers, et dont on chercherait en vain un autre exemple dans l'histoire des sociétés humaines. Sa convocation fut le dernier acte de la législative, où quelques bonnes intentions et même quelques talents furent perdus dans l'immense nullité de cette assemblée, qui finit, à son tour, avilie et méprisée, et qu'ont fait oublier depuis longtemps les extravagances de l'assemblée qui l'avait précédée, et les fureurs de celle qui lui succéda. Mais avant de commencer le déplorable récit du dernier acte de ce drame sanglant, arrêtons-nous un moment sur l'état de l'infortuné monarque, et sur la conduite de l'Europe. Tous les sacrifices publics ou personnels que Louis XVI avait faits à son amour pour la paix, toutes les concessions arrachées à sa faiblesse, n'avaient servi qu'à exciter la rage des factieux et accroître leur audace. Des respects dérisoires ne lui avaient été prodigués que pour lui faire mieux sentir l'amertume de sa position et l'avilissement du pouvoir royal. Il n'était plus ce gage sacré d'ordre et de bonheur : livré aux conspirateurs qui se partageaient leur proie, il était devenu dans leurs mains un instrument d'oppression et de désordre. Les frères du monarque avaient dû se réserver pour des temps plus heureux, et dérober leurs têtes aux poignards des assassins ; ses plus fidèles serviteurs, partout persécutés, partout poursuivis, rendus au droit naturel de leur conservation, étaient allés demander à l'étranger un asile ; et il n'était resté auprès du roi, jusqu'à sa détention au Temple, qu'un petit nombre d'amis dévoués à sa personne, dont les conseils souvent contradictoires, toujours demandés, jamais suivis, étaient aussitôt éventés par l'ombrageuse surveillance des geôliers de la royauté. La reine, ses enfants, Mme Elisabeth, partageaient la prison du monarque et en augmentaient l'amertume par leurs souffrances. Jamais la rage de tourmenter le malheur n'avait été si féconde en inventions barbares ; jamais autant d'outrages, autant de douleurs n'avaient pesé sur l'innocence et la vertu, et ne leur avaient fait souffrir une plus longue et plus cruelle agonie : c'étaient toutes les indignités, et, si l'on peut s'exprimer ainsi, toutes les bassesses de la société qui en foulaient sous leurs pieds toutes les grandeurs. Il semblait à ces misérables qu'en s'acharnant sur l'homme, ils atteindraient le roi, et qu'ils arriveraient à cet être invisible et mystérieux qui avait été si longtemps l'objet du respect de la société, et qui était encore l'objet de leurs terreurs. Cependant Louis XVI, calme au milieu de tant de dangers, inaccessible à tant d'outrages, opposait à ces furieux la tranquillité de son âme, et le courage de souffrir que lui inspirait sa foi religieuse ; ce courage qu'il aurait montré pour agir, s'il avait eu la religion du roi, comme il avait celle de l'homme, et qu'il eût cru à lui-même et à la force infinie de la royauté. Heureusement encore, moins alarmé sur le sort de sa femme, de sa sœur, de ses enfants, il ne prévoyait pas que tant de bonté, de vertu, d'innocence, ne pourrait les sauver de la rage des factieux. Les vils instruments de tant d'horreurs ont péri ; et au crime de les leur avoir ordonnées, leurs chefs ont ajouté celui de les en punir. L’Europe cependant, inutilement avertie par d'habiles et courageux étrangers, Burke et Mallet-du-Pan (elle n'en croyait pas les Français), jalouse ou distraite, avait laissé consommer ce grand scandale, qui lui préparait plus tard de cruelles humiliations. Forcée à la guerre par les séditieux qui regardaient la guerre comme un moyen de salut et même de puissance, elle avait armé, mais faiblement et sans concert. Après quelques tentatives, heureuses d'abord, et bientôt arrêtées par des intrigues dont on n'a jamais pénétré le fond et les moyens, l'armée coalisée s'était retirée du territoire français, où son apparition n'avait fait que redoubler la fureur de ses ennemis et aggraver la position du roi et les malheurs de la France.

Dès lors Louis XVI fut perdu, et n'eut d'autre couronne à attendre que celle du martyre. Le premier acte de la Convention (22 septembre 1792) fut d'abolir la royauté en France. C'était frapper un cadavre ; et la Constituante l'avait précédée dans cette-grande destruction. Mais le monarque vivait encore, et les factieux croyaient n'avoir rien fait tant qu'ils ne l'avaient pas déclaré justiciable du peuple souverain, et qu'ils n'avaient pas offert cette illustre victime en holocauste à leur nouvelle divinité. Louis XVI s'était ôté te moyen de vivre en roi ; il voulut mourir en saint, et ne pouvant plus rien pour la France, il lui laissa de grands exemples religieux,. Une commission fut nommée pour rechercher les crimes de l'homme qui n'avait voulu faire que du bien, et n'avait montré que des vertus. Dans le court espace qui nous est assigné, nous devons nous interdire une partie des détails ; cependant, pour juger de la lâcheté de cette majorité de la Convention qu'on a prétendu réhabiliter, nous remarquerons que la motion de Marat, qui, par distraction sans doute, demandait que les chefs d'accusation antérieurs à l'acceptation de la constitution fussent supprimés comme ayant été couverts par l'amnistie, ne fut pas même discutée : quoique cette motion ne présentât aucun danger, protégée qu'elle était par le nom de son auteur, et qu'en réduisant à rien les chefs d'accusation, elle pût servir puissamment à ceux qui auraient eu l'intention de sauver le roi. Louis XVI fut mandé à la barre pour entendre la lecture de l'acte d'accusation, et être interrogé. La Convention était avide de cet aveu de sa compétence à juger un roi ; et il eût peut-être dû la récuser. Il avait été auparavant séparé de son fils ; il le fut plus tard de sa femme, de sa fille et de sa sœur : triste prélude du sort qui l'attendait, barbarie sans exemple, qui lui enviait cette dernière consolation. Les réponses de Louis XVI furent simples, claires, précises, pleines de vérité et de dignité ; et, s'il n'eût été qu'un particulier, il eût été absous ; mais il était roi, et le peuple souverain jugeait un compétiteur. L'infernale assemblée voulut donner à la condamnation une forme légale, et faire de la justice une exécrable parodie ; elle permit à Louis XVI de se faire assister par un conseil : mission périlleuse et la plus honorable dont des sujets puissent être revêtus, qu'acceptèrent avec joie MM. Malesherbes, Desèze et Tronchet, noms immortels que l’histoire a déjà associés au plus mémorable événement des temps modernes.

Leur éloquence fut inutile : Louis XVI, condamné avant d'être jugé, le fut contre toutes les formes des jugements criminels ; la sentence fatale fut prononcée le 17 janvier 1793 (5). Une première décision presque unanime l'avait déclaré coupable de conspiration et d'attentat contre la sûreté publique ; une seconde le priva de l'appel au peuple ; une troisième lui infligea la peine de mort, à la majorité de cinq voix. La Convention était alors formée de 748 membres ; un d'eux était mort, et onze se trouvaient absents ; ainsi, si la condamnation fut décidée à la majorité des votants, elle ne le fut pas à celle des membres de l'assemblée. Ce fut en vain que les défenseurs réclamèrent contre l'illégalité de cette décision. Un quatrième appel nominal prononça la nullité d'une nouvelle demande de l'appel au peuple que Louis XVI avait interjeté ; et un cinquième ordonna l'exécution dans vingt-quatre heures. L'infortuné prince avait prévu ce résultat ; il avait repoussé les motifs d'espérance que ses défenseurs cherchaient à lui donner. Résigné à son sort, il l'attendit avec tout le calme et toute la sérénité d'une conscience pure. C'est dans le Journal de Malesherbes qu'il faut voir les circonstances de la longue agonie qu'on lui fit subir ; c'est là que l'on doit admirer les dernières pensées, les dernières actions de ce héros chrétien. Nous ne croyons pas pouvoir nous dispenser d'en donner une partie.

(5) Le jour où Louis XVI fut amené à la Convention pour la première fois, on l'avait enlevé de sa prison si brusquement, qu'il n'avait eu le temps de rien prendre. Il demanda en arrivant un morceau de pain qu'il mangea avant d'entrer dans la salle. Barère, qui présidait, était en face de lui sur une espèce de trône, d'où il voyait son roi à. ses pieds. Il l'interrogea avec un ton de grossièreté et d'arrogance qui contrastait avec la modestie et la simplicité de l'auguste victime. Celui qui écrit ces lignes a été témoin de cette scène déplorable ; et depuis vingt-sept ans elle ne s'est pas effacée de sa mémoire ; il voit encore le malheureux prince debout, dans l'attitude et le costume le plus simple, mais sans rien perdre de sa dignité ; il voit le rapporteur Valazé, assis devant une table, lui remettant dédaigneusement les pièces du procès par-dessus l'épaule, et les reprenant de la même manière sans se retourner une seule fois. edit.

