« […] Le moment est venu du bilan. Il peut surprendre le lecteur, tant les auteurs français ont insisté, depuis Michelet, sur les échecs ou déceptions de la fin du règne. Beaucoup de nos contemporains croient la France de 1715 plus petite que celle de 1643. D'ailleurs, dans le récit des guerres et le détail des traités, reviennent trop souvent les mêmes noms : Ypres, Tournai, Philippsbourg, Brisach, Pignerol : l'alternance des acquisitions et des rétrocessions donne une impression de fragilité. Eh bien ! Les arbres nous cachent la forêt. Ces places vénérables ou glorieuses, ces villes à la souveraineté mouvant dissimulent le mouvement tectonique de l'agrandissement du royaume : dix provinces nouvelles, des droits sur Madagascar (territoire de la Couronne), une installation au Sénégal, et cette immense Louisiane qui porte le nom du roi de France, tandis que le Mississipi s'appelle fleuve Colbert.
Fin août 1715, à la veille de la mort du Roi, les progrès territoriaux enregistrés depuis 1643 par la France, tant en métropole qu'à la colonie apparaissent donc presque démesurés ; les pertes sont supportables. Utrecht nous a contraint d'abandonner Terre-Neuve, sous réserve des droits de pêche, l'Acadie et Saint-Christophe. Il faut l'exagération préromantique de l'écrivain de marine Robert Challes, pour penser que de telles cessions ont été plus graves que si nous avions cédé aux Anglais « la Normandie, la Bretagne et même l'Aquitaine ». Sur le moment, ces abandons « ne frappent point, ou frappent légèrement les Français d'Europe, parce qu'ils n'en aperçoivent pas les conséquences ». Il eût en effet suffi, après 1715, de renforcer le peuplement du Canada et de la Louisiane pour assurer notre avenir américain ; mais cela ne dépendra plus de Louis XIV. Pour ce qui a dépendu de lui, en dépit des concessions faites à Utrecht, la France détient outre-mer un « domaine beaucoup plus vaste que l'ensemble des possessions coloniales anglaises à la même époque ». Il est vrai que notre empire est infiniment moins peuplé que celui du roi d'Angleterre ; vrai aussi, qu'il manque à nos pères une conscience coloniale, même si Jérôme de Pontchartrain sembla près d'y atteindre.
La carte des acquisitions se présente ainsi : l'Artois (1659), Dunkerque, une des villes chéries de Louis XIV (1662), la Flandre wallonne avec Lille (1668), Aire et Saint-Omer ou ce qui nous manquait de l'Artois (1678), Thionville et ce qu'on nomme trop pompeusement « le Luxembourg français » (1643, 1659), la Lorraine des trois évêchés : Metz, Toul et Verdun (1648), Sarrelouis, cette réunion que Vauban a bâtie et que le Roi a baptisée (1680, 1697), Landau (1680, 1714), l'Alsace (1648, 1681, 1697), la Franche-Comté (1674, 1678), la vallée de l'Ubaye ou de Barcelonnette (1713), la principauté d'Orange (1673, 1713), le Roussillon et la Cerdagne (1659).
Tel est le « pré carré » du Roi. Depuis la paix de Ryswick il est amputé de ses pseudopodes, c'est-à-dire plus homogène et mieux défendable. Au total, sans que jamais ait figuré en aucun programme royal ou gouvernemental cette notion anachronique, la France de 1715 n'est pas éloignée de posséder, dans la mesure où la géographie et les traités l'ont permis, des « frontières naturelles ». La chose est de facto assurée, sur le Rhin, entre Dauphiné et Savoie, au sommet des Pyrénées. Monsieur de Vauban est mort regrettant Philippsbourg, Brisach, Kehl et Pignerol. Il réagissait en commissaire des fortifications. Louis XIV, plus intelligent, raisonnait d'abord en politique.
Outre-mer, le Roi n'a point conçu de plan impérial suivi, mais la liste des possessions nouvelles montre que les établissements français dépassent en ampleur ce qu'ils eussent été si l'on n'avait suivi qu'une politique mercantile et pragmatique de profit immédiat. Aux Indes occidentales l'utilisation stratégique et commerciale de Saint-Domingue (1655, 1697) console le royaume de l'abandon de Saint-Christophe. Cayenne et la Guyane (1676) ne sont pas l'Eldorado, mais ne laissent pas l'Angleterre et la Hollande seules aux portes du riche Brésil. Si la Louisiane (1682), concédée en 1712 au financier Crozat, est encore un désert d'hommes, elle est riche de potentialités. En Afrique, Louis a des droits incontestés sur le Sénégal (1659, 1700) où le fort Saint-Joseph au pays de Galam confirme la présence française. Le comte d'Estrées lui a conquis Gorée (1677, 1678). Madagascar n'est pas cette terre de colonisation qu'avait rêvée Colbert : en 1715 on aurait du mal à y rencontrer un officier de Sa Majesté ou un colon ; pourtant nous avons si peu renoncé à ce pays que Louis XIV l'a baptisé « île Dauphine » et l'a réuni à la Couronne en 1686. A quelque distance, la France possède ou commence de posséder deux escales importantes sur la route de l'Extrême-Orient : les Mascareignes – île Bourbon (1649) et île de France (1715) – facilitent pour les navires marchands la liaison avec les Indes orientales. Là s'activent nos premiers comptoirs : Pondichéry (1670, 1697), Chandernagor, Mazulipatam, Calicut (1701).
L'acquisition de ces pays lointains ou la conquête des provinces proches, celles qui font le pré carré, ne s'est pas faite impunément. Les guerres de Louis XIV ont coûté cinq cent mille hommes. Elles ont rapporté dix provinces et un empire. Celles de la Révolution et de l'Empire feront tuer, du seul côté français, quelques quinze cent mille soldats sans modifier véritablement nos frontières : entre 1792 et 1815 tout se passera comme si nous échangions pour ce torrent de sang Philippeville, Mariembourg, Sarrelouis et Landau contre Senones, Mulhouse, Montbéliard et Avignon. Entre 1914 et 1918, nous échangerons douze cent mille soldats tués contre un nombre égal d'Alsaciens et de Lorrains. Ces comparaisons sont cruelles ; mais sans elles on ne saurait juger équitablement l'actif et le passif du Grand Siècle. »
François Bluche, Louis XIV dans Le grand règne
Fin août 1715, à la veille de la mort du Roi, les progrès territoriaux enregistrés depuis 1643 par la France, tant en métropole qu'à la colonie apparaissent donc presque démesurés ; les pertes sont supportables. Utrecht nous a contraint d'abandonner Terre-Neuve, sous réserve des droits de pêche, l'Acadie et Saint-Christophe. Il faut l'exagération préromantique de l'écrivain de marine Robert Challes, pour penser que de telles cessions ont été plus graves que si nous avions cédé aux Anglais « la Normandie, la Bretagne et même l'Aquitaine ». Sur le moment, ces abandons « ne frappent point, ou frappent légèrement les Français d'Europe, parce qu'ils n'en aperçoivent pas les conséquences ». Il eût en effet suffi, après 1715, de renforcer le peuplement du Canada et de la Louisiane pour assurer notre avenir américain ; mais cela ne dépendra plus de Louis XIV. Pour ce qui a dépendu de lui, en dépit des concessions faites à Utrecht, la France détient outre-mer un « domaine beaucoup plus vaste que l'ensemble des possessions coloniales anglaises à la même époque ». Il est vrai que notre empire est infiniment moins peuplé que celui du roi d'Angleterre ; vrai aussi, qu'il manque à nos pères une conscience coloniale, même si Jérôme de Pontchartrain sembla près d'y atteindre.
La carte des acquisitions se présente ainsi : l'Artois (1659), Dunkerque, une des villes chéries de Louis XIV (1662), la Flandre wallonne avec Lille (1668), Aire et Saint-Omer ou ce qui nous manquait de l'Artois (1678), Thionville et ce qu'on nomme trop pompeusement « le Luxembourg français » (1643, 1659), la Lorraine des trois évêchés : Metz, Toul et Verdun (1648), Sarrelouis, cette réunion que Vauban a bâtie et que le Roi a baptisée (1680, 1697), Landau (1680, 1714), l'Alsace (1648, 1681, 1697), la Franche-Comté (1674, 1678), la vallée de l'Ubaye ou de Barcelonnette (1713), la principauté d'Orange (1673, 1713), le Roussillon et la Cerdagne (1659).
Tel est le « pré carré » du Roi. Depuis la paix de Ryswick il est amputé de ses pseudopodes, c'est-à-dire plus homogène et mieux défendable. Au total, sans que jamais ait figuré en aucun programme royal ou gouvernemental cette notion anachronique, la France de 1715 n'est pas éloignée de posséder, dans la mesure où la géographie et les traités l'ont permis, des « frontières naturelles ». La chose est de facto assurée, sur le Rhin, entre Dauphiné et Savoie, au sommet des Pyrénées. Monsieur de Vauban est mort regrettant Philippsbourg, Brisach, Kehl et Pignerol. Il réagissait en commissaire des fortifications. Louis XIV, plus intelligent, raisonnait d'abord en politique.
Outre-mer, le Roi n'a point conçu de plan impérial suivi, mais la liste des possessions nouvelles montre que les établissements français dépassent en ampleur ce qu'ils eussent été si l'on n'avait suivi qu'une politique mercantile et pragmatique de profit immédiat. Aux Indes occidentales l'utilisation stratégique et commerciale de Saint-Domingue (1655, 1697) console le royaume de l'abandon de Saint-Christophe. Cayenne et la Guyane (1676) ne sont pas l'Eldorado, mais ne laissent pas l'Angleterre et la Hollande seules aux portes du riche Brésil. Si la Louisiane (1682), concédée en 1712 au financier Crozat, est encore un désert d'hommes, elle est riche de potentialités. En Afrique, Louis a des droits incontestés sur le Sénégal (1659, 1700) où le fort Saint-Joseph au pays de Galam confirme la présence française. Le comte d'Estrées lui a conquis Gorée (1677, 1678). Madagascar n'est pas cette terre de colonisation qu'avait rêvée Colbert : en 1715 on aurait du mal à y rencontrer un officier de Sa Majesté ou un colon ; pourtant nous avons si peu renoncé à ce pays que Louis XIV l'a baptisé « île Dauphine » et l'a réuni à la Couronne en 1686. A quelque distance, la France possède ou commence de posséder deux escales importantes sur la route de l'Extrême-Orient : les Mascareignes – île Bourbon (1649) et île de France (1715) – facilitent pour les navires marchands la liaison avec les Indes orientales. Là s'activent nos premiers comptoirs : Pondichéry (1670, 1697), Chandernagor, Mazulipatam, Calicut (1701).
L'acquisition de ces pays lointains ou la conquête des provinces proches, celles qui font le pