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mardi 12 janvier 2010 | By: Mickaelus

Les ultraroyalistes ou ultras

Le mot ultra est souvent utilisé d'une manière péjorative pour qualifier quelqu'un d'excessif, surtout dans le cas qui nous intéresse ; il s'agit de l'abréviation du mot ultraroyaliste, encore employé par dérision aujourd'hui pour définir ou plutôt diaboliser à peu de frais les royalistes, légitimistes principalement, qui seraient restés trop traditionnels par rapport aux critères sociaux, moraux et politiques de notre époque, ou simplement par rapport à des critères bonaparto-orléanistes et/ou libéraux. Un ultra serait de ce point de vue le contre-révolutionnaire ultime, celui qui rejetterait tous les principes de la Révolution de 1793 mais aussi de 1789 et projetterait donc un retour radical vers les structures sociales et politiques d'Ancien Régime.

La tentative d'analyse de l'ultracisme écrite par Benoît Yvert (à propos de l'épisode de la "Chambre introuvable") que je vous propose ci-dessous a le mérite de casser certains clichés en montrant d'une part que la tendance ultra est divisée et qu'une partie soutient sincèrement la Charte de 1814 et le régime constitutionnel, voire parlementaire, d'autre part que ses motivations sont parfois différentes de celles que poursuivent les légitimistes traditionnels aujourd'hui. On constate par exemple qu'un certains nombre d'ultras, dits conservateurs dans le texte, sont surtout soucieux de recouvrer un contre-pouvoir de la noblesse, via le parlement étonnamment, contre la souveraineté royale absolue d'Ancien Régime, colportant pour se faire le mythe de droits politiques de la noblesse au moyen-âge, qui n'ont jamais existé que de manière conjoncturelle et temporaire suite à la décomposition du pouvoir royal carolingien.

Les légitimistes traditionnels d'aujourd'hui, ceux de l'Union des Cercles Légitimistes de France notamment, ne sauraient donc être qualifiés d'ultras malgré certains points communs évidents, puisqu'ils ne soutiennent ni la perspective parlementaire ou la demi-teinte libérale des ultras modérés, ni la réaction nobiliaire des ultras conservateurs, ni la reconstitution factice de la société des trois ordres : c'est la souveraineté royale absolue et indépendante dont ils réclament la restauration en la personne de Louis XX, dans la perspective du Bien commun. En ce qui me concerne, un terme comme légitimiste absolutiste me conviendrait parfaitement.


***

"N'ayant pas trouvé son historien définitif, l'ultraroyalisme reste à étudier avec précision, tant sociologiquement que politiquement. A défaut d'une synthèse satisfaisante, on peut cependant tenter d'en esquisser une définition.

Fruit des Cent-Jours, l'ultracisme de la majorité de la Chambre introuvable repose sur quelques convictions solides. Contre-révolutionnaire avant tout, l'ultra ressent à un degré variable la nostalgie d'une société hiérarchisée fondée sur la religion catholique et la juste séparation des individus en plusieurs ordres, le premier étant naturellement la noblesse dont la supériorité héréditaire est justifiée par l'expérience, antidote des passions égalitaires qui mènent toute société à l'anarchie. La Révolution française, cruellement vécue par la plupart des députés dans leur jeunesse, est avant tout attribuée au travail de sape des philosophes des Lumières qui ont, selon eux, dangereusement opposé l'homme à la société, le mérite à l'hérédité, l'égalité à la propriété et la raison à la religion. Pour réussir, la Contre-Révolution doit donc à la fois pourchasser les hommes mais aussi les idées. Pour endoctriner les âmes, il faut et favoriser une renaissance spirituelle du clergé en reconstituant son patrimoine et en favorisant son emprise sur l'éducation, et créer une nouvelle littérature, "expression de la société" selon Bonald, dont le romantisme naissant sera le symbole, enfin rendre à la noblesse une primauté sociale perdue par la centralisation.