« Dès que j'eus la permission, » dit-il, « d'entrer dans la chambre du roi, j'y courus ; à peine m'eut-il aperçu, qu'il quitta un Tacite ouvert devant lui sur une petite table ; il me serra entre ses bras ; ses yeux devinrent humides, et il me dit : « Votre sacrifice est d'autant plus généreux que vous exposez votre vie, et que vous ne sauvez pas la mienne. » Je lui représentai qu'il ne pouvait pas y avoir de danger pour moi, et qu'il était trop facile de le défendre victorieusement, pour qu'il y en eût pour lui. Il reprit : « J'en suis sûr, ils me feront périr ; ils en ont le pouvoir et la volonté. N'importe, occupons-nous de mon procès comme si je devais le gagner, et je le gagnerai en effet, puisque la mémoire que je laisserai sera sans tache. Mais quand viendront les deux avocats? » Il avait vu Tronchet à l'Assemblée constituante ; il ne connaissait pas Desèze. — Il me fit plusieurs questions sur son compte, et fut très satisfait des éclaircissements que je lui donnai. Chaque jour il travaillait avec nous à l'analyse des pièces, à l'exposition des moyens, à la réfutation des griefs, avec une présence d'esprit et une sérénité que ses défenseurs admiraient ainsi que moi : ils en profitaient pour prendre des notes et éclairer leur ouvrage... Ses conseils et moi, nous nous crûmes fondés à espérer sa déportation ; nous lui fîmes part de cette idée, nous l'appuyâmes : elle parut adoucir ses peines ; il s'en occupa pendant plusieurs jours; mais la lecture des papiers publics la lui enleva, et il nous prouva qu'il fallait y renoncer. Quand Desèze eut fini son plaidoyer, il nous le lut : je n'ai rien entendu de plus pathétique que sa péroraison. Nous fûmes touchés jusqu'aux larmes. Le roi lui dit : « Il faut la supprimer, je ne veux pas les attendrir. » Une fois que nous étions seuls, ce prince me dit : « J'ai une grande peine ! Desèze et Tronchet ne me doivent rien ; ils me donnent leur temps, leur travail, peut-être leur vie : comment reconnaître un tel service? Je n'ai plus rien, et quand je leur ferais un legs, on ne l'acquitterait pas. » — Sire, leur conscience et la postérité se chargent de leur récompense. Vous pouvez déjà leur en accorder une qui les comblera. — Laquelle ? — Embrassez-les ! Le lendemain, il les pressa contre son cœur ; tous deux fondirent en larmes. Nous approchions du jugement ; il me dit un matin : «Ma sœur m'a indiqué un bon prêtre qui n'a pas prêté serment, et que son obscurité pourra soustraire dans la suite à la persécution ; voici son adresse. Je vous prie d'aller chez lui, de lui parler, et de le préparer à venir lorsqu'on m'aura accordé l'a permission de le voir. » Il ajouta : « Voilà une commission bien étrange pour un philosophe ! car je sais que vous l'êtes ; mais si vous souffriez autant que moi, et que vous dussiez mourir comme je vais le faire, je vous souhaiterais les mêmes sentiments de religion, qui vous consoleraient bien plus que la philosophie. » — Après la séance où ses défenseurs et lui avaient été entendus à la barre, il me dit : « Vous êtes certainement convaincu actuellement que, dès le premier instant, je ne m'étais pas trompé, et que ma condamnation avait été prononcée avant que j'eusse été entendu. » — Lorsque je revins de l'assemblée, où nous avions, tous les trois, demandé l'appel au peuple, je lui rapportai qu'en sortant j'avais été entouré d'un grand nombre de personnes, qui toutes m'avaient assuré qu'il ne périrait pas, ou au moins que ce ne serait qu'après eux et leurs amis. Il changea de couleur, et me dit : « Les connaissez-vous ? retournez à l'assemblée, tâchez de les rejoindre, d'en découvrir quelques-uns ; déclarez-leur que je ne leur pardonnerais pas s'il y avait une seule goutte de sang versé pour moi : je n'ai pas voulu qu'il en fût répandu, quand peut-être il aurait pu me conserver le trône et la vie ; je ne m'en repens pas. » — Ce fut moi qui le premier annonçai au roi le décret de mort : il était dans l'obscurité, le dos tourné à une lampe placée sur la cheminée, les coudes appuyés sur la table, le visage couvert de ses mains ; le bruit que je fis, le tira de sa méditation ; il me fixa, se leva, et me dit : « Depuis deux heures, je suis occupé à rechercher si, dans le cours de mon règne, j'ai pu mériter de mes sujets le plus léger reproche : eh bien, M. de Malesherbes, je vous le jure dans toute la vérité de mon cœur, comme un homme qui va paraître devant Dieu; j'ai constamment voulu le bonheur du peuple, et jamais je n'ai formé un vœu qui lui fût contraire. » — Je revis encore une fois cet infortuné monarque ; deux officiers municipaux étaient debout à ses côtés : il était debout aussi, et lisait. L'un des officiers municipaux me dit : « Causez avec lui, nous n'écouterons pas. —Alors, j'assurai le roi que le prêtre qu'il avait désiré allait venir. Il m'embrassa, et me dit : « La mort ne m'effraye pas, et j'ai la plus grande confiance dans la miséricorde de Dieu. » On peut voir à l'article firmont, t. XIV, p. 562, comment les derniers moments de Louis XVI furent remplis par des pensées généreuses, et par des soins de piété. Ces moments furent les plus glorieux de sa vie, et toutes les circonstances en sont dignes de l'histoire. Nous emprunterons ici les expressions et le témoignage de celui qui fut son dernier consolateur, de celui qui eut le courage de l'accompagner jusqu'à l'échafaud. « Louis avait vu la veille sa femme et ses enfants, et lui-même leur avait annoncé sa condamnation. Cette séparation avait été si douloureuse pour tous, surtout pour la reine, qu'il ne put se décider à la revoir le lendemain, malgré la promesse qu'il lui en avait faite. En traversant la cour de la prison à neuf heures pour aller au supplice, il se tourna deux fois vers la tour où était sa famille, comme pour dire un dernier adieu à ce qu'il avait de plus cher. A l'entrée de la seconde cour, se trouvait une voiture de place ; deux gendarmes tenaient la portière. A l'approche du roi, l'un y entra, et se plaça sur le devant. Le roi monta ensuite, et mit à côté de-lui son confesseur dans le fond ; l'autre gendarme entra le dernier, et ferma la portière. » Le roi, ajoute l'abbé de Firmont, se trouvant resserré dans une voiture où il ne pouvait parler ni m'entendre sans témoins, prit le parti du silence. Je lui présentai aussitôt mon bréviaire, le seul livre que j'eusse sur moi, et il parut l'accepter avec plaisir. Il témoigna même désirer que je lui indiquasse les psaumes qui convenaient le mieux à sa situation, et il les récitait alternativement avec moi. Les gendarmes, sans ouvrir la bouche, paraissaient extasiés et confondus tout ensemble, de la piété tranquille d'un monarque qu'ils n'avaient jamais vu sans doute d'aussi près. La marche dura près de deux heures. Toutes les rues étaient bordées de plusieurs rangs de citoyens, armés tantôt de piques, tantôt de fusils. En outre, la voiture elle-même était entourée d'un corps de troupes imposant, et formé sans doute de ce qu'il y avait de plus corrompu dans Paris. Pour comble de précautions, on avait placé, en avant des chevaux, une multitude de tambours, afin d’étouffer, par ce bruit, les cris qui auraient pu se faire entendre en faveur du roi. Mais comment en aurait-on entendu ? Personne ne paraissait ni aux portes ni aux fenêtres ; et on ne voyait dans les rues que des citoyens armés, c'est-à-dire des citoyens qui, tout au moins par faiblesse, concouraient à un crime qu'ils détestaient peut-être dans le cœur. La voiture parvint ainsi dans le plus profond silence à la place Louis XV, et s'arrêta au milieu d'un grand espace vide, qu'on avait laissé autour de l'échafaud. Cet espace était bordé de canons ; et au-delà, tant que la vue pouvait s'étendre, on apercevait une multitude en armes. Dès que le roi sentit que la voiture n'allait plus, il se retourna vers moi, et me dit à l'oreille : « Nous voilà arrivés, si je ne me trompe. » Mon silence lui répondit qu'oui. Un des bourreaux vint aussitôt ouvrir la portière, et les gendarmes voulurent descendre ; mais le roi les arrêta, et appuyant sa main sur mon genou : « Messieurs, leur dit-il, d'un ton de maître, je vous recommande monsieur que voilà ; ayez soin qu'après ma mort il ne lui soit fait aucune insulte. Je vous charge d'y veiller. » Ces deux hommes ne répondant rien, le roi voulut reprendre d'un ton plus haut ; mais l'un d'eux lui coupa la parole : « Oui, oui, lui répondit-il, nous en aurons soin ; laissez-nous faire. » Et je dois ajouter que ces mots furent dits d'un ton de voix qui aurait dû me glacer, si dans un moment tel que celui-là, il m'eût été possible de me replier sur moi-même. Dès que le roi fut descendu de voiture, trois bourreaux l'entourèrent, et voulurent lui ôter ses habits. Mais il les repoussa avec fierté, et se déshabilla lui-même. Il défit également son col, ouvrit sa chemise, et s'arrangea de ses propres mains ! Les bourreaux, que la contenance fière du roi avait déconcertés un moment semblèrent alors reprendre de l'audace. Ils l'entourèrent de nouveau, et voulurent lui prendre les mains. « Que prétendez-vous ? » leur dit le prince, en. retirant ses mains avec vivacité ? « Vous lier, » répondit un des bourreaux. « Me lier ! » répondit le roi, d'un air d'indignation.. « Je n'y consentirai jamais ; faites ce qui vous est commandé, mais vous ne me lierez pas : renoncez à ce projet. » Les bourreaux insistèrent; ils élevèrent la voix, et semblaient déjà appeler du secours pour le faire de vive force. C'est ici, peut-être, le moment le plus affreux de cette désolante matinée : une minute de plus, et le meilleur des rois recevait, sous les yeux de ses sujets rebelles, un outrage mille fois plus insupportable que la mort, par la violence qu'on semblait vouloir y mettre. Il parut le craindre lui-même ; et se retournant vers moi, il me regarda fixement, comme pour me demander conseil. Hélas ! il m'était impossible de lui en donner un, et je ne lui répondis d'abord que par mon silence. Mais comme il continuait de me regarder : « Sire, lui dis-je avec larmes, dans ce nouvel outrage je ne vois qu'un dernier trait de ressemblance entre Votre Majesté et le Dieu qui va être sa récompense. » A ces mots, il leva les yeux au ciel avec une expression de douleur que je ne saurais jamais rendre. « Assurément, me dit-il, il ne me faudra rien moins que son exemple pour que je me soumette à un pareil affront » ; et se tournant vers les bourreaux : « Faites ce que vous voudrez, » leur dit-il ; « je boirai le calice jusqu'à la lie. » Les marches qui conduisaient à l’échafaud étaient extrêmement raides à monter : le roi fut obligé de s'appuyer sur mon bras ; et à la peine qu'il semblait prendre, je craignis un moment que son courage ne commençât à fléchir. Mais, quel fut mon étonnement, lorsque, parvenu à la dernière marche, je le vis s'échapper pour ainsi dire de mes mains, traverser d'un pied ferme toute la largeur de l'échafaud, imposer silence par son regard à. quinze ou vingt tambours qui étaient placés vis-à-vis de lui, et, d'une voix si forte qu'elle dut être entendue du Pont-Tournant, prononcer distinctement ces paroles à jamais mémorables : « Je meurs innocent de tous les crimes qu'on m'impute ; je pardonne aux auteurs de ma mort, et je prie Dieu que ce sang que vous allez répandre ne retombe jamais sur la France. » Il allait continuer ; mais un homme à cheval, et en uniforme national, fondant tout à coup l'épée à la main, et avec des cris féroces, sur les tambours, les obligea de rouler.

Plusieurs voix se firent entendre en même temps pour encourager les bourreaux : ils parurent s'animer eux-mêmes, et saisissant avec effort le plus vertueux des rois, ils le traînèrent sous la hache qui d'un seul coup fit tomber sa tête. Tout cela fut l'ouvrage de peu d'instants ; le plus jeune des bourreaux (il ne semblait pas avoir plus de dix-huit ans), saisit aussitôt la tête et la montra au peuple, en faisant le tour de l'échafaud : il accompagnait cette cérémonie monstrueuse des cris les plus atroces et des gestes les plus indécents. Le plus morne silence régna d'abord : bientôt quelques cris de vive la république se firent entendre. Peu à peu les voix se multiplièrent ; et, dans moins de dix minutes, ce cri devint celui de la multitude, et tous les chapeaux furent en l'air.

Ainsi mourut Louis XVI, le 21 janvier 1793, à l'âge de 38 ans, 4 mois et 28 jours, après environ 19 ans de règne, laissant de grandes leçons au monde, et un testament immortel, modèle de foi religieuse, de bonté paternelle, éternel entretien de douleur et de regret. Son corps fut transporté au cimetière de la Madeleine, où les bourreaux le couvrirent de chaux vive, pour qu'il n'en restât aucune trace. Cependant les recherches que l'on a faites en 1814, en ont découvert une partie ; et ces restes précieux ont été transférés solennellement à Saint-Denis, dans le mois de janvier 1815, avec ceux de Marie-Antoinette. Louis XVI eut trois enfants : Louis, Dauphin, mort en 1789, Louis XVII, connu d'abord sous le nom de Louis-Charles, duc de Normandie, et Marie-Thérèse-Charlotte, aujourd'hui madame duchesse d’Angoulême. — Outre les Instructions données à La Pérouse, et insérées dans la relation du voyage de cet illustre navigateur, on a de Louis XVI : I. Description de la forêt de Compiègne, Paris, Lottin, 1766, in-8°, de 64 pag., tiré à 36 exemplaires. II. Les maximes morales et politiques, tirées du Télémaque, sur la science des rois et le bonheur des peuples, imprimées en 1766, par-Louis-Auguste Dauphin, pour la cour seulement ; réimprimées en 1814, Paris, Didot, in-18 de 2 feuilles. On l'a cru l'auteur de la traduction du commencement de L'Histoire de la décadence et de la chute de l'empire romain, il paraît que c'est avec moins de raison qu'on lui a attribué les Doutes historiques : sur la vie et le règne de Richard III, traduits de l'anglais d'Horace Walpole, Paris, 1800, in-8°. On a dit aussi qu'il était l'auteur du Traité des serrures de combinaison, imprimé sous le titre de Supplément à l'Art du serrurier, Paris, 1781, in-fol. de 67 pag. et de 5 pl.

Il a été prouvé que les lettres et correspondances qu'on a fait paraître sous son nom, particulièrement celles de M. Helena Williams, sont apocryphes.
 
 
Louis de Bonald, Oeuvre complètes t. III ou Biographie universelle de Michaud 
mardi 12 janvier 2010 | By: Mickaelus

Les ultraroyalistes ou ultras

Le mot ultra est souvent utilisé d'une manière péjorative pour qualifier quelqu'un d'excessif, surtout dans le cas qui nous intéresse ; il s'agit de l'abréviation du mot ultraroyaliste, encore employé par dérision aujourd'hui pour définir ou plutôt diaboliser à peu de frais les royalistes, légitimistes principalement, qui seraient restés trop traditionnels par rapport aux critères sociaux, moraux et politiques de notre époque, ou simplement par rapport à des critères bonaparto-orléanistes et/ou libéraux. Un ultra serait de ce point de vue le contre-révolutionnaire ultime, celui qui rejetterait tous les principes de la Révolution de 1793 mais aussi de 1789 et projetterait donc un retour radical vers les structures sociales et politiques d'Ancien Régime.

La tentative d'analyse de l'ultracisme écrite par Benoît Yvert (à propos de l'épisode de la "Chambre introuvable") que je vous propose ci-dessous a le mérite de casser certains clichés en montrant d'une part que la tendance ultra est divisée et qu'une partie soutient sincèrement la Charte de 1814 et le régime constitutionnel, voire parlementaire, d'autre part que ses motivations sont parfois différentes de celles que poursuivent les légitimistes traditionnels aujourd'hui. On constate par exemple qu'un certains nombre d'ultras, dits conservateurs dans le texte, sont surtout soucieux de recouvrer un contre-pouvoir de la noblesse, via le parlement étonnamment, contre la souveraineté royale absolue d'Ancien Régime, colportant pour se faire le mythe de droits politiques de la noblesse au moyen-âge, qui n'ont jamais existé que de manière conjoncturelle et temporaire suite à la décomposition du pouvoir royal carolingien.

Les légitimistes traditionnels d'aujourd'hui, ceux de l'Union des Cercles Légitimistes de France notamment, ne sauraient donc être qualifiés d'ultras malgré certains points communs évidents, puisqu'ils ne soutiennent ni la perspective parlementaire ou la demi-teinte libérale des ultras modérés, ni la réaction nobiliaire des ultras conservateurs, ni la reconstitution factice de la société des trois ordres : c'est la souveraineté royale absolue et indépendante dont ils réclament la restauration en la personne de Louis XX, dans la perspective du Bien commun. En ce qui me concerne, un terme comme légitimiste absolutiste me conviendrait parfaitement.


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"N'ayant pas trouvé son historien définitif, l'ultraroyalisme reste à étudier avec précision, tant sociologiquement que politiquement. A défaut d'une synthèse satisfaisante, on peut cependant tenter d'en esquisser une définition.

Fruit des Cent-Jours, l'ultracisme de la majorité de la Chambre introuvable repose sur quelques convictions solides. Contre-révolutionnaire avant tout, l'ultra ressent à un degré variable la nostalgie d'une société hiérarchisée fondée sur la religion catholique et la juste séparation des individus en plusieurs ordres, le premier étant naturellement la noblesse dont la supériorité héréditaire est justifiée par l'expérience, antidote des passions égalitaires qui mènent toute société à l'anarchie. La Révolution française, cruellement vécue par la plupart des députés dans leur jeunesse, est avant tout attribuée au travail de sape des philosophes des Lumières qui ont, selon eux, dangereusement opposé l'homme à la société, le mérite à l'hérédité, l'égalité à la propriété et la raison à la religion. Pour réussir, la Contre-Révolution doit donc à la fois pourchasser les hommes mais aussi les idées. Pour endoctriner les âmes, il faut et favoriser une renaissance spirituelle du clergé en reconstituant son patrimoine et en favorisant son emprise sur l'éducation, et créer une nouvelle littérature, "expression de la société" selon Bonald, dont le romantisme naissant sera le symbole, enfin rendre à la noblesse une primauté sociale perdue par la centralisation.

Ce programme commun cache pourtant une lézarde profonde entre ceux que nous définirons comme "ultras conservateurs" et "ultras du mouvement" pour reprendre une typologie classique. L'opposition vient de l'interprétation de la Révolution française. Pour l'ultra conservateur, la Révolution française est le fruit d'un complot conjoncturel, diversement attribué aux francs-maçons, au duc d'Orléans ou à la bourgeoisie dans son ensemble, et qui ne reflète donc pas une crise de société profonde. Nourri par les écrits des théocrates, Joseph de Maistre et Louis de Bonald, l'ultra conservateur interprète surtout la Révolution comme un châtiment divin voulu par le Créateur pour punir la France libérale et libertine des Lumières. La Restauration est donc l'occasion d'une expiation nécessaire mais facilement réalisable car, l'homme n'étant pour rien dans la Révolution, il suffit d'une politique profondément religieuse et conservatrice pour ramener le pays dans le droit chemin. Cet ultra-là n'est pourtant pas, comme on l'a trop souvent écrit, un fils spirituel de l'absolutisme. L'idée de châtiment n'épargne pas le pouvoir royal, coupable d'avoir violé les lois fondamentales du royaume en réduisant sa noblesse en esclavage honorifique et en aliénant le magistère spirituel de son clergé par un gallicanisme autoritaire. La solution de la crise française réside donc pour eux dans un retour à la monarchie médiévale tempérée dans laquelle clergé et noblesse jouaient chacun un rôle de contre-pouvoir spirituel et politique efficace. Héritier du frondeur, l'ultra conservateur s'apprête à défier le pouvoir royal, dont la Charte vient de concrétiser la prépondérance, en prenant d'assaut la société par le seul pouvoir, le parlementaire, dans lequel il compte la majorité. Quant à la chambre des pairs, fausse vitrine de l'aristocratie car globalement peuplée d'anciens révolutionnaires et de bonapartistes, elle est souverainement méprisée.

