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vendredi 26 février 2010 | By: Mickaelus

La Bruyère et les paysans


Louis le Nain, Le repas des paysans


« L'on voit certains animaux farouches, des mâles et des femelles répandus par la campagne, noirs, livides et tout brûlés du soleil, attachés à la terre qu'ils fouillent, et qu'ils remuent avec une opiniâtreté invincible ; ils ont comme une voix articulée, et quand ils se lèvent sur leurs pieds, ils montrent une face humaine, et en effet ils sont des hommes ; ils se retirent la nuit dans des tanières où ils vivent de pain noir, d'eau, et de racine : ils épargnent aux autres hommes la peine de semer, de labourer et recueillir pour vivre, et méritent ainsi de ne pas manquer de ce pain qu'ils ont semé. »

Jean de La Bruyère, Les Caractères (1688-1696)


Voici ce que lui répond l'historien François Bluche :

« Il était une fois – et ce n'est pas un conte – un bourgeois gentilhomme, Jean de la Bruyère, écuyer, trésorier de France au bureau des finances de Caen (où il ne mit pas les pieds), officier chez le prince de Condé (dont il ne quittait le château que pour vivre à Paris). Ce La Bruyère, citadin jusqu'au bout des ongles, a laissé des gens de la campagne une courte pochade, hâtive et baroque, dont il n'imaginait pas la fortune posthume. Or elle est aussi caricaturale que, deux siècles plus tard, La Terre d'Émile Zola. Ceci prouve que les gens de lettres changent peu, et confirme une vérité : même s'ils affectent de vanter « la nature », les habitants de la ville ignorent « la campagne ».

Jean de la Bruyère a découvert, dans les années 80 de son siècle et 40 de son âge, des « animaux farouches » (j'y vois plus de mépris que de pitié), « noirs, livides et tout brûlés de soleil ». Ces clichés aux couleurs brutalement contrastées auraient dû paraître suspects ; car, comment tant de crasse et tant de hâle - superposés ou non - laissent-ils filtrer la lividité de teint prêtée à ces pauvres gens ? Mais la description se poursuit. Nos animaux farouches fouillent et remuent la terre (c'est en somme leur métier) avec opiniâtreté (on est ici moins badaud ou fainéant qu'en ville). Ils vivent dans des tanières (tel est le nom donné aux chaumières par un bourgeois dédaigneux), « de pain noir, d'eau et de racine » (souvenez-vous du traité de gastronomie de Massialot, même le duc d'Orléans fait des repas de « racines », du moins aux jours maigres).

Maintenant nous pouvons faire la synthèse, après l'exégèse. Le texte des Caractères renseigne davantage sur les Parisiens et leur mentalité vaniteuse, que sur les Français des campagnes. Mais, à y bien regarder, que nous dit-il de ces derniers ? Ils sont rudes, travailleurs, acharnés, sobres, et, faute de beaucoup de viande (ne comptons pas les poulets, la cochonnaille, ni le casuel du braconnage), sont mangeurs de légumes. Tous ces traits sont exacts, à l'honneur des manants.

Meilleur connaisseur que La Bruyère, l'anonyme auteur du Pauvre laboureur, s'il chante et fait chanter la rudesse des tâches paysannes, ne réduit pas au noir tout le travail des champs : Le pauvre laboureur,/Il a bien du malheur./Du jour de sa naissance/L'est déjà malheureux./Qu'il pleuv', qu'il tonn', qu'il vente,/Qu'il fasse mauvais temps,/L'on voit toujours, sans cesse,/Le laboureur aux champs !.../Le pauvre laboureur/Il est toujours content./Quand l'est à la charrue,/Il est toujours chantant./Il n'est ni roi, ni prince,/Ni duque, ni seigneur,/Qui n'vive de la peine/Du pauvre laboureur. »

François Bluche, La vie quotidienne au temps de Louis XIV (1984), dans Le grand règne (2006)


«Les paysans français, remis des troubles de la Fronde, ne sont pas ces « animaux farouches » que La Bruyère, citadin impénitent, voit « noirs, livides et tout brûlés de soleil » (curieux assemblage de couleurs) et qu'il dit vivre « dans des tanières », se soutenant seulement « de pain noir, d'eau et de racines » (racine est au XVIIe siècle, même à la cour, synonyme de légume). Ils ont un niveau de vie supérieur à celui de la plupart des ruraux de l'Europe. Ils profitent de la politique de Colbert, qui a freiné l'augmentation de la taille (impôt obligatoire, dur aux pauvres) au profit des impôts indirects (fiscalité volontaire, qui touche surtout les riches). Ils bénéficient journellement de l'administration des intendants. L'État moderne est en place et les protège. Paradoxalement on leur avait présenté la facture de cette modernisation, avant qu'ils aient pu en mesurer l'intérêt. »