Ce programme commun cache pourtant une lézarde profonde entre ceux que nous définirons comme "ultras conservateurs" et "ultras du mouvement" pour reprendre une typologie classique. L'opposition vient de l'interprétation de la Révolution française. Pour l'ultra conservateur, la Révolution française est le fruit d'un complot conjoncturel, diversement attribué aux francs-maçons, au duc d'Orléans ou à la bourgeoisie dans son ensemble, et qui ne reflète donc pas une crise de société profonde. Nourri par les écrits des théocrates, Joseph de Maistre et Louis de Bonald, l'ultra conservateur interprète surtout la Révolution comme un châtiment divin voulu par le Créateur pour punir la France libérale et libertine des Lumières. La Restauration est donc l'occasion d'une expiation nécessaire mais facilement réalisable car, l'homme n'étant pour rien dans la Révolution, il suffit d'une politique profondément religieuse et conservatrice pour ramener le pays dans le droit chemin. Cet ultra-là n'est pourtant pas, comme on l'a trop souvent écrit, un fils spirituel de l'absolutisme. L'idée de châtiment n'épargne pas le pouvoir royal, coupable d'avoir violé les lois fondamentales du royaume en réduisant sa noblesse en esclavage honorifique et en aliénant le magistère spirituel de son clergé par un gallicanisme autoritaire. La solution de la crise française réside donc pour eux dans un retour à la monarchie médiévale tempérée dans laquelle clergé et noblesse jouaient chacun un rôle de contre-pouvoir spirituel et politique efficace. Héritier du frondeur, l'ultra conservateur s'apprête à défier le pouvoir royal, dont la Charte vient de concrétiser la prépondérance, en prenant d'assaut la société par le seul pouvoir, le parlementaire, dans lequel il compte la majorité. Quant à la chambre des pairs, fausse vitrine de l'aristocratie car globalement peuplée d'anciens révolutionnaires et de bonapartistes, elle est souverainement méprisée.

Pour gouverner par la Chambre, il faut nécessairement accepter la Charte, "seul point, selon Villèle, auquel puissent se rallier tous les Français, et le seul levier qu'on puisse en ce moment substituer au pouvoir royal". Comme l'a noté avec sa justesse habituelle Mme de Staël, les ultras entrent dans la Charte comme les Grecs dans le cheval de Troie pour se réclamer, à l'instar des constituants, détenteurs d'une souveraineté qu'ils vont opposer à celle d'un roi qu'ils haïssent pour la plupart depuis l'émigration. Ainsi vont-ils rapidement réclamer à tue-tête l'instauration à leur profit de l'initiative des lois et la responsabilité politique des ministres. Cette tendance, qui groupe l'immense majorité de l'ultracisme, se divise entre impatients, partisans d'une contre-révolution rapide et brutale dont le chef est le député La Bourdonnaye, et pragmatiques, réunis derrière Villèle et Corbière, qui entendent mener une politique plus prudente, notamment dans l'opposition contre la Couronne. L'élection d'une Chambre ardemment royaliste, le discrédit des libéraux et des bonapartistes durant les Cent-Jours donnent à ces "royalistes purs", comme ils s'intitulent eux-mêmes, l'espoir d'imiter leurs ennemis de la génération précédente en faisant table rase du passé proche. "Il fallait, comme l'écrit Villèle dans ses mémoires, s'emparer de l'animosité que la tyrannie de Bonaparte avait soulevée contre lui, tant en France qu'à l'étranger, et profiter de sa tentative et de sa chute pour porter un coup mortel aux idées de la Révolution dont il était le représentant ; il fallait ensevelir dans la même défaite de Waterloo le turbulent génie de la guerre perpétuelle et les décevantes théories révolutionnaires."

Pour l'ultra du mouvement, dont Chateaubriand et le publiciste Joseph Fiévée sont les représentants les plus éclatants, la Révolution française est au contraire jugée comme une crise en profondeur, largement justifiable, qui a balayé sans espoir de retour la société de l'Ancien Régime. Elle a manifesté une double aspiration libérale et égalitaire qu'il faut dissocier. Leur analyse, proche des libéraux sur ce point, distingue entre les aspirations respectables des constituants et leur débordement par le despotisme de la multitude durant la Terreur. La Révolution s'étant soldée par l'arbitraire impérial, les valeurs libérales de 1789 restent, selon eux, toujours ancrées au cœur des Français. Retournant la rhétorique des Lumières, comme il l'a déjà fait dans le Génie du christianisme, Chateaubriand veut transformer la monarchie restaurée en bouclier des libertés, principalement la liberté de la presse, conçue comme un contre-pouvoir à part entière, alors que les conservateurs comme Bonald voient en elle un instrument de perversion des masses qu'il faut étroitement contrôler. "Point de gouvernement représentatif sans la liberté de la presse, rétorque René. Voici pourquoi : le gouvernement représentatif s'éclaire par l'opinion publique, et est fondé sur elle. Les Chambres ne peuvent connaître cette opinion, si cette opinion n'a point d'organes." Convaincus que l'irresponsabilité royale est le meilleur bouclier du trône, les ultras du mouvement militent, eux, sincèrement, pour l'évolution du régime vers une monarchie parlementaire dans laquelle, et c'est sur ce point qu'ils sont en opposition avec les gauches, la noblesse et le clergé retrouveront par leur supériorité naturelle un rôle premier dans la conduite des affaires.