Pour gouverner par la Chambre, il faut nécessairement accepter la Charte, "seul point, selon Villèle, auquel puissent se rallier tous les Français, et le seul levier qu'on puisse en ce moment substituer au pouvoir royal". Comme l'a noté avec sa justesse habituelle Mme de Staël, les ultras entrent dans la Charte comme les Grecs dans le cheval de Troie pour se réclamer, à l'instar des constituants, détenteurs d'une souveraineté qu'ils vont opposer à celle d'un roi qu'ils haïssent pour la plupart depuis l'émigration. Ainsi vont-ils rapidement réclamer à tue-tête l'instauration à leur profit de l'initiative des lois et la responsabilité politique des ministres. Cette tendance, qui groupe l'immense majorité de l'ultracisme, se divise entre impatients, partisans d'une contre-révolution rapide et brutale dont le chef est le député La Bourdonnaye, et pragmatiques, réunis derrière Villèle et Corbière, qui entendent mener une politique plus prudente, notamment dans l'opposition contre la Couronne. L'élection d'une Chambre ardemment royaliste, le discrédit des libéraux et des bonapartistes durant les Cent-Jours donnent à ces "royalistes purs", comme ils s'intitulent eux-mêmes, l'espoir d'imiter leurs ennemis de la génération précédente en faisant table rase du passé proche. "Il fallait, comme l'écrit Villèle dans ses mémoires, s'emparer de l'animosité que la tyrannie de Bonaparte avait soulevée contre lui, tant en France qu'à l'étranger, et profiter de sa tentative et de sa chute pour porter un coup mortel aux idées de la Révolution dont il était le représentant ; il fallait ensevelir dans la même défaite de Waterloo le turbulent génie de la guerre perpétuelle et les décevantes théories révolutionnaires."

Pour l'ultra du mouvement, dont Chateaubriand et le publiciste Joseph Fiévée sont les représentants les plus éclatants, la Révolution française est au contraire jugée comme une crise en profondeur, largement justifiable, qui a balayé sans espoir de retour la société de l'Ancien Régime. Elle a manifesté une double aspiration libérale et égalitaire qu'il faut dissocier. Leur analyse, proche des libéraux sur ce point, distingue entre les aspirations respectables des constituants et leur débordement par le despotisme de la multitude durant la Terreur. La Révolution s'étant soldée par l'arbitraire impérial, les valeurs libérales de 1789 restent, selon eux, toujours ancrées au cœur des Français. Retournant la rhétorique des Lumières, comme il l'a déjà fait dans le Génie du christianisme, Chateaubriand veut transformer la monarchie restaurée en bouclier des libertés, principalement la liberté de la presse, conçue comme un contre-pouvoir à part entière, alors que les conservateurs comme Bonald voient en elle un instrument de perversion des masses qu'il faut étroitement contrôler. "Point de gouvernement représentatif sans la liberté de la presse, rétorque René. Voici pourquoi : le gouvernement représentatif s'éclaire par l'opinion publique, et est fondé sur elle. Les Chambres ne peuvent connaître cette opinion, si cette opinion n'a point d'organes." Convaincus que l'irresponsabilité royale est le meilleur bouclier du trône, les ultras du mouvement militent, eux, sincèrement, pour l'évolution du régime vers une monarchie parlementaire dans laquelle, et c'est sur ce point qu'ils sont en opposition avec les gauches, la noblesse et le clergé retrouveront par leur supériorité naturelle un rôle premier dans la conduite des affaires.

Ainsi existe-t-il dès l'origine une césure profonde entre partisans sincères et conjoncturels du gouvernement représentatif au sein du parti ultra, ce qui explique le grand embarras des libéraux à porter un jugement cohérent sur une Chambre qui présente l'étrange paradoxe de défendre la primauté du pouvoir parlementaire et la liberté d'expression au nom de la Contre-Révolution. [...]"


Emmanuel de Waresquiel et Benoît Yvert, Histoire de la restauration - 1814-1830 (2002 dans la collection Tempus) - L'extrait cité est écrit par Benoît Yvert

lundi 26 octobre 2009 | By: Mickaelus

Considérations générales sur le divorce, par Louis de Bonald


Louis de Bonald et la famille


"La répudiation, tolérée chez les Juifs, était une loi dure, tout à l'avantage du mari contre la femme et qui faisait de l'un un despote, de l'autre une esclave. Elle ne peut donc pas convenir à des peuples chrétiens, dont la charité est la première loi, et chez qui le mariage, ramené à l'institution du commencement, fait de la femme, non un être égal à l'homme, mais un aide (ou ministre) semblable à lui.

Le divorce est une loi dure et fausse à la fois, puisqu'elle permet non seulement au mari la faculté de répudier sa femme mais qu'elle l'accorde à la femme contre son époux.

Le divorce est aujourd'hui plus que jamais une loi faible ou oppressive pour les deux sexes, parce qu'elle les livre à la dépravation de leurs penchants, précisément à l'époque où les passions, exaltées par le progrès des arts, ont le plus besoin d'être contenues par la sévérité des lois.

Le divorce n'est toléré, chez des peuples commerçants, que parce qu'ils se représentent la société domestique, et même la société politique, comme une association de commerce, un contrat social. Ce n'est qu'un jeu de mots, dont la plus légère attention suffit pour dissiper l'illusion.

La société domestique n'est point une association de commerce, où les associés entrent avec des mises égales, et d'où ils puissent se retirer avec des résultats égaux. C'est une société où l'homme met la protection de la force, la femme les besoins de la faiblesse ; l'un le pouvoir, l'autre le devoir ; société où l'homme se place avec la autorité, femme avec dignité ; d'où l'homme sort avec toute son autorité, mais d'où la femme ne peut sortir avec toute sa dignité car de tout ce qu'elle a porté dans la société elle ne peut, en cas de dissolution reprendre que son argent. Et n'est-il pas souverainement injuste que la femme, entrée dans la famille avec la jeunesse et la fécondité, puisse en sortir avec la stérilité et la vieillesse, et que, n'appartenant qu'à l'état domestique, elle soit mise hors de la famille à qui elle a donné l'existence à l'âge auquel la nature lui refuse la faculté d'en former une autre ?

Le mariage n'est donc pas un contrat ordinaire, puisqu'en le résiliant, les deux parties ne peuvent se remettre au même état où elles étaient avant de le former. Je dis plus : et si le contrat est volontaire lors de sa formation, il peut ne plus l'être, et ne l'est presque jamais lors de sa résiliation, puisque celle des deux parties qui a manifesté le désir de la dissoudre, ôte à l'autre toute liberté de s'y refuser, et n'a que trop de moyens de forcer son consentement.

Et admirez ici l'inconséquence où tombe le projet de code civil. Il ne s'agit pas, dit-il, de savoir si la faculté du divorce est bonne en soi, mais « s'il est convenable que les lois fassent intervenir le pouvoir coactif dans une chose qui est naturellement si libre, et où le cœur doit avoir tant de part. » Et ailleurs, « la société conjugale ne ressemble à aucune autre ; le consentement mutuel ne peut dissoudre le mariage (note : le code civil permet la dissolution du mariage par le consentement mutuel des époux), quoiqu'il puisse dissoudre toute autre société. » Ainsi la loi elle-même reconnaît si peu la liberté à cette chose naturellement si libre, et si peu de pouvoir aux parties de dissoudre, même de leur consentement, une union formée de leur consentement, que la preuve de leur accord mutuel à dissoudre leur union est une cause qui en empêche la dissolution, et que leur collusion sur ce point est un délit que la loi punit par une amende ; en sorte que, pour former l'association, il a été nécessaire de prouver le consentement mutuel des deux parties, et pour la rompre, il faut prouver que les deux parties n'y consentent pas ; comme si leur concert à vouloir se séparer n'était pas la plus forte preuve que la loi puisse désirer de l'absence de toute affection, et de la nécessité d'une séparation.

Le divorce, qui peut être favorable dans quelques cas à la perpétuité d'une famille, est contraire à la conservation de l'espèce humaine ; parce que des époux qui voudront divorcer n'auront point d'enfants, pour acquérir un motif de divorce, et que l'abandon où il laisse trop souvent les enfants, nuit à leur conservation, même quand un second mariage n'exposerait pas leur vie ; et comme une société se forme de ce qui subsiste, et non de ce qui naît, si la polygamie fait naître plus d'enfants, la monogamie en conserve davantage.

Mais si la nature ne veut pas que le lien du mariage soit jamais dissous, la société ne demande-t-elle pas qu'il puisse quelquefois se dissoudre ?

Une société qui est à son premier âge n'a d'autre passion que la guerre. C'est un enfant qui croît, et dont le goût dominant est l'exercice nécessaire à son développement physique. Alors la dissolubilité du lien conjugal est sans danger, parce que sa dissolution est sans exemple ; et quelquefois même, comme chez les Juifs, la dissolubilité est tolérée pour favoriser la multiplication d'un peuple naissant.

Mais l'âge de la puberté arrive pour la société comme pour l'homme, et les passions prennent un autre caractère. Dans le premier âge, l'homme faisait la guerre à l'homme ; dans le second, il fait la guerre à la femme ; et la volupté opprime un sexe, comme la guerre détruisait l'autre. Les progrès de la civilisation éveillent le goût du plaisir, et les arts se disputent le soin de l'embellir : tout devient art, et même la nature ; et les nécessités mêmes de l'humanité ne sont plus que des jouissances factices, que l'homme poursuit avec ardeur et souvent aux dépens de ses semblables. A cet âge de la société, permettre la dissolubilité du lien conjugal, c'est en commander la dissolution. Alors la loi ne peut autoriser le divorce sans introduire une polygamie illimitée pour les deux sexes. A une nation qui a des plaisirs publics, et jusqu'à des femmes publiques, il faut un frein public aussi et des lois publiques, toutes générales, toutes impératives, qui maintiennent l'ordre général entre tous, et non des lois privées, en quelque sorte, qui ne statuent que sur un ordre particulier de circonstances ; des lois de dispense, facultatives pour les passions et les faiblesses de quelques-uns.

Ainsi, du côté que l'homme penche, la loi le redresse ; et elle doit interdire aujourd'hui la dissolution à des hommes dissolus, comme elle interdit, il y a quelques siècles, la vengeance privée à des hommes féroces et vindicatifs : et c'est uniquement dans cette amélioration des lois, et non dans les progrès des arts, que consiste cette perfectibilité de l'espèce humaine, sur laquelle on ne discute que faute de s'entendre.

D'ailleurs, s'il y avait des motifs de divorce, ce seraient ceux qui viennent de la nature même, comme les infirmités corporelles qui sont hors du domaine des volontés humaines, et que l'homme n'a aucun moyen de faire cesser ; et c'est pour cette raison que la loi des Juifs en faisait des motifs de répudiation. Mais permettre aux époux de se quitter lorsque, livrés, par l'espoir même du divorce, à l'inconstance de leurs goûts et à la violence de leurs penchants, ils ont formé ailleurs des amours adultères ; dissoudre leur union, parce qu'ils ne veulent pas commander à leur humeur, ou parce que la loi ne veut pas veiller sur leur conduite ; leur permettre de rompre le lien, lorsqu'ils l'ont relâché par une absence volontaire : c'est affaiblir la volonté, c'est dépraver les actions, c'est dérégler l'homme (et il ne faut pas plus de lois pour dérégler que de plan pour détruire) ; c'est placer la famille et l'État dans une situation fausse et contre nature, puisqu'il faut que la famille oppose la force de ses mœurs à la faiblesse de la loi, au lieu de trouver dans la force de la loi un appui contre la faiblesse de ses mœurs. Mais là où la loi est faible, la règle des mœurs est faussée, et il n'y a plus de remède à leur corruption inévitable ; et là où la loi est forte, l'autorité publique a une règle fixe, immuable, sur laquelle elle peut toujours maintenir les mœurs ou les redresser.

Si la dissolution du lien conjugal est permise, même pour cause d'adultère, toutes les femmes qui voudront divorcer se rendront coupables d'adultère. Les femmes seront une marchandise en circulation, et l'accusation d'adultère sera la monnaie courante et le moyen convenu de tous les échanges : car c'est à ce point de corruption que l'homme est parvenu en Angleterre. Et dans les débats qui ont eu lieu il n'y a pas longtemps, au parlement, sur la nécessité de restreindre la faculté de divorcer, l'évêque de Rochester, répondant à lord Mulgrave, avança que sur dix demandes en divorce pour cause d'adultère, car on ne divorce pas en Angleterre pour d'autres motifs, il y en avait neuf où le séducteur était convenu d'avance, avec le mari, de lui donner des preuves de l'infidélité de sa femme (note : le même orateur avança que les hommes qui s'étaient montrés, en Angleterre, les plus indulgents pour le divorce, s'y étaient montrés les partisans les plus outrés de la démagogie française. Le code civil interdit à la femme divorcée pour cause d'adultère de se remarier avec son complice. Cette restriction compromet la vie du mari : rien de plus dangereux que de composer ainsi avec les passions, de les laisser aller jusqu'à un certain point pour les arrêter ensuite).

C'est ici le lieu d'observer que, dans une cause d'adultère entre des personnes du plus haut rang, plaidée récemment en Angleterre (note : M. Sturt, membre du parlement d'Angleterre, contre le marquis de Blanford, fils aîné du duc de Marlborough, pour adultère commis avec Anne Sturt, fille du comte de Schafftesbury. Dans le même temps, autre procès intenté par l'honorable M.Windham, ministre de S. M. B. à Florence, contre le comte Wycombe, fils aîné du marquis de Lansdown), lord Kenyon, l'oracle de la loi qui présidait au jugement, dans le résumé de l'affaire qu'il présenta aux juges, atténua les torts de la femme et même ceux de son séducteur, par la considération de torts du même genre de la part du mari ; et, par forme de compensation, réduisit la demande en dommages que celui-ci avait formée contre le séducteur à 100 livres sterling.

Rien ne prouve mieux qu'un pareil jugement à quel point les idées sociales de justice, et même d'honneur, sont perverties chez cette nation mercantile. En effet, il suppose entre le mari et la femme l'égalité naturelle de torts, et par conséquent de devoirs. Mais l'infidélité de la femme dissout le lien domestique, puisqu'elle met dans le famille des enfants étrangers ; au lieu que les désordres du mari, quelques graves qu'ils puissent être, sont sans conséquence pour la famille, et ne peuvent affliger que le cœur de l'épouse (note : « Nous voyons », dit l'abbé de Rastignac dans un canon de la seconde lettre de saint Basile à Amphiloque, « que dans les peines canoniques la coutume était moins sévère envers les hommes qu'envers les femmes, dans le cas même où les hommes et les femmes étaient coupables du même péché »).

Le jugement dont je parle prouve l'extrême avilissement des mœurs en Angleterre, où un mari, même dans les rangs les plus élevés et les conditions les plus opulentes, ne rougit pas de recevoir le prix de son déshonneur, et peut à l'avance spéculer sur l'infidélité de sa femme et composer avec la fortune de son séducteur (note : il en est à peu près de même chez plusieurs peuples sauvages, où le mari fait payer un cochon rôti à l'amant surpris avec sa femme, et le mange avec eux. Le principe est le même, la monnaie du payement n'y fait rien. On retrouve chez les Anglais, sous les dehors brillants de la politesse et des progrès dans les arts, beaucoup de caractères des peuples sauvages. Le vol, la passion pour les liqueurs fortes, le goût de la viande demi-crue et sans pain, l'imperfection des lois, etc., etc. « Un fils, à peine dans l'adolescence, » dit l'Essai sur la puissance paternelle, « a été appelé en témoignage contre son père ; sa déposition a complété la preuve d'un crime capital, et l'arrêt de mort de son père est presque sorti de sa bouche. Ce jugement a été prononcé aux dernières assises de Carrik-Fergus : l'accusé se nommait William Mowens »). C'est par le même principe qu'en cas d'intention de duel, la loi, en Angleterre, fait donner aux deux parties caution pécuniaire qu'elles n'en viendront pas au combat ; et l'on en a un exemple récent. On avait, en France, des idées plus justes, et surtout des mœurs plus relevées : le particulier prévenu d'intention de duel donnait caution d'honneur de sa déférence à la loi ; et un époux outragé, même dans les dernières classes du peuple, eût été noté d'infamie s'il avait poursuivi devant les tribunaux une réparation pécuniaire.

Le commerce est, dans la société, ce qu'est dans l'homme la nécessité naturelle de manger et de boire. L'homme ne peut faire, du manger et du boire, sa principale affaire, sans tomber dans le plus profond avilissement et dans un oubli total de ses devoirs. Un peuple qui met le commerce au rang des institutions sociales, qui y voit un devoir et non un besoin, qui lui donne par tous les moyens possibles une extension illimitée, au lieu de le renfermer dans les bornes de l'indispensable nécessaire, peut éblouir par l'éclat de ses entreprises et la grandeur de ses succès ; mais son embonpoint physique cache des âmes avilies et des mœurs abjectes : c'est un peuple tout matériel, et il sera tôt ou tard asservi par un peuple moral. En France, la fureur du commerce était contenue par des institutions qui en interdisaient la pratique à certaines classes de la société (note : de là vient que certaines personnes en France ne pouvaient, sans déshonneur, signer des engagements qui pussent les soumettre à la contrainte par corps, parce que leur personne, déjà engagée au service de la société, ne pouvait être aliénée au particulier), et maintenaient l'esprit de détachement des richesses et la disposition à tout quitter pour remplir ses devoirs. Là était la force de la France ; et si la révolution en avait anéanti le principe, les Français seraient assez punis et leurs ennemis assez vengés.

De même qu'en Angleterre, l'adultère est le seul moyen de divorce : l'incompatibilité d'humeur, décrétée comme cause de divorce par la loi existante, et redemandée par le tribunal de cassation, serait, en France, le moyen banal de ceux qui n'en auraient pas d'autre ; et déjà l'on voit cette incompatibilité alléguée par tous les époux qui veulent se séparer, et alléguée par ceux mêmes à qui le public n'a à reprocher que l'excessive compatibilité de leurs goûts et une infâme complaisance pour leurs mutuels désordres.

Il faut observer que les rédacteurs du projet de code civil qui s'élèvent avec raison contre le motif d'incompatibilité d'humeur, suffisant aujourd'hui pour opérer la dissolution du lien conjugal, la permettent lorsque la conduite habituelle de l'un des époux envers l'autre rend à celui-ci la vie insupportable ; motif qui ressemble fort à celui de l'incompatibilité, et que des époux peuvent toujours alléguer, parce que personne ne peut les contredire.

Et remarquez ici l'inconvenance, pour ne rien dire de plus, de la loi, qui permet de former de nouveaux nœuds à la femme convaincue d'avoir violé par l'adultère ses premiers engagements, et qui récompense ainsi l'oubli des devoirs et l'infraction des lois : car, dans un Etat bien réglé, le mariage, permis à tous les hommes, devrait être interdit aux époux divorcés, par la même raison que la carrière de l'administration publique, accessible à tous les citoyens, est fermée sans retour à ceux qui ont été négligents ou prévaricateurs dans l'exercice de leurs fonctions.

