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vendredi 26 février 2010 | By: Mickaelus

La Bruyère et les paysans


Louis le Nain, Le repas des paysans


« L'on voit certains animaux farouches, des mâles et des femelles répandus par la campagne, noirs, livides et tout brûlés du soleil, attachés à la terre qu'ils fouillent, et qu'ils remuent avec une opiniâtreté invincible ; ils ont comme une voix articulée, et quand ils se lèvent sur leurs pieds, ils montrent une face humaine, et en effet ils sont des hommes ; ils se retirent la nuit dans des tanières où ils vivent de pain noir, d'eau, et de racine : ils épargnent aux autres hommes la peine de semer, de labourer et recueillir pour vivre, et méritent ainsi de ne pas manquer de ce pain qu'ils ont semé. »

Jean de La Bruyère, Les Caractères (1688-1696)


Voici ce que lui répond l'historien François Bluche :

« Il était une fois – et ce n'est pas un conte – un bourgeois gentilhomme, Jean de la Bruyère, écuyer, trésorier de France au bureau des finances de Caen (où il ne mit pas les pieds), officier chez le prince de Condé (dont il ne quittait le château que pour vivre à Paris). Ce La Bruyère, citadin jusqu'au bout des ongles, a laissé des gens de la campagne une courte pochade, hâtive et baroque, dont il n'imaginait pas la fortune posthume. Or elle est aussi caricaturale que, deux siècles plus tard, La Terre d'Émile Zola. Ceci prouve que les gens de lettres changent peu, et confirme une vérité : même s'ils affectent de vanter « la nature », les habitants de la ville ignorent « la campagne ».

Jean de la Bruyère a découvert, dans les années 80 de son siècle et 40 de son âge, des « animaux farouches » (j'y vois plus de mépris que de pitié), « noirs, livides et tout brûlés de soleil ». Ces clichés aux couleurs brutalement contrastées auraient dû paraître suspects ; car, comment tant de crasse et tant de hâle - superposés ou non - laissent-ils filtrer la lividité de teint prêtée à ces pauvres gens ? Mais la description se poursuit. Nos animaux farouches fouillent et remuent la terre (c'est en somme leur métier) avec opiniâtreté (on est ici moins badaud ou fainéant qu'en ville). Ils vivent dans des tanières (tel est le nom donné aux chaumières par un bourgeois dédaigneux), « de pain noir, d'eau et de racine » (souvenez-vous du traité de gastronomie de Massialot, même le duc d'Orléans fait des repas de « racines », du moins aux jours maigres).

Maintenant nous pouvons faire la synthèse, après l'exégèse. Le texte des Caractères renseigne davantage sur les Parisiens et leur mentalité vaniteuse, que sur les Français des campagnes. Mais, à y bien regarder, que nous dit-il de ces derniers ? Ils sont rudes, travailleurs, acharnés, sobres, et, faute de beaucoup de viande (ne comptons pas les poulets, la cochonnaille, ni le casuel du braconnage), sont mangeurs de légumes. Tous ces traits sont exacts, à l'honneur des manants.

Meilleur connaisseur que La Bruyère, l'anonyme auteur du Pauvre laboureur, s'il chante et fait chanter la rudesse des tâches paysannes, ne réduit pas au noir tout le travail des champs : Le pauvre laboureur,/Il a bien du malheur./Du jour de sa naissance/L'est déjà malheureux./Qu'il pleuv', qu'il tonn', qu'il vente,/Qu'il fasse mauvais temps,/L'on voit toujours, sans cesse,/Le laboureur aux champs !.../Le pauvre laboureur/Il est toujours content./Quand l'est à la charrue,/Il est toujours chantant./Il n'est ni roi, ni prince,/Ni duque, ni seigneur,/Qui n'vive de la peine/Du pauvre laboureur. »

François Bluche, La vie quotidienne au temps de Louis XIV (1984), dans Le grand règne (2006)


«Les paysans français, remis des troubles de la Fronde, ne sont pas ces « animaux farouches » que La Bruyère, citadin impénitent, voit « noirs, livides et tout brûlés de soleil » (curieux assemblage de couleurs) et qu'il dit vivre « dans des tanières », se soutenant seulement « de pain noir, d'eau et de racines » (racine est au XVIIe siècle, même à la cour, synonyme de légume). Ils ont un niveau de vie supérieur à celui de la plupart des ruraux de l'Europe. Ils profitent de la politique de Colbert, qui a freiné l'augmentation de la taille (impôt obligatoire, dur aux pauvres) au profit des impôts indirects (fiscalité volontaire, qui touche surtout les riches). Ils bénéficient journellement de l'administration des intendants. L'État moderne est en place et les protège. Paradoxalement on leur avait présenté la facture de cette modernisation, avant qu'ils aient pu en mesurer l'intérêt. »