Ainsi existe-t-il dès l'origine une césure profonde entre partisans sincères et conjoncturels du gouvernement représentatif au sein du parti ultra, ce qui explique le grand embarras des libéraux à porter un jugement cohérent sur une Chambre qui présente l'étrange paradoxe de défendre la primauté du pouvoir parlementaire et la liberté d'expression au nom de la Contre-Révolution. [...]"


Emmanuel de Waresquiel et Benoît Yvert, Histoire de la restauration - 1814-1830 (2002 dans la collection Tempus) - L'extrait cité est écrit par Benoît Yvert

jeudi 30 novembre 2006 | By: Mickaelus

Chateaubriand et la politique, par Guy Berger

Chateaubriand est un de ces écrivains dont l'activité politique n'est pas négligeable. De par sa naissance et l'époque qui l'a vu naître, il n'est sans doute pas étonnant que la politique tienne une certaine place dans sa vie comme dans son œuvre. Cependant il n'est pas si aisé de cerner un homme qui, s'il est a priori considéré comme étant du parti des royalistes - ce qui n'est pas faux non plus - n'en place pas moins la défense de la liberté ou des libertés à la première place de ses préoccupations. Il n'est toutefois pas inutile de préciser que quelqu'un comme Chateaubriand installe la liberté dans une filiation chrétienne et ne la pense pas dans le creuset jacobin comme le font trop de gens à notre époque.

Voici en tout cas un long article qui permet de mettre en perspective la vie politique de Chateaubriand et de rendre palpables certaines hésitations du grand écrivain, à la fois royaliste, indépendant, moderne mais pas moderniste et subjugué par les sirènes des Lumières.

Chateaubriand est le premier de nos grands écrivains qui, après avoir acquis une audience auprès du public par ses réussites littéraires, a exercé ensuite presque tous les métiers de la politique moderne, et ce de façon paisible, avec des succès renouvelés. Avant lui, bien sûr, d’autres écrivains avaient eu des «idées politiques », conseillé les princes ou participé à l’orchestration des passions politiques de leur temps. Il y a une «politique de Pascal » que l’on peut reconstituer à partir de quelques pensées, comme il y a une «politique de Corneille » présente dans son théâtre. Diderot rédigea les articles de doctrine de l’Encyclopédie et offrit ses avis à Catherine II. Rousseau fut non seulement l’auteur du Contrat social mais aussi le consultant des Polonais et des Corses insurgés. Au temps des guerres de religion, Ronsard et Agrippa d’Aubigné avaient déjà exprimé avec éloquence les aspirations et les fureurs des catholiques ou des protestants français. Mais sous l’Ancien régime, aucun écrivain n’avait eu à jouer un rôle politique. C’est en tant que grands seigneurs que le Cardinal de Retz et Saint-Simon avaient été des acteurs majeurs de la Fronde ou de la Régence qu’ils évoquèrent ensuite dans leurs Mémoires. Sous la Révolution, la plupart de ceux qui, comme Condorcet, Chamfort ou André Chénier, furent tentés par les mandats électifs, le militantisme ou le journalisme engagé y laissèrent la vie.

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vendredi 24 novembre 2006 | By: Mickaelus

Un tombeau littéraire de Saint Louis par Chateaubriand

Voici ce qu'il convient d'appeler un tombeau littéraire, établi par Chateaubriand dans son Itinéraire de Paris à Jérusalem en l'honneur du roi Saint Louis.

Mort de Saint Louis devant Tunis - 25 août 1270
par Georges Rouget


"Du sommet de Byrsa l'oeil embrasse les ruines de Carthage, qui sont plus nombreuses qu'on ne le pense généralement : elles ressemblent à celles de Sparte, n'ayant rien de bien conservé, mais occupant un espace considérable. Je les vis au mois de février ; les figuiers, les oliviers et les caroubiers donnaient déjà leurs premières feuilles ; de grandes angéliques et des acanthes formaient des touffes de verdure parmi les débris de marbre de toutes couleurs. Au loin je promenais mes regards sur l'isthme, sur une double mer, sur des îles lointaines, sur une campagne riante, sur des lacs bleuâtres, sur des montagnes azurées ; je découvrais des forêts, des vaisseaux, des aqueducs, des villages maures, des ermitages mahométans, des minarets et les maisons blanches de Tunis. Des millions de sansonnets, réunis en bataillons et ressemblant à des nuages, volaient au-dessus de ma tête. Environné des plus grands et des plus touchants souvenirs, je pensais à Didon, à Sophonisbe, à la noble épouse d'Asdrubal ; Je contemplais les vastes plaines où sont ensevelies les légions d'Annibal, de Scipion et de César ; mes yeux voulaient reconnaître l'emplacement d'Utique : hélas ! les débris des palais de Tibère existent encore à Caprée, et l'on cherche en vain à Utique la place de la maison de Caton ! Enfin, les terribles Vandales, les légers Maures passaient tour à tour devant ma mémoire, qui m'offrait pour dernier tableau saint Louis expirant sur les ruines de Carthage. Que le récit de la mort de ce prince termine cet Itinéraire : heureux de rentrer, pour ainsi dire, dans ma patrie, par un antique monument de ses vertus, et de finir au tombeau du roi de sainte mémoire ce long pèlerinage aux tombeaux des grands hommes.

Lorsque saint Louis entreprit son second voyage d'outre-mer, il n'était plus jeune. Sa santé, affaiblie, ne lui permettait ni de rester longtemps à cheval ni de soutenir le poids d'une armure ; mais Louis n'avait rien perdu de la vigueur de l'âme. Il assemble à Paris les grands du royaume ; il leur fait la peinture des malheurs de la Palestine, et leur déclare qu'il est résolu d'aller au secours de ses frères les chrétiens. En même temps il reçoit la croix des mains du légat, et la donne à ses trois fils aînés.

Une foule de seigneurs se croisent avec lui : les rois de l'Europe se préparent à prendre la bannière. Charles de Sicile, Edouard d'Angleterre, Gaston de Béarn, les rois de Navarre et d'Aragon. Les femmes montrèrent le même zèle : la dame de Poitiers, la comtesse de Bretagne, Iolande de Bourgogne, Jeanne de Toulouse, Isabelle de France, Amicie de Courtenay, quittèrent la quenouille que filaient alors les reines, et suivirent leurs maris outre mer.

Saint Louis fit son testament : il laissa à Agnès, la plus jeune de ses filles, dix mille francs pour se marier, et quatre mille francs à la reine Marguerite ; il nomma ensuite deux régents du royaume, Matthieu, abbé de Saint-Denis, et Simon, sire de Nesle ; après quoi il alla prendre l'oriflamme.

Cette bannière, que l'on commence à voir paraître dans nos armées sous le règne de Louis le Gros, était un étendard de soie attaché au bout d'une lance : il était d'un vermeil samit, à guise de gonfanon à trois queues, et avait autour des houppes de soie verte . On le déposait en temps de paix sur l'autel de l'abbaye de Saint-Denis, parmi les tombeaux des rois, comme pour avertir que de race en race les Français étaient fidèles à Dieu, au prince et à l'honneur. Saint Louis prit cette bannière des mains de l'abbé, selon l'usage. Il reçut en même temps l'escarcelle [Une ceinture. (N.d.A.)] et le bourdon [Un bâton. (N.d.A.)] du pèlerin, que l'on appelait alors la consolation et la marque du voyage [ Solatia et indicia itineris . (N.d.A.)] : coutume si ancienne dans la monarchie, que Charlemagne fut enterré avec l'escarcelle d'or qu'il avait habitude de porter lorsqu'il allait en Italie.

Louis pria au tombeau des martyrs, et mit son royaume sous la protection du patron de la France. Le lendemain de cette cérémonie, il se rendit pieds nus, avec ses fils, du Palais de Justice à l'église de Notre-Dame. Le soir du même jour il partit pour Vincennes, où il fit ses adieux à la reine Marguerite, gentille, bonne reine, pleine de grand simplece , dit Robert de Sainceriaux ; ensuite il quitta pour jamais ces vieux chênes, vénérables témoins de sa justice et de sa vertu.

" Maintes fois ai vu que le saint homme roi s'alloit esbattre au bois de Vincennes, et s'asseyoit au pied d'un chesne, et nous fesoit seoir auprès de lui, et tous ceux qui avoient affaire à lui venoient lui parler sans qu'aucun huissier leur donnast empeschement... Aussi plusieurs fois ay vu qu'au temps d'esté le bon roi venoit au jardin de Paris, vestu d'une cotte de camelot, d'un surcot de tiretaine sans manches et d'un mantel par-dessus de sandal noir, et fesoit là estendre des tapis pour nous asseoir auprès de lui, et là fesoit depescher son peuple diligemment comme au bois de Vincennes [Sire de Joinville. (N.d.A.)] . "

Saint-Louis s'embarqua à Aigues-Mortes, le mardi 1er juillet 1270. Trois avis avaient été ouverts dans le conseil du roi avant de mettre à la voile : d'aborder à Saint-Jean-d'Acre, d'attaquer l'Egypte, de faire une descente à Tunis. Malheureusement saint Louis se rangea au dernier avis par une raison qui semblait assez décisive.