Ainsi, dans les premiers temps, l'interdiction du mariage était au nombre des peines canoniques que l'Église infligeait à l'assassin et à l'incestueux ; et, cette peine pourrait encore être employée avec succès par une administration vigilante. Quand même on considérerait le célibat comme une peine, l'époux qui aurait éloigné de lui une femme coupable, empêché d'en épouser une autre, ne serait pas toujours injustement puni, parce que les torts de la femme sont trop souvent ceux du mari, et accusent presque toujours son choix d'intérêt ou de légèreté, son humeur de tyrannie, sa conduite de faiblesse ou de mauvais exemple.

Le projet de code civil retire, il est vrai, d'une main ce qu'il donne de l'autre : en même temps qu'il permet la faculté du divorce, il en gêne l'exercice. Mais c'est ici surtout que la loi paraît défectueuse, et le remède insuffisant et dérisoire.

Le législateur déclare le mariage dissoluble : là finit, son action. C'est aux personnes domestiques à se faire l'une à l'autre l'application de la loi. Seules elles peuvent être juges des délits domestiques, parce que seules elles peuvent en avoir la connaissance, et que la conviction intime qui naît pour chacune d'elles, même de ses soupçons et de ses craintes, équivaut, pour un délit domestique, à la conviction que le magistrat chargé de poursuivre les délits publics doit chercher dans des témoignages extérieurs.

En effet, des cinq causes que le projet de code civil assigne au divorce, deux seulement, la diffamation publique et l'abandonnement d'une partie par l'autre, peuvent être l'objet d'une preuve publique, parce que ces délits sortent l'un et l'autre de l'enceinte domestique ; et cela est si vrai, que la diffamation devant des domestiques seulement, ou l'abandon qui aurait lieu entre deux époux qui resteraient dans la même enceinte, séparés et sans communication entre eux, ce qui est possible et même fréquent, ne seraient pas admis comme motifs d'une demande en divorce, les deux parties habitassent-elles aux deux extrémités d'un parc de plusieurs lieues d'étendue, si elles étaient dans la même clôture, parce que, dans ce cas, la diffamation ni l'abandon, quoique réels, ne seraient pas publics. Mais pour les trois autres causes, les plus communes et les plus graves de toutes : 1° la conduite habituelle qui rend la vie commune insupportable ; 2° l'attentat à la vie d'un époux par l'autre ; 3° l'adultère : « où est, » demande avec raison, dans son avis, le tribunal de cassation, qui, conséquent à ses principes, veut que si la loi permet le divorce, la volonté d'une partie suffise pour l'obtenir ; « où est le fait qu'un mari, qu'une femme, puissent poser ? où est celui qu'ils puissent prouver ? où est celui qu'on puisse juger ? » Une femme aura prouvé victorieusement son innocence devant les tribunaux, qu'elle sera sans retour condamnée par son époux, et souvent par le public. Les juges n'auront pas acquis la preuve de l'humeur fâcheuse d'un époux, tandis que sa femme aura la conviction qu'elle est insupportable ; ils ne verront quelquefois que douceur et soumission, là où il y aura dessein et tentative d'homicide ; le sacré caractère de la vertu brillera pour eux sur le front d'un profane adultère. Et certes il n'y a pas de tyrannie moins raisonnable à la fois et plus risible, que celle d'un magistrat qui, s'interposant entre le mari et la femme, mécontents l'un de l'autre, vient interroger leurs dispositions mutuelles, pour juger froidement du degré de leur éloignement réciproque, conseille à la haine d'aimer et à la fureur de s'adoucir, prescrit des délais à l'impatience et des lenteurs à la passion, nie à la jalousie ses soupçons (note : Molière a mis deux fois ce sujet en scène dans Georges Dandin et dans le Tartufe, où Mme Pernelle s'obstine à nier ce qu'Orgon assure si plaisamment avoir vu) et au cœur même sa blessure, et semble dire à des époux qui s'accusent réciproquement d'assassinat et d'adultère : « Attendez, vous n'êtes pas encore assez divisés pour que je vous sépare. »

On a voulu gêner la faculté du divorce par les formes longues et dispendieuses qui en accompagnent la demande et en retardent la décision. Mais a-t-on bien refléchi aux inconvénients d'une loi facultative, qui, à cause des difficultés de son exécution, ne sera facultative que pour les passions, et les faiblesses des gens riches, c'est-à-dire, de ceux qui ont en général les passions moins violentes et les humeurs plus compatibles, parce que l'éducation et les bienséances leur ont appris à les contraindre ? La faculté du divorce sera-t-elle comme ces spectacles, où le riche entre à grands frais, et se place commodément, et où le pauvre, qui veut voir aussi, assiège les fenêtres et les toits ; et n'est-il pas évident que là où les uns divorceront à force d'argent, les autres divorceront à force de crimes ?

J'ai fréquemment comparé, dans le cours de cet ouvrage, le divorce tel qu'il est pratiqué chez les Chrétiens à la polygamie pratiquée en Orient, parce qu'effectivement le divorce est une véritable polygamie. Les auteurs protestants eux-mêmes ne le considèrent pas autrement ; et Théodore de Bèze commence ainsi son traité De la polygamie et du divorce, imprimé à Deventer :

« J'appelle polygamie la pluralité des mariages ; il y en a de deux espèces : ou un homme épouse à la fois plusieurs femmes, ou le mariage précédent dissous, il épouse une autre femme. »

Dans les premiers temps de la Réforme, les tribunaux considérèrent le divorce comme une tolérance tacite de la polygamie. On trouve dans un recueil d'arrêts le fait suivant, cité en abrégé dans le Journal de jurisprudence de le Brun : « T. Gautier et Jacquette Pourceau, mari et femme, après une séparation de fait, se marièrent chacun de leur côté. Le gouverneur de la Rochelle les condamna à être exposés pendant deux heures devant le palais, attaché chacun à un collier, l'homme avec deux quenouilles, la femme avec deux chapeaux. Il leur fut enjoint de retourner ensemble, et défendu d'habiter, ni de se remarier avec d'autres sous peine de la vie. Cette sentence fut confirmée par arrêt donné à la chambre de l'édit, le 23 novembre 1606. » Et ce jugement, ajoute l'arrêtiste, fut ainsi modéré, attendu que les accusés étaient de la religion prétendue réformée. Le journal de le Brun rapporte ainsi ce fait, ou un autre semblable : « Au rapport d'un ancien arrêtiste, » dit-il, « N. et sa femme, convaincus de bigamie, au parlement de Paris, furent condamnés seulement à l'exposition, attendu qu'ils étaient calvinistes, et que leur loi permet le divorce ; » ce qui veut dire que la bigamie ou la polygamie, que nos lois punissaient d'une peine capitale, parurent aux tribunaux plus dignes d'excuse chez des hommes à qui leur religion permettait la dissolution du lien conjugal. Ainsi la police ne tolérerait pas que des Orientaux, établis en France, y pratiquassent publiquement la polygamie ; mais les lois ne les puniraient pas pour en avoir fait usage, et n'y verraient qu'une conséquence de leurs mœurs et de leurs lois.

Mais si la polygamie des Orientaux est aussi funeste à la famille que le divorce, le divorce est en général plus dangereux pour l'État. En effet, la polygamie laisse les enfants auprès de ceux qui leur ont donné le jour, le divorce les sépare forcément de l'un ou de l'autre. La polygamie, renfermée dans le secret de la famille, se pratique sans trouble et sans scandale ; le divorce fait retentir les tribunaux de ses plaintes, et amuse l'oisiveté des cercles de ses révélations indiscrètes. Les Turcs achètent la fille de leur voisin ; nous, avec le divorce, nous enlevons la femme de notre ami. En Orient les femmes sont réservées : «Rien n'égale, » dit Montesquieu, « la modestie des femmes turques et persanes. » Partout où la faculté du divorce permet à une femme de voir dans tout homme un mari possible, les femmes sont sans pudeur, ou du moins sans délicatesse, parce que la pluralité des hommes qui est la suite du divorce, est plus contraire à la nature et aux mœurs publiques, que la pluralité des femmes que permet aux hommes la polygamie d'Orient. « Si on laisse, » dit Mme Necker, « aux femmes mariées la liberté de faire un nouveau choix, bientôt leurs regards erreront sur tous les hommes, et bientôt le seul privilège du parjure les distinguera des actrices, qui ont le droit des préférences et le goût des changements. »

Que sont auprès de ces raisons naturelles en faveur de l'indissolubilité du lien conjugal, tous les motifs humains qu'on peut alléguer pour justifier la faculté de le dissoudre ? Qu'importe, après tout, que quelques individus souffrent dans le cours de cette vie passagère, pourvu que la raison, la nature, la société, ne soient pas en souffrance ? Et si l'homme porte quelquefois avec regret une chaîne qu'il ne peut rompre, ne souffre-t-il pas à tous les moments de sa vie, de ses passions qu'il ne peut dompter, de son inconstance qu'il ne peut fixer, et la vie entière de l'homme de bien est-elle autre chose qu'un combat continuel contre ses penchants ? C'est à l'homme à assortir dans le mariage les humeurs et les caractères, et à prévenir les désordres dans la famille, par l'égalité de son humeur et la sagesse de sa conduite. Mais, lorsqu'il s'est décidé dans un choix contre toutes les lois de la raison, et uniquement par des motifs de caprice ou d'intérêt, lorsqu'il a fondé le bonheur de sa vie sur ce qui ne fait que le plaisir de quelques instants, lorsqu'il a empoisonné lui-même les douceurs d'une union raisonnable, par une conduite faible ou injuste ; malheureux par sa faute, a-t-il le droit de demander à la société compte de ses erreurs ou de ses torts ? Faut-il dissoudre la famille, pour ménager de nouveaux plaisirs à ses passions, ou de nouvelles chances à son inconstance, et corrompre tout un peuple, parce que quelques-uns sont corrompus ?