François Bluche, Louis XIV (1986), dans Le grand règne (2006)


Louis le Nain, Lieu champêtre

samedi 23 mai 2009 | By: Mickaelus

Bilan territorial du règne de Louis XIV, par François Bluche


Pierre Mignard, Louis XIV couronné par la victoire


« […] Le moment est venu du bilan. Il peut surprendre le lecteur, tant les auteurs français ont insisté, depuis Michelet, sur les échecs ou déceptions de la fin du règne. Beaucoup de nos contemporains croient la France de 1715 plus petite que celle de 1643. D'ailleurs, dans le récit des guerres et le détail des traités, reviennent trop souvent les mêmes noms : Ypres, Tournai, Philippsbourg, Brisach, Pignerol : l'alternance des acquisitions et des rétrocessions donne une impression de fragilité. Eh bien ! Les arbres nous cachent la forêt. Ces places vénérables ou glorieuses, ces villes à la souveraineté mouvant dissimulent le mouvement tectonique de l'agrandissement du royaume : dix provinces nouvelles, des droits sur Madagascar (territoire de la Couronne), une installation au Sénégal, et cette immense Louisiane qui porte le nom du roi de France, tandis que le Mississipi s'appelle fleuve Colbert.

Fin août 1715, à la veille de la mort du Roi, les progrès territoriaux enregistrés depuis 1643 par la France, tant en métropole qu'à la colonie apparaissent donc presque démesurés ; les pertes sont supportables. Utrecht nous a contraint d'abandonner Terre-Neuve, sous réserve des droits de pêche, l'Acadie et Saint-Christophe. Il faut l'exagération préromantique de l'écrivain de marine Robert Challes, pour penser que de telles cessions ont été plus graves que si nous avions cédé aux Anglais « la Normandie, la Bretagne et même l'Aquitaine ». Sur le moment, ces abandons « ne frappent point, ou frappent légèrement les Français d'Europe, parce qu'ils n'en aperçoivent pas les conséquences ». Il eût en effet suffi, après 1715, de renforcer le peuplement du Canada et de la Louisiane pour assurer notre avenir américain ; mais cela ne dépendra plus de Louis XIV. Pour ce qui a dépendu de lui, en dépit des concessions faites à Utrecht, la France détient outre-mer un « domaine beaucoup plus vaste que l'ensemble des possessions coloniales anglaises à la même époque ». Il est vrai que notre empire est infiniment moins peuplé que celui du roi d'Angleterre ; vrai aussi, qu'il manque à nos pères une conscience coloniale, même si Jérôme de Pontchartrain sembla près d'y atteindre.

La carte des acquisitions se présente ainsi : l'Artois (1659), Dunkerque, une des villes chéries de Louis XIV (1662), la Flandre wallonne avec Lille (1668), Aire et Saint-Omer ou ce qui nous manquait de l'Artois (1678), Thionville et ce qu'on nomme trop pompeusement « le Luxembourg français » (1643, 1659), la Lorraine des trois évêchés : Metz, Toul et Verdun (1648), Sarrelouis, cette réunion que Vauban a bâtie et que le Roi a baptisée (1680, 1697), Landau (1680, 1714), l'Alsace (1648, 1681, 1697), la Franche-Comté (1674, 1678), la vallée de l'Ubaye ou de Barcelonnette (1713), la principauté d'Orange (1673, 1713), le Roussillon et la Cerdagne (1659).

Tel est le « pré carré » du Roi. Depuis la paix de Ryswick il est amputé de ses pseudopodes, c'est-à-dire plus homogène et mieux défendable. Au total, sans que jamais ait figuré en aucun programme royal ou gouvernemental cette notion anachronique, la France de 1715 n'est pas éloignée de posséder, dans la mesure où la géographie et les traités l'ont permis, des « frontières naturelles ». La chose est de facto assurée, sur le Rhin, entre Dauphiné et Savoie, au sommet des Pyrénées. Monsieur de Vauban est mort regrettant Philippsbourg, Brisach, Kehl et Pignerol. Il réagissait en commissaire des fortifications. Louis XIV, plus intelligent, raisonnait d'abord en politique.