Tunis était alors sous la domination d'un prince que Geoffroy de Beaulieu et Guillaume de Nangis nomment Omar-el-Muley-Moztanca . Les historiens du temps ne disent point pourquoi ce prince feignit de vouloir embrasser la religion des chrétiens ; mais il est assez probable qu'apprenant l'armement des croisés, et ne sachant où tomberait l'orage, il crut le détourner en envoyant des ambassadeurs en France et flattant le saint roi d'une conversion à laquelle il ne pensait point. Cette tromperie de l'infidèle fut précisément ce qui attira sur lui la tempête qu'il prétendait conjurer. Louis pensa qu'il suffirait de donner à Omar une occasion de déclarer ses desseins, et qu'alors une grande partie de l'Afrique se ferait chrétienne à l'exemple de son prince.

Une raison politique se joignait à ce motif religieux : les Tunisiens infestaient les mers ; ils enlevaient les secours que l'on faisait passer aux princes chrétiens de la Palestine ; ils fournissaient des chevaux, des armes et des soldats aux soudans d'Egypte ; ils étaient le centre des liaisons que Bondoc-Dari entretenait avec les Maures de Maroc et de l'Espagne. Il importait donc de détruire ce repaire de brigands, pour rendre plus faciles les expéditions en Terre Sainte.

Saint Louis entra dans la baie de Tunis au mois de juillet 1270. En ce temps-là un prince maure avait entrepris de rebâtir Carthage : plusieurs maisons nouvelles s'élevaient déjà au milieu des ruines, et l'on voyait un château sur la colline de Byrsa. Les croisés furent frappés de la beauté du pays couvert de bois d'oliviers. Omar ne vint point au-devant des Français ; il les menaça au contraire de faire égorger tous les chrétiens de ses Etats si l'on tentait le débarquement. Ces menaces n'empêchèrent point l'armée de descendre ; elle campa dans l'isthme de Carthage, et l'aumônier d'un roi de France prit possession de la patrie d'Annibal en ces mots : Je vous dis le ban de Notre-Seigneur Jésus-Christ, et de Louis, roi de France, son sergent . Ce même lieu avait entendu parler le gétule, le tyrien, le latin, le vandale, le grec et l'arabe, et toujours les mêmes passions dans des langues diverses.

Saint Louis résolut de prendre Carthage avant d'assiéger Tunis, qui était alors une ville riche, commerçante et fortifiée. Il chassa les Sarrasins d'une tour qui défendait les citernes : le château fut emporté d'assaut, et la nouvelle cité suivit le sort de la forteresse. Les princesses qui accompagnaient leurs maris débarquèrent au port ; et, par une de ces révolutions que les siècles amènent, les grandes dames de France s'établirent dans les ruines des palais de Didon.

Mais la prospérité semblait abandonner saint Louis dès qu'il avait passé les mers, comme s'il eût toujours été destiné à donner aux infidèles l'exemple de l'héroïsme dans le malheur. Il ne pouvait attaquer Tunis avant d'avoir reçu les secours que devait lui amener son frère, le roi de Sicile. Obligé de se retrancher dans l'isthme, l'armée fut attaquée d'une maladie contagieuse qui en peu de jours emporta la moitié des soldats. Le soleil de l'Afrique dévorait des hommes accoutumés à vivre sous un ciel plus doux. Afin d'augmenter la misère des croisés, les Maures élevaient un sable brûlant avec des machines : livrant au souffle du midi cette arène embrasée, ils imitaient pour les chrétiens les effets du kansim ou du terrible vent du désert : ingénieuse et épouvantable invention, digne des solitudes qui en firent naître l'idée, et qui montre à quel point l'homme peut porter le génie de la destruction. Des combats continuels achevaient d'épuiser les forces de l'armée : les vivants ne suffisaient pas à enterrer les morts ; on jetait les cadavres dans les fossés du camp, qui en furent bientôt comblés.

Déjà les comtes de Nemours, de Montmorency et de Vendôme n'étaient plus ; le roi avait vu mourir dans ses bras son fils chéri, le comte de Nevers. Il se sentit lui-même frappé. Il s'aperçut dès le premier moment que le coup était mortel ; que ce coup abattrait facilement un corps usé par les fatigues de la guerre, par les soucis du trône et par ces veilles religieuses et royales que Louis consacrait à son Dieu et à son peuple. Il tâcha néanmoins de dissimuler son mal et de cacher la douleur qu'il ressentait de la perte de son fils. On le voyait, la mort sur le front, visiter les hôpitaux, comme un de ces Pères de la Merci consacrés dans les mêmes lieux à la rédemption des captifs et au salut des pestiférés. Des oeuvres du saint il passait aux devoirs du roi, veillait à la sûreté du camp, montrait à l'ennemi un visage intrépide, ou, assis devant sa tente, rendait la justice à ses sujets comme sous le chêne de Vincennes.