Combien plus sage est la religion chrétienne ! Elle interdit aux hommes l'amour des richesses et des plaisirs, cause féconde de mariages mal assortis ; elle ordonne aux enfants de suivre les conseils de leurs parents, dans cette action la plus importante de leur vie. Une fois l'union formée, elle commande le support au plus fort, la douceur au plus faible, la vertu à tous. Elle s'interpose sans cesse pour prévenir les mécontentements, ou terminer les discussions. Mais si, malgré ses exhortations, les défauts et les vices changent le lien de toute la vie en un malheur de tous les jours, elle le relâche, mais sans le rompre. Elle sépare les corps, mais sans dissoudre la société ; et laissant aux humeurs aigries le temps de s'adoucir, elle ménage aux cœurs l'espoir et la facilité de se réunir : et cette religion, qui défend tout aux passions, et pardonne tout à la fragilité ; cette religion, qui ordonne à l'homme coupable d'espérer en la bonté de son Créateur, ne veut pas que la femme imprudente ou légère désespère de la tendresse de son époux. La philosophie élève le divorce entre des époux comme un mur impénétrable ; la religion place entre eux la séparation comme un voile officieux. La philosophie, qui rejette de la société humaine comme de la religion tous les moyens de grâce (note : les philosophes qui gouvernaient ou inspiraient la révolution en France, en donnant au peuple le droit de condamner, avaient ôté au roi celui de faire grâce) et de rémission, flétrit sans retour une femme plus faible que coupable, par le sceau ineffaçable du divorce qu'elle imprime sur son front ; et lui ôtant la dignité d'épouse qu'une seconde union ne saurait lui rendre, et avec laquelle, comme dit Tacite, on transige une fois et pour la vie, cum spe votoque uxoris semel transigitur, elle la livre sans défense à toute l'inconstance de ses penchants : mais la doctrine de celui qui a pardonné à la femme adultère, plus indulgente pour la faiblesse humaine, conserve à la partie infidèle le nom de son époux, au moment où, par la séparation, les hommes lui ôtent les droits d'une femme, et veille encore sur l'honneur de celle qui n'a pas eu soin de son bonheur.

C'est à la loi civile à faire le reste ; et les séparations, devenues si communes depuis quelque temps, seraient bien moins fréquentes, si la loi imposait aux époux séparés des conditions qui en fissent une peine pour tous, et non une complaisance pour aucun d'eux.

Et, par exemple, toute femme séparée de son époux, même pour violences et mauvais traitements, devrait, à l'avenir, se retirer dans le sein de la société religieuse, seule société à laquelle elle appartienne encore. Cet asile, ouvert au repentir, à la faiblesse, au malheur, lui offrirait, dans une union plus intime avec la Divinité, les seules consolations que doive chercher et que puisse goûter une femme vertueuse délaissée par un mari injuste ; on ferait disparaître de la société le scandale d'un être qui est hors de sa place naturelle, d'une épouse qui n'est plus sous la dépendance de son époux, et d'une mère qui n'exerce plus d'autorité sur ses enfants, et dont la conduite, trop souvent équivoque, comme l'existence, porte dans la famille des autres le trouble qu'elle a mis dans la sienne. Il serait également nécessaire et extrêmement utile pour les mœurs publiques, que tout homme séparé de sa femme fût obligé de renoncer, et prohibé d'aspirer à toute fonction publique, parce qu'il est indispensable pour la famille que le chef y exerce l'autorité par lui-même, lorsqu'il n'a plus de ministre pour l'exercer à sa place ; et surtout parce qu'il est important d'apprendre aux hommes que les fonctions publiques ne les dispensent pas des vertus domestiques. Cette loi, très naturelle, serait plus efficace contre l'abus des séparations que la faculté du divorce.

Peut-être aussi la loi devrait considérer des époux séparés comme des parents morts, et alors elle nommerait à leurs enfants un tuteur, s'ils avaient des propriétés, ou, s'ils n'en avaient pas, elle confierait leur éducation à l'administration qui, les recueillant dans les établissements publics, les arracherait au malheur de se voir partagés entre les parents désunis, pour être élevés dans la haine d'un père ou le mépris d'une mère, héritiers de leurs ressentiments mutuels,
et condamnés à les perpétuer dans des haines fraternelles.

Il faut répondre à quelques objections. On oppose l'exemple de la Pologne, où la religion catholique permet le divorce, et celui des pays protestants qui le pratiquent, dit-on, sans inconvénient ; on va même jusqu'à prétendre que les mœurs y sont meilleures que dans les pays où le divorce est défendu.

1° On nie, à perte de cause, que la dissolution du lien conjugal, formé avec toutes les conditions requises pour sa validité, soit permise en Pologne ; et pour ne pas interrompre la suite de ces réflexions par des citations trop longues, on renvoie à la fin de l'ouvrage les pièces justificatives qui établissent formellement la fausseté d'une opinion que les hommes instruits ne peuvent plus se permettre de soutenir.

Il en résulte que le mariage est indissoluble en Pologne comme dans les autres États catholiques ; mais que les motifs de nullité y sont plus fréquents ou plus légèrement prononcé ; et c'est, à mon avis, une dernière preuve, mais concluante et décisive, du principe si souvent répété dans cet ouvrage, de l'homogénéité des deux sociétés, domestique et publique, religieuse et physique, et de l'analogie de leurs constitutions respectives dans toute nation. En effet, comme la Pologne est le seul Etat monarchique de l'Europe qui n'ait pas pu parvenir à sa constitution naturelle, la famille même catholique y est moins fortement constituée que dans les autres Etats de la même religion, et le christianisme lui-même y est en souffrance par un mélange de Grecs, de Juifs, de sociniens, d'anabaptistes, ou même de sectes occultes qu'on soupçonne avoir pris naissance dans ce malheureux pays, et y avoir encore leur foyer. Nation infortunée, qui, retombée depuis quelques siècles dans l'état d'enfance, a péri en voulant revenir à la virilité !

2° Les mœurs dit-on, sont meilleures dans les pays protestants que dans les États catholiques. Cette assertion, mille fois répétée par les nombreux ennemis du christianisme, demande quelque développement ; et c'est ici qu'if faut distinguer la faiblesse de l'homme de la faiblesse des lois.

La licence dans les mœurs de l'homme naquit, il est vrai, en Italie, des progrès des arts, suite nécessaire des progrès du commerce, favorisé par des princes qu'il avait enrichis et élevés ; mais la licence dans les règles mêmes des mœurs, ou dans les lois, commença au Nord, avec les opinions de Luther, appuyées par des princes avides de nouveautés et de richesses. Les désordres en Italie étaient personnels et cherchaient l'ombre du mystère ; en Allemagne, ils furent publics ou autorisés ; et tandis que l'Italien ourdissait une intrigue pour séduire la femme de son voisin, l'Allemand la lui enlevait en vertu d'une sentence du juge, et l'épousait par-devant notaire ; et c'est ce que les Allemands appelèrent la bienheureuse réforme, comme nous disions, en 90, notre superbe constitution. Bientôt, s'il faut en croire les plus zélés disciples de Luther, la dissolution des mœurs, suite infaillible de pareilles lois, fut au comble en Allemagne, et comparable à la licence du mahométisme ; et nous avons déjà vu que Luther lui-même permit la polygamie au landgrave de Hesse, mais en grand secret, et même sous le sceau de la confession, sub sigillo confessionis (note : la consultation extrêmement curieuse du landgrave de Hesse, et la décision non moins curieuse de Luther et de sept autres fameux docteurs de son parti, fut publiée en 1679, en forme authentique, par le prince palatin, avec l'instrument du second mariage. On les trouve dans l'Histoire des variations).

Le christianisme fut donc attaqué aux deux extrémités de la chrétienté à la fois, dans les mœurs de l'homme et les lois de la société, lorsque la chrétienté elle-même était attaquée dans son territoire par les armes alors si redoutables de l'empire ottoman. Ces deux causes de désordre, la licence dans les arts et la faiblesse dans les lois, ont, depuis ce temps, marché parallèlement dans la société, jusqu'au moment où la philosophie moderne, qui se compose à fois des opinions les plus faibles sur les lois, et du goût le plus décidé pour les arts, a combiné en France, comme dans un foyer placé au centre de l'Europe, ces deux principes de désordre domestique et public : épouvantable combinaison, dont l'explosion violente a réagi à la fois contre le Nord et contre le Midi ; semblable à ces détonations terribles, subitement produites par le mélange de deux liqueurs.

Les arts du Midi avaient pénétré au Nord, quoique avec lenteur, à la suite des richesses que le commerce produit ; mais des causes politiques et religieuses avaient empêché dans le Midi la propagation publique des principes de la Réforme. Il y avait donc dans l'Europe protestante un principe de licence de plus que dans l'Europe catholique ; et comment la raison pourrait-elle admettre que des causes en plus grand nombre produisissent moins d'effet, surtout si l'on considère que la religion catholique, avec son culte sensible et ses pratiques gênantes, impose à nos passions un frein plus présent et plus sévère, en même temps qu'elle nous offre dans les règles austères de quelques institutions, toujours plus fortes que les hommes, des modèles de détachement de tous les plaisirs ?