Outre-mer, le Roi n'a point conçu de plan impérial suivi, mais la liste des possessions nouvelles montre que les établissements français dépassent en ampleur ce qu'ils eussent été si l'on n'avait suivi qu'une politique mercantile et pragmatique de profit immédiat. Aux Indes occidentales l'utilisation stratégique et commerciale de Saint-Domingue (1655, 1697) console le royaume de l'abandon de Saint-Christophe. Cayenne et la Guyane (1676) ne sont pas l'Eldorado, mais ne laissent pas l'Angleterre et la Hollande seules aux portes du riche Brésil. Si la Louisiane (1682), concédée en 1712 au financier Crozat, est encore un désert d'hommes, elle est riche de potentialités. En Afrique, Louis a des droits incontestés sur le Sénégal (1659, 1700) où le fort Saint-Joseph au pays de Galam confirme la présence française. Le comte d'Estrées lui a conquis Gorée (1677, 1678). Madagascar n'est pas cette terre de colonisation qu'avait rêvée Colbert : en 1715 on aurait du mal à y rencontrer un officier de Sa Majesté ou un colon ; pourtant nous avons si peu renoncé à ce pays que Louis XIV l'a baptisé « île Dauphine » et l'a réuni à la Couronne en 1686. A quelque distance, la France possède ou commence de posséder deux escales importantes sur la route de l'Extrême-Orient : les Mascareignes – île Bourbon (1649) et île de France (1715) – facilitent pour les navires marchands la liaison avec les Indes orientales. Là s'activent nos premiers comptoirs : Pondichéry (1670, 1697), Chandernagor, Mazulipatam, Calicut (1701).

L'acquisition de ces pays lointains ou la conquête des provinces proches, celles qui font le pré carré, ne s'est pas faite impunément. Les guerres de Louis XIV ont coûté cinq cent mille hommes. Elles ont rapporté dix provinces et un empire. Celles de la Révolution et de l'Empire feront tuer, du seul côté français, quelques quinze cent mille soldats sans modifier véritablement nos frontières : entre 1792 et 1815 tout se passera comme si nous échangions pour ce torrent de sang Philippeville, Mariembourg, Sarrelouis et Landau contre Senones, Mulhouse, Montbéliard et Avignon. Entre 1914 et 1918, nous échangerons douze cent mille soldats tués contre un nombre égal d'Alsaciens et de Lorrains. Ces comparaisons sont cruelles ; mais sans elles on ne saurait juger équitablement l'actif et le passif du Grand Siècle. »

François Bluche, Louis XIV dans Le grand règne

samedi 8 novembre 2008 | By: Mickaelus

La monarchie absolue sous Louis XIV, par François Bluche

"Dès 1661 Louis XIV a donné au régime français une unité, un style. Il en est résulté presque aussitôt cette monarchie absolue qu'admirent alors les Français, et que tentent d'imiter les rois d'Europe.

Aujourd'hui ces faits sont trop oubliés. Nos sensibilités échappent malaisément au pouvoir des mots. Or, depuis 1789, un enseignement simplificateur a noirci le concept de monarchie absolue. Le XIXe siècle l'a d'ailleurs peu à peu remplacé par l'horrible mot d'absolutisme, faisant de l'ancien régime un système de l'arbitraire, voire du despotisme ou de la tyrannie. La monarchie de Louis XIV devenait rétrospectivement comme le règne du bon plaisir.

On peut en général retrouver l'origine de chaque légende. Depuis Charles VII les lettres patentes des rois s'achevaient par l'expression : "Car tel est notre plaisir." Nos ancêtres, à qui le latin n'était pas étranger, lisaient : Placet nobis et volumus (C'est notre volonté réfléchie). Ils voyaient en cette formule la décision délibérée du Roi, non son caprice. De même traduisaient-ils sans hésiter monarchia absoluta par monarchie parfaite.

De l'enthousiasme de 1661 à la morosité trop soulignée de 1715, cinquante-quatre ans vont passer, souvent rudes, sans vraiment modifier l'admiration des Français pour le régime. Il est naturel, même pour ceux qui ont à se plaindre du monarque, de célébrer la monarchie absolue. Aux yeux d'un Pasquier Quesnel (1634-1719), janséniste exilé, la constitution française est parfaite, où "la royauté est comme éternelle". Le Roi jouit d'une légitime souveraineté ; "on le doit regarder comme le ministre de Dieu, lui être soumis et lui obéir parfaitement". Un Pierre Bayle (1647-1706), calviniste exilé, condamne les gouvernements mixtes, glorifie après Hobbes "l'autorité des rois", déclare froidement que "le seul et vrai moyen d'éviter en France les guerres civiles est la puissance absolue du souverain, soutenue avec vigueur et armée de toutes les forces nécessaires à la faire craindre".