Philippe, fils aîné et successeur de Louis, ne quittait point son père qu'il voyait près de descendre au tombeau. Le roi fut enfin obligé de garder sa tente : alors, ne pouvant plus être lui-même utile à ses peuples, il tâcha de leur assurer le bonheur dans l'avenir en adressant à Philippe cette instruction qu'aucun Français ne lira jamais sans verser des larmes. Il l'écrivit sur son lit de mort. Du Cange parle d'un manuscrit qui paraît avoir été l'original de cette instruction : l'écriture en était grande, mais altérée : elle annonçait la défaillance de la main qui avait tracé l'expression d'une âme si forte.

" Beau fils, la première chose que je t'enseigne et commande à garder, si est que de tout ton coeur tu aimes Dieu. Car sans ce, nul homme ne peut être sauvé. Et garde bien de faire chose qui lui déplaise. Car tu devrois plutôt désirer à souffrir toutes manières de tourments, que de pécher mortellement.

" Si Dieu t'envoie adversité, reçois-la bénignement, et lui en rends grâce : et pense que tu l'as bien desservi, et que le tout te tournera à ton preu. S'il te donne prospérité, si l'en remercie très humblement et garde que pour ce tu n'en sois pas pire par orgueil, ne autrement. Car on ne doit pas guerroyer Dieu de ses dons.

" Prends-toi bien garde que tu aies en ta compagnie prudes gens et loyaux, qui ne soient point pleins de convoitises, soit gens d'église, de religion, séculiers ou autres. Fuis la compagnie des mauvais, et t'efforce d'écouter les paroles de Dieu, et les retiens en ton coeur.

" Aussi fais droiture et justice à chacun, tant aux pauvres comme aux riches. Et à tes serviteurs sois loyal, libéral et roide de paroles, à ce qu'ils te craignent et aiment comme leur maître. Et si aucune controversité ou action se meut, enquiers-toi jusqu'à la vérité, soit tant pour toi que contre toi. Si tu es averti d'avoir aucune chose d'autrui, qui soit certaine, soit par toi ou par tes prédécesseurs, fais-la rendre incontinent.

" Regarde en toute diligence comment les gens et sujets vivent en paix et en droiture dessous toi, par espécial ès bonnes villes et cités, et ailleurs. Maintiens tes franchises et libertés, esquelles tes anciens les ont maintenues et gardées, et les tiens en faveur et amour.

" Garde-toi d'émouvoir guerre contre hommes chrétiens sans grand conseil, et qu'autrement tu n'y puisses obvier. Si guerre et débats y a entre tes sujets, apaise-les au plus tôt que tu pourras.

" Prends garde souvent à tes baillifs, prévôts et autres officiers, et t'enquiers de leur gouvernement, afin que si chose y a en eux à reprendre, que tu le fasses.

" Et te supplie, mon enfant, que, en ma fin, tu aies de moi souvenance, et de ma pauvre âme ; et me secoures par messes, oraisons, prières, aumônes et bienfaits, par tout ton royaume. Et m'octroie partage et portion en tous tes bienfaits, que tu feras. Et je te donne toute bénédiction que jamais père peut donner à enfant, priant à toute la Trinité du paradis, le Père, le Fils et le Saint-Esprit, qu'ils te gardent et défendent de tous maux ; à ce que nous puissions une fois, après cette mortelle vie, être devant Dieu ensemble, et lui rendre grâce et louange sans fin. "

Tout homme près de mourir, détrompé sur les choses du monde, peut adresser de sages instructions à ses enfants ; mais quand ces instructions sont appuyées de l'exemple de toute une vie d'innocence, quand elles sortent de la bouche d'un grand prince, d'un guerrier intrépide et du coeur le plus simple qui fut jamais, quand elles sont les dernières expressions d'une âme divine qui rentre aux éternelles demeures, alors heureux le peuple qui peut se glorifier en disant :

" L'homme qui a écrit ces instructions était le roi de mes pères ! "

La maladie faisant des progrès, Louis demanda l'extrême-onction. Il répondit aux prières des agonisants avec une voix aussi ferme que s'il eût donné des ordres sur un champ de bataille. Il se mit à genoux au pied de son lit pour recevoir le saint viatique, et on fut obligé de soutenir par les bras ce nouveau saint Jérôme, dans cette dernière communion. Depuis ce moment il mit fin aux pensées de la terre et se crut acquitté envers ses peuples. Eh ! quel monarque avait jamais mieux rempli ses devoirs ! Sa charité s'étendit alors à tous les hommes : il pria pour les infidèles qui firent à la fois la gloire et le malheur de sa vie ; il invoqua les saints patrons de la France, de cette France si chère à son âme royale. Le lundi matin 25 août, sentant que son heure approchait, il se fit coucher sur un lit de cendre, où il demeura étendu les bras croisés sur la poitrine et les yeux levés vers le ciel.