Je ne crains donc pas d'affirmer qu'il y avait depuis longtemps plus de désordres du genre de ceux dont il est question ici, chez les peuples protestants que dans les États catholiques : je dis les peuples ; car là où, comme en France, il n'y a que des individus mêlés à une population nombreuse de Catholiques, on ne distingue pas de différence dans les habitudes. Je citerai, à l'appui de mon assertion, le major Weiss, sénateur de Berne, connu par son attachement à la révolution française, dont il a voulu, trop tard, empêcher les progrès dans sa patrie, et qui montre dans ses écrits une extrême prévention, pour les nations protestantes : « Les deux nations les plus mâles (note : c'est un compliment que M. le major Weiss adresse à deux nations, dont l'une enrichissait la Suisse de ses guinées, et dont l'autre accordait sa protection au canton de Berne. Les nations les plus mâles sont les nations les plus fortes et les meilleures, et ce n'est, en Europe, ni l'anglaise ni la prussienne) de l'Europe, » dit-il dans ses Principes philosophiques, « l'anglaise et la prussienne, sont celles où les faiblesses de l'amour sont traitées avec le plus d'indulgence. » Chez les Anglais, le théâtre est d'une indécence révoltante, et M. Hugh Blair, célèbre professeur de belles lettres d'Edimbourg, remarque que les Français, particulièrement, en sont choqués. Berlin est la ville de l'Europe la plus corrompue. Depuis longtemps, à Genève, la licence des principes l'avait emporté sur le rigorisme des formes, et il y avait plus de désordres que dans toute ville de France du même rang. Les mœurs, en France, étaient bonnes dans les campagnes, et décentes au moins dans les grandes villes. Il y a des départements où, même aujourd'hui, le divorce est inouï, et où le peuple n'en verrait le premier exemple qu'avec horreur. Enfin, là où l'identité de climat, de productions, d'aliments, les mêmes institutions politiques, les mêmes habitudes domestiques, une ignorance égale des arts agréables, permettent d'établir entre les peuples des deux communions un parallèle parfaitement exact, je veux dire en Suisse, l'avantage reste tout entier aux Catholiques, et les mœurs étaient aussi pures à Fribourg qu'elles étaient dissolues à Berne. Je m'appuie encore ici de l'autorité de l'écrivain bernois. « Je ne connais pas, » dit-il, « de pays en Europe où le gros du peuple soit moins continent que dans le canton de Berne ; » et il en cite des exemples fort étranges, qui rappellent les usages des Lapons envers leurs hôtes, ou ceux des insulaires de la mer du Sud.

D'ailleurs, il faut observer que, même à égalité de désordres, la faiblesse des moeurs est plus apparente, là où elle contraste davantage avec la sévérité des lois. L'ivresse, qui n'est pas même remarquée en Angleterre, est un phénomène en Espagne ; et dans tous les pays où le divorce est permis, c'est un bon ménage que celui où les époux ne forment pas ailleurs de nouveaux liens.

« C'est en vain, » dit Mme Necker, « qu'on voudrait faire valoir, en faveur du divorce, la bonne intelligence des époux dans les pays protestants, et la pureté des mœurs domestiques dans les premiers siècles de Rome. Cet argument me paraît nul ; car il prouve seulement que la permission du divorce n'a aucune influence dangereuse dans les lieux où l'on n'en profite jamais. » En un mot, attribuer les bonnes mœurs d'un peuple à la faculté du divorce, dont il n'use pas, c'est faire honneur de la bonne santé des habitants d'une contrée, à un médecin du voisinage qui n'y serait jamais appelé.

Au fond, la bonté ou la corruption des mœurs conjugales est moins dans les actions qui en résultent, que dans le sentiment dont elles émanent. Un peuple, livré à l'amour du gain, comme le sont en général les peuples presbytériens, est moins accessible à tout autre sentiment. Là, si l'homme est bon, il l'est sans vertu, parce qu'il l'est sans effort ; et il n'y a pas de grands désordres dans les affections humaines, parce qu'il y a peu d'affection entre les hommes. Magis extra vitia quam cum virtutibus.

Mais comment, après tout, ose-t-on alléguer, en faveur du divorce, la pratique des nations protestantes, lorsqu'on les voit elles-mêmes, fatiguées de la licence qu'il a introduite, chercher dans les mœurs un remède contre la loi ; des protestants eux-mêmes (note : Mme Necker, et D. Hume, 18e Essai) écrire contre le divorce ; et le parlement d'Angleterre, persuadé qu'il n'est plus aujourd'hui qu'un moyen d'adultère, occupé à se préserver des effets désastreux d'une loi dont il fut le premier auteur ?

Et qu'on ne s'y trompe pas ; si l'on remarquait encore, il y a trente ou quarante ans, quelque rigidité de mœurs, ou plutôt quelque rigorisme, chez les peuples qui obéissent à la réformation, il faut l'attribuer uniquement à cette jalousie de secte, qui, en présence d'une religion plus sévère, retenait les peuples sur la pente rapide de la corruption où les place l'imperfection de leurs dogmes. La religion catholique gouvernait dans ce sens la religion presbytérienne, comme les monarchies d'Europe en gouvernaient les démocraties. Et l'on ne peut pas douter que les mœurs dans toute la chrétienté ne devinssent pires qu'elles ne l'ont été sous le paganisme, ou même en France, au temps où l'on plaçait le vice sur les autels et la vertu sur l'échafaud, s'il n'y avait d'autre digue à leur débordement que la sentence de la philosophie, ou les phylactères des théophilanthropes (note : ces phylactères étaient des sentences morales que les Pharisiens étalaient sur leur poitrine et sur leur front, et que nos théophilanthropes affichent sur les murs des lieux où ils s'assemblent).

Otez le catholicisme de l'univers, et le divorce y deviendra pire que la polygamie d'Orient, cet état imparfait de société domestique, et contre la nature de la société publique, qui produit l'esclavage, l'exposition des enfants, l'oppression de toutes les faiblesses de l'humanité, et qui n'est séparé de la promiscuité des brutes, que par la réclusion d'un sexe et la mutilation d'un autre.

Je ne crains pas de le dire ; si le divorce est décrété en même temps que l'exercice de la religion catholique est établi, le peuple croira, ou que l'on veut au fond détruire la religion, ou que la religion permet le divorce ; et l'une ou l'autre de ces opinions peut produire de grands désordres. On ne le répétera jamais assez : le divorce ne fut, en 1792, qu'une conséquence ; on pouvait tout décréter alors ; le temps et les hommes prémunissaient assez contre la séduction. Aujourd'hui le divorce sera regardé comme un principe, et la différence est incalculable.

Je finirai par une réflexion importante. Les mariages, qui sont faits pour unir les familles d'une même contrée, deviendraient par leur dissolution, chez un peuple sensible et délicat, juste appréciateur du bienfait et de l'offense, une source féconde de haines héréditaires, qui ramèneraient la société à l'âge des guerres privées et de la vindicte domestique ; et il n'y a pas de petite ville en province qu'un seul divorce ne pût mettre dans la plus grande confusion. Le Journal de Paris éleva, il y a quelques mois, cette question : Si l'opposition dans le corps législatif peut être aussi véhémente en France qu'elle l'est en Angleterre. Il allégua, pour établir la négative, des raisons qui toutes conviennent bien mieux à la question que nous examinons ici , et soutint, avec fondement, que chez un peuple comme le Français, qui se nourrit de pain et de vin, un outrage personnel ne reste pas impuni, et, à bien plus forte raison, un outrage domestique ; car la vindicte domestique, différente de la vengeance personnelle, n'était, chez les Francs, et n'est partout, que le supplément à la vindicte publique, et une marque certaine de l'insuffisance et de la faiblesse des lois politiques.

L'autorité publique ne doit jamais perdre de vue que la religion même, en même temps qu'elle ordonne à l'homme de pardonner, enjoint au pouvoir de punir ; « car, » dit-elle, « ce n'est pas en vain qu'il porte le glaive : » Non enim sine causa gladium portat. De là vient qu'autrefois, là où les tribunaux ne pouvaient pas juger, ni par conséquent punir, l'autorité publique permettait la vindicte à l'homme dans !e combat judiciaire ; et qu'encore aujourd'hui la vengeance personnelle est plus commune dans les pays où, comme en Italie, la vindicte publique est exercée avec moins de force. Notre procédure par jury, en matière criminelle, est un reste de l'ancien jugement domestique qui précède le jugement public et l'administration régulière de la justice ; nouvelle preuve du rare discernement de nos philosophes, qui, en tout, ramènent la nation de l'Europe la plus avancée aux habitudes imparfaites de son premier âge.

Il faut donc revenir à une législation plus forte, et interdire aux passions tout espoir de se satisfaire légalement.

Il faut se pénétrer de cette vérité, que les lois faibles ne conviennent qu'aux peuples naissants, et qu'elles doivent être plus sévères à mesure que !a société est plus avancée et l'homme plus relâché. Ainsi l'homme fait a des devoirs à remplir bien plus étendus et bien autrement obligatoires que ceux auxquels l'enfant est soumis.

Il est temps que le pouvoir public reconnaisse qu'il a empiété sur le pouvoir domestique, et qu'il ne peut rétablir les bonnes mœurs qu'en lui rendant ses justes droits, puisque les bonnes mœurs ne sont que l'observation des lois domestiques. Les choix seront plus prudents, lorsque les suites seront plus sérieuses ; le pouvoir sera plus doux lorsqu'il ne sera plus disputé et que la femme n'aura ni la propriété de sa personne, ni la disposition de ses biens. La paix et la vertu s'asseyeront aux foyers domestiques, lorsque la loi de l'État maintiendra entre le père, la mère et les enfants, les rapports naturels qui constituent la famille, et qu'il n'y aura dans la société domestique, comme dans la société publique, ni confusion de personnes, ni déplacement de pouvoir."


Louis de Bonald, Du divorce considéré au XIXe siècle relativement à l'état domestique et à l'état public de la société (1801), dans Œuvres complètes de M. de Bonald, tome II