François Bluche, Louis XIV (1986), dans Le grand règne (2006)


Louis le Nain, Lieu champêtre

jeudi 17 décembre 2009 | By: Mickaelus

Le Souverain idéal, par La Bruyère

"Que de dons du ciel ne faut-il pas pour bien régner ! Une naissance auguste, un air d'empire et d'autorité, un visage qui remplisse la curiosité des peuples empressés de voir le Prince, et qui conserve le respect dans le courtisan. Une parfaite égalité d'humeur, un grand éloignement pour la raillerie piquante, ou assez de raison pour ne se la permettre point ; ne faire jamais ni menaces, ni reproches, ne point céder à la colère, et être toujours obéi. L'esprit facile, insinuant ; le cœur ouvert, sincère, et dont on croit voir le fond, et ainsi très propre à se faire des amis, des créatures et des alliés ; être secret toutefois, profond et impénétrable dans ses motifs et dans ses projets. Du sérieux et de la gravité dans le public : de la brièveté, jointe à beaucoup de justesse et de dignité, soit dans les réponses aux ambassadeurs des princes, soit dans les conseils. Une manière de faire des grâces qui est comme un second bienfait, le choix des personnes que l'on gratifie ; le discernement des esprits, des talents et des complexions pour la distribution des postes et des emplois ; le choix des généraux et des ministres. Un jugement ferme, solide, décisif dans les affaires, qui fait que l'on connaît le meilleur parti et le plus juste ; un esprit de droiture et d'équité qui fait qu'on le suit, jusques à prononcer quelquefois contre soi-même en faveur du peuple, des alliés, des ennemis ; une mémoire heureuse et très présente qui rappelle les besoins des sujets, leurs visages, leurs noms, leurs requêtes. Une vaste capacité qui s'étende non seulement aux affaires du dehors, au commerce, aux maximes d'État, aux vues de la politique, au reculement des frontières par la conquête de nouvelles provinces, et à leur sûreté par un grand nombre de forteresses inaccessibles ; mais qui sache aussi se renfermer au dedans, et comme dans les détails de tout un royaume qui en bannisse un culte faux, suspect et ennemi de la souveraineté, s'il s'y rencontre ; qui abolisse des usages cruels et impies, s'ils y règnent ; qui réforme les lois et les coutumes, si elles étaient remplies d'abus ; qui donne aux villes plus de sûreté et plus de commodités par le renouvellement d'une exacte police, plus d'éclat et plus de majesté par des édifices somptueux. Punir sévèrement les vices scandaleux ; donner par son autorité et par son exemple du crédit à la piété et à la vertu : protéger l'Église, ses ministres, ses droits, ses libertés : ménager ses peuples comme ses enfants ; être toujours occupé de la pensée de les soulager, de rendre les subsides légers, et tels qu'ils se lèvent sur les provinces sans les appauvrir. De grands talents pour la guerre ; être vigilant, appliqué, laborieux : avoir des armées nombreuses, les commander en personne ; être froid dans le péril, ne ménager sa vie que pour le bien de son État, aimer le bien de son État et sa gloire plus que sa vie. Une puissance très absolue, qui ne laisse point d'occasion aux brigues, à l'intrigue et à la cabale ; qui ôte cette distance infinie qui est quelquefois entre les grands et les petits, qui les rapproche, et sous laquelle tous plient également. Une étendue de connaissance qui fait que le Prince voit tout par ses yeux, qu'il agit immédiatement et par lui-même ; que ses généraux ne sont quoique éloignés de lui que ses lieutenants, et les ministres que ses ministres. Une profonde sagesse qui sait déclarer la guerre, qui sait vaincre et user de la victoire ; qui sait faire la paix, qui sait la rompre, qui sait quelquefois et selon les divers intérêts contraindre les ennemis à la recevoir ; qui donne des règles à une vaste ambition, et sait jusques où l'on doit conquérir. Au milieu d'ennemis couverts ou déclarés se procurer le loisir des jeux, des fêtes, des spectacles ; cultiver les arts et les sciences ; former et exécuter des projets d'édifices surprenants. Un génie enfin supérieur et puissant qui se fait aimer et révérer des siens, craindre des étrangers ; qui fait d'une Cour, et même de tout un royaume comme une seule famille, unie parfaitement sous un même chef, dont l'union et la bonne intelligence est redoutable au reste du monde. Ces admirables vertus me semblent renfermées dans l'idée du souverain ; il est vrai qu'il est rare de les voir réunies dans un même sujet ; il faut que trop de choses concourent à la fois, l'esprit, le cœur, les dehors, le tempérament ; et il me paraît qu'un monarque qui les rassemble toutes en sa personne, est bien digne du nom de Grand."

Jean de La Bruyère, Les Caractères (1688-1696)