On n'a vu qu'une fois et l'on ne reverra jamais un pareil spectacle :

la flotte du roi de Sicile se montrait à l'horizon ; la campagne et les collines étaient couvertes de l'armée des Maures. Au milieu des débris de Carthage le camp des chrétiens offrait l'image de la plus affreuse douleur : aucun bruit ne s'y faisait entendre ; les soldats moribonds sortaient des hôpitaux, et se traînaient à travers les ruines, pour s'approcher de leur roi expirant. Louis était entouré de sa famille en larmes, des princes consternés, des princesses défaillantes. Les députés de l'empereur de Constantinople se trouvaient présents à cette scène : ils purent raconter à la Grèce la merveille d'un trépas que Socrate aurait admiré. Du lit de cendre où saint Louis rendait le dernier soupir on découvrait le rivage d'Utique : chacun pouvait faire la comparaison de la mort du philosophe stoïcien et du philosophe chrétien. Plus heureux que Caton, saint Louis ne fut point obligé de lire un traité de l'immortalité de l'âme pour se convaincre de l'existence d'une vie future : il en trouvait la preuve invincible dans sa religion, ses vertus et ses malheurs. Enfin, vers les trois heures de l'après-midi, le roi, jetant un grand soupir, prononça distinctement ces paroles : " Seigneur, j'entrerai dans votre maison, et je vous adorerai dans votre saint temple [ Psalm . (N.d.A.)] ; " et son âme s'envola dans le saint temple qu'il était digne d'habiter.

On entend alors retentir la trompette des croisés de Sicile : leur flotte arrive pleine de joie et chargée d'inutiles secours. On ne répond point à leur signal. Charles d'Anjou s'étonne et commence à craindre quelque malheur. Il aborde au rivage, il voit des sentinelles, la pique renversée, exprimant encore moins leur douleur par ce deuil militaire que par l'abattement de leur visage. Il vole à la tente du roi son frère : il le trouve étendu mort sur la cendre. Il se jette sur les reliques sacrées, les arrose de ses larmes, baise avec respect les pieds du saint, et donne des marques de tendresse et de regrets qu'on n'aurait point attendues d'une âme si hautaine. Le visage de Louis avait encore toutes les couleurs de la vie, et ses lèvres même étaient vermeilles.

Charles obtint les entrailles de son frère, qu'il fit déposer à Montréal près de Salerne. Le coeur et les ossements du prince furent destinés à l'abbaye de Saint-Denis ; mais les soldats ne voulurent point laisser partir avant eux ces restes chéris, disant que les cendres de leur souverain étaient le salut de l'armée. Il plut à Dieu d'attacher au tombeau du grand homme une vertu qui se manifesta par des miracles. La France, qui ne pouvait se consoler d'avoir perdu sur la terre un tel monarque, le déclara son protecteur dans le ciel. Louis, placé au rang des saints, devint ainsi pour la patrie une espèce de roi éternel. On s'empressa de lui élever des églises et des chapelles plus magnifiques que les simples palais où il avait passé sa vie. Les vieux chevaliers qui l'accompagnèrent à sa première croisade furent les premiers à reconnaître la nouvelle puissance de leur chef : " Et j'ai fait faire, dit le sire de Joinville, un autel en l'honneur de Dieu et de monseigneur saint Loys. "

La mort de Louis, si touchante, si vertueuse, si tranquille, par où se termine l'histoire de Carthage, semble être un sacrifice de paix offert en expiation des fureurs, des passions et des crimes dont cette ville infortunée fut si longtemps le théâtre. Je n'ai plus rien à dire aux lecteurs ; il est temps qu'ils rentrent avec moi dans notre commune patrie."

François-René de Chateaubriand, Itinéraires de Paris à Jérusalem : Et de Jérusalem à Paris suivi de Journal de Julien (1811)


Chateaubriand nous parle des Croisades

Dans cet extrait de l'Itinéraire de Paris à Jérusalem, Chateaubriand profite de son voyage entrepris en 1807 en direction de Jérusalem - en passant notamment par ce qui correspond aujourd'hui à la Grèce et à la Turquie, la première étant alors sous la domination de l'Empire ottoman - pour entretenir son lecteur des traces glorieuses laissées par les Français dans les endroits qu'il visite, en accord en cela avec le projet qui sous-tend ce voyage, c'est-à-dire (re)trouver ses racines culturelles alors qu'il a quitté une France en pleine période révolutionnaire, ce à cause de quoi sa famille a payé un lourd tribu. Ces traces sont notamment historiques à travers les Croisades - dont l'évocation est aussi littéraire à travers l'œuvre du Tasse, la Jérusalem délivrée, ailleurs dans ce récit de voyage.