Mais absolutus, venant du verbe absolvere (délier), les Français du XVIIe siècle savent aussi que monarchia absoluta signifie monarchie sans liens, et non pas sans limites. Les juristes théoriciens de la souveraineté (André Duchesne, Charles Loyseau, Jérôme Bignon) avaient, comme par hasard, développé leurs théories en 1609 et 1610, au lendemain de la grande anarchie des guerres de religion et de la reconstruction du royaume par le Béarnais. Qu'ils l'aient senti ou non, prôner alors une monarchie absolue revenait à exalter Henri IV ; leurs lecteurs pouvaient au moins comprendre qu'une pratique relativement débonnaire était conciliable avec la rigidité des principes. En 1609, il n'était pas question de confondre monarchie absolue et despotisme.

D'ailleurs, pour les juristes comme pour les Français instruits, le pouvoir royal, s'il est absolu, est également circonscrit. Le monarque doit respecter les maximes fondamentales, dites encore lois du royaume. La plus importante est la loi de succession, familièrement désignée sous le nom de "loi salique". Unique au monde, logique, précise, œuvre du temps et forgée par les grands événements de notre histoire, garante de la continuité et de l'unité du royaume, cette loi montre clairement que l'État passe avant le Roi. On peut dire qu'elle tient lieu à la France de constitution coutumière. La deuxième loi fondamentale affirme le caractère inaliénable du Domaine. Elle s'appuie sur un grand principe : le souverain n'est qu'usufruitier, et non propriétaire de son royaume. La troisième maxime - non reçue par tous, fortement commentée depuis 1614 - est appelée loi d'indépendance : le Parlement de Paris en a fait le système des libertés de l'Église de France, une permanente sauvegarde contre les empiétements de Rome.

De ces grands traits de notre droit public, résulte l'idée que la monarchie est plus absolue que le monarque."

François Bluche, Louis XIV, dans Le grand règne

jeudi 20 mars 2008 | By: Mickaelus

La diversité sociale sous l'Ancien Régime pendant le règne de Louis XIV, par François Bluche

L'histoire républicaine a trop coutume de présenter l'Ancien Régime de manière peu satisfaisante car par trop caricaturale, selon un classement aussi peu rigoureux que possible qui répond au schéma suivant : une noblesse à la richesse insolente qui eût écrasé une bourgeoisie méprisée et une roture vivant dans l'ordure. Or François Bluche, excellent historien qui a beaucoup apporté à la juste (re)connaissance du Grand Siècle, balaie ces boniments d'une phrase : "Si l'on accorde trop d'importance à la frontière noblesse-roture, on s'expose à ne rien comprendre à la société du XVIIe siècle." Je vous laisse apprécier le juste tableau qu'il dresse de la diversité des conditions sous le règne de Louis XIV, à l'époque du service de l'État, tableau extrait du début de son livre sur La vie quotidienne au temps de Louis XIV :

« Le découpage de la société française en trois ordres (clergé, noblesse, tiers état) n’est qu’une survivance. Il ne retrouve vie que dans les pays d’états, surtout en Bretagne et en Languedoc où les représentants des trois ordres siègent solennellement et ont un pouvoir administratif. Et puis chacun sait alors qu’un criminel roturier est ignominieusement pendu, qu’un criminel gentilhomme est élégamment décapité. Mais le bourreau n’est pas juge d’armes et c’est au tribunal de séparer le noble du non noble, tâche parfois presque impossible. Il y a de vrais nobles qui, par accident, n’ont pas été maintenus lors de la grande recherche de noblesse (1666-1674, 1696-1715), des faux nobles qui au contraire l’ont été. Certaines charges anoblissantes vous lavent de roture (on les dit quelquefois, par ironie, savonnettes à vilains) en vingt ans d’exercice ; d’autres réclament deux générations, deux fois vingt ans. Tous les secrétaires d’Etat de Louis XIV sont d’origine noble, à la seule exception de Colbert et de M. de Croissy son frère ; tous sont pourtant tenus par l’usage d’exercer des offices anoblissants de secrétaire du Roi, à l’instar de M. Jourdain ou d’autres bourgeois parisiens en sommet d’ascension.