Le pape Urbain II prêche la sainte croisade lors du concile de Clermont le 27 novembre 1095






"Les écrivains du XVIIIe siècle se sont plu à représenter les croisades sous un jour odieux. J'ai réclamé un des premiers contre cette ignorance ou cette injustice. Les croisades ne furent des folies, comme on affectait de les appeler, ni dans leur principe ni dans leur résultat. Les chrétiens n'étaient point les agresseurs. Si les sujets d'Omar, partis de Jérusalem, après avoir fait le tour de l'Afrique, fondirent sur la Sicile, sur l'Espagne, sur la France même, où Charles Martel les extermina, pourquoi des sujets de Philippe Ier, sortis de la France, n'auraient-ils pas fait le tour de l'Asie pour se venger des descendants d'Omar jusque dans Jérusalem ? C'est un grand spectacle sans doute que ces deux armées de l'Europe et de l'Asie marchant en sens contraire autour de la Méditerranée et venant, chacune sous la bannière de sa religion, attaquer Mahomet et Jésus-Christ au milieu de leurs adorateurs. N'apercevoir dans les croisades que des pèlerins armés qui courent délivrer un tombeau en Palestine, c'est montrer une vue très bornée en histoire. Il s'agissait non seulement de la délivrance de ce tombeau sacré, mais encore de savoir qui devait l'emporter sur la terre, ou d'un culte ennemi de la civilisation, favorable par système à l'ignorance, au despotisme, à l'esclavage, ou d'un culte qui a fait revivre chez les modernes le génie de la docte antiquité et aboli la servitude. Il suffit de lire le discours du pape Urbain II au concile de Clermont pour se convaincre que les chefs de ces entreprises guerrières n'avaient pas les petites idées qu'on leur suppose, et qu'ils pensaient à sauver le monde d'une inondation de nouveaux barbares. L'esprit du mahométisme est la persécution et la conquête ; l'Evangile, au contraire, ne prêche que la tolérance et la paix. Aussi les chrétiens supportèrent-ils pendant sept cent soixante-quatre ans tous les maux que le fanatisme des Sarrasins leur voulut faire souffrir ; ils tâchèrent seulement d'intéresser en leur faveur Charlemagne. Mais ni les Espagnes soumises, ni la France envahie, ni la Grèce et les deux Siciles ravagées, ni l'Afrique entière tombée dans les fers, ne purent déterminer pendant près de huit siècles les chrétiens à prendre les armes. Si enfin les cris de tant de victimes égorgées en Orient, si les progrès des barbares, déjà aux portes de Constantinople, réveillèrent la chrétienté et la firent courir à sa propre défense, qui oserait dire que la cause des guerres sacrées fut injuste ? Où en serions-nous si nos pères n'eussent repoussé la force par la force ? Que l'on contemple la Grèce, et l'on apprendra ce que devient un peuple sous le joug des musulmans. Ceux qui s'applaudissent tant aujourd'hui du progrès des lumières auraient-ils donc voulu voir régner parmi nous une religion qui a brûlé la bibliothèque d'Alexandrie, qui se fait un mérite de fouler aux pieds les hommes et de mépriser souverainement les lettres et les arts ?

Les croisades, en affaiblissant les hordes mahométanes au centre même de l'Asie, nous ont empêchés de devenir la proie des Turcs et des Arabes. Elles ont fait plus : elles nous ont sauvés de nos propres révolutions ; elles ont suspendu, par la paix de Dieu , nos guerres intestines ; elles ont ouvert une issue à cet excès de population qui tôt ou tard cause la ruine des Etats remarque que le père Maimbourg a faite et que M. de Bonald a développée.

Quant aux autres résultats des croisades, on commence à convenir que ces entreprises guerrières ont été favorables au progrès des lettres et de la civilisation. Robertson a parfaitement traité ce sujet dans son Histoire du Commerce des Anciens aux Indes Orientales . J'ajouterai qu'il ne faut pas dans ces calculs omettre la renommée que les armes européennes ont obtenue dans les expéditions d'outre-mer. Le temps de ces expéditions est le temps héroïque de notre histoire ; c'est celui qui a donné naissance à notre poésie épique. Tout ce qui répand du merveilleux sur une nation ne doit point être méprisé par cette nation même. On voudrait en vain se le dissimuler, il y a quelque chose dans notre coeur qui nous fait aimer la gloire ; l'homme ne se compose pas absolument de calculs positifs pour son bien et. pour son mal : ce serait trop le ravaler ; c'est en entretenant les Romains de l'éternité de leur ville qu'on les a menés à la conquête du monde et qu'on leur a fait laisser dans l'histoire un nom éternel."

François-René de Chateaubriand, Itinéraires de Paris à Jérusalem : Et de Jérusalem à Paris suivi de Journal de Julien (1811)