Si l’on accorde trop d’importance à la frontière noblesse-roture, on s’expose à ne rien comprendre à la société du XVIIe siècle. Car le plus humble membre du clergé ne domine nullement les grands nobles ; et le plus décavé des gentilshommes ne saurait l’emporter sur un riche et puissant financier encore bourgeois. D’autre part, la noblesse n’est pas une classe, comme le montre clairement le tarif de l’impôt nouveau de la capitation (1695), qui divise les contribuables français en 22 classes et 569 catégories particulières. Alors que la première classe compte déjà quelques roturiers huppés, les plus grands officiers comptables, les fermiers généraux, on voit des nobles ravalés presque derniers rangs de la société. En septième classe, les gentilshommes titulaires de fiefs de dignité – marquis, comtes, vicomtes, barons – voisinent avec les receveurs des tailles. Dans la dixième classe, les nobles seigneurs de paroisse se trouvent au même rang que les notaires parisiens. En quinzième classe, les gentilshommes possédant fiefs et châteaux sont moins bien traités que les marchands de vin privilégiés ou que les gardes-livres des chambres des comptes. Enfin, dans la classe dix-neuf, apparaissent à la fois les gentilshommes sans fief ni château, les messagers de bourgs clos ou les bedeaux des universités ! La noblesse est donc une réunion de gens, à l’origine, à la fortune, aux conditions d’existence extrêmement variées. Elle ne retrouve son unité que dans ses privilèges et dans un idéal de vie. « Être noble – appartenir au second ordre – c’est héréditairement être exempté de taille personnelle, pouvoir tenir fief sans payer de finance, porter des qualifications nobles (écuyer, chevalier, etc.), partager noblement (en pays de droit coutumier) et pouvoir accéder aux ordres de chevalerie. » C’est aussi tenir le courage, l’honneur et la fidélité pour des valeurs primordiales. Cela ne signifie ni que le noble soit obligatoirement descendant d’un chevalier du moyen âge, ni qu’il domine la société locale, ni qu’il se consacre absolument au métier des armes ; encore moi, bien sûr, qu’il soit apte à venir à la cour et à être présenté à Sa Majesté.

Dans ce tarif de la capitation qui établit au milieu du règne de Louis XIV la hiérarchie sociale du royaume, on trouve presque en chaque classe supérieure, avec un léger dégradé, la lancinante succession de trois groupes : cour (ou métier militaire), robe (et plume), finance (étatique, semi-étatisée ou indépendante). En première classe figurent les princes du sang, mais aussi les ministres et les fermiers généraux ; en deuxième classe les ducs et le premier président du Parlement et les trésoriers des revenus casuels ; en troisième classe, les chevaliers du Saint-Esprit, mais aussi les trésoriers à mortier et les trésoriers de l’ordinaire des guerres…

Cela signifie que, trente-quatre ans après la mort de Mazarin, Louis XIV a littéralement remodelé la société ; que la noblesse n’est plus un critère obligatoire du succès, que dans la noblesse le paramètre de la naissance n’est plus toujours prioritaire ; que le mérite rivalise désormais avec la qualité des familles ; enfin que le service public passe avant tout. L’épée, la robe ou la finance, sont trois états ou professions ; elles sont trois regroupements sociaux ; elles sont d’abord et surtout trois formes de service, « les trois colonnes de l’Etat ». »

François Bluche, La vie quotidienne au temps de Louis XIV, dans Le grand règne
jeudi 27 septembre 2007 | By: Mickaelus

La généalogie de Louis XIV

"[...] Comme les astrologues s'attachent à la conjonction des astres, ainsi les historiens du temps passé scrutaient-ils volontiers les généalogies princières dans l'espoir d'y trouver la clef des grands destins. Nous pourrions dire, à leur exemple : à son aïeul Henri IV, Louis empruntera la bravoure, la ruse, le sens du secret, le goût des belles femmes. Il tiendra du roi d'Espagne Philippe II, son bisaïeul, l'obsession de bien accomplir son métier monarchique. Ce type de considérations, qui n'est plus à la mode, n'était pas sans valeur : dans les grandes familles, et même dans toutes lignées fidèles à certaine tradition, la contemplation des ancêtres pèse parfois plus que la mystérieuse action de l'hérédité.


Mais bientôt la galerie des aïeux s'anime étrangement, grouille, laisse voir mille visages souvent étranges, toujours contrastés. Dans celle de Louis XIV apparaissent l'empereur Charles Quint, mais aussi Rurik le Viking, souche de la noblesse russe, Frédéric Barberousse, Charles le Téméraire, le condottiere Jean de Médicis, le doux poète Charles d'Orléans. Certaines répétitions de personnages, presque lancinantes, méritent d'être notées : du Téméraire notre héros descend six fois, d'Inès de Castro - la reine morte - vingt-deux fois ; et trois cent soixante-huit fois de saint Louis, dont il n'eut pas la sainteté, mais dont il hérita le gallicanisme. Enfin n'est-il pas émouvant de savoir Louis le Grand, en sa vie souvent fidèle à l'héroïsme cornélien, descendu quinze cent soixante-quinze fois du Cid Campeador ?

Les grandes dynasties, alliées par-delà les frontières, sont toujours un peu cosmopolites. Pourtant chacun s'efforce de déceler chez tout illustre monarque la nationalité dominante. Maurice Barrès écrivait froidement : « Louis XIV est un Médicis. Bonaparte est toscan. Sublime Toscane. » Quelques auteurs plus méthodiques ont examinés les quartiers ascendants du souverain (on sait que les quatre quartiers d'un personnage sont ses quatre grands-parents, les huit quartiers, ses huit arrière-grands-parents, etc.). Les uns pensent y découvrir une majorité allemande, ce qui prédisposait le roi de France en 1658 à une éventuelle candidature à l'Empire. D'autres ne voyaient que ses ancêtres espagnols, et prédestinaient en conséquence le créateur de Versailles à imposer une stricte étiquette de cour. Personne n'avait la patience de remonter assez haut dans le temps. Aujourd'hui, un généalogiste a voulu en avoir le cœur net. Il a retrouvé cinq cent dix des cinq cent douze quartiers ascendants de Louis XIV, c'est-à-dire les ancêtres du Roi examinés en coupe à la dixième génération. L'élément germanique (quarante-trois quartiers allemands et quatorze autrichiens) n'y représente que onze pour cent ; les Slaves (trente-six quartiers) et les Anglais (rencontrés trente-cinq fois), chacun sept pour cent. Les pays latins font le reste de l'ascendance royale, soit soixante-quinze pour cent : cent quarante-cinq quartiers français, huit lorrains et cinq de la maison de Savoie, cent trente-trois quartiers espagnols, cinquante portugais, quarante et un italiens. Le roi de France est tout de même assez français.

Au reste, ces questions ne préoccupaient nullement nos pères. Non seulement le Roi était français par essence - quand il aurait compté trente et un quartiers étrangers sur trente-deux -, mais ce caractère était imprescriptible. D'après le vieux droit public, un prince de la lignée directe (masculine) de Hugues Capet, né légitime, ne pouvait perdre sa qualité de Français. En 1589, Henri de Bourbon n'avait pas été gêné par son titre de roi de Navarre - souveraineté étrangère -, mais par son protestantisme ; et l'on n'avait pas davantage reproché à Henri III d'avoir provisoirement régné sur la Pologne. C'est pourquoi, lorsque se posera, à la fin du règne de Louis XIV, la question d'une candidature française à la couronne d'Espagne, le duc d'Anjou - devenu Philippe V - savait qu'il conservait et conserverait tous ses droits à une éventuelle succession au trône de France. Aucune convention internationale ne pouvait sur ce point l'emporter sur l'usage du royaume. Ce n'était pas une banale coutume, mais une loi fondamentale, élément imprescriptible de notre constitution non écrite.

D'ailleurs, n'est-il pas inadéquat, à ainsi dénombrer les quartiers ascendants de nos princes, de marquer les reines de France à l'encre indélébile, de leur "nationalité" de naissance ? Le "royaume de Catherine de Médicis", veuve de Henri II et régente, ne se situe point, que l'on sache, en Toscane... Et si Anne d'Autriche, comme nous y avons fait allusion, n'a pas toujours résisté, du vivant de Louis XIII, à la tentation des intelligences espagnoles, tout changea avec son veuvage. Dès 1643, elle ne sera que reine de France, plus patriote, mieux dévouée aux intérêts de son pays d'adoption que bien des princes de la maison de France. Telle est la force et l'efficacité des lois fondamentales. Non contentes de canaliser notre droit public au long des siècles, elles impressionnent les sensibilités et fondent les meilleures traditions de la cour. Après la mort de son mari, Anne d'Autriche, devenue la Reine mère, n'aura plus d'espagnol que sa fierté, son sens de l'honneur et les formes de sa dévotion."

François Bluche, Le grand règne, Louis XIV, p. 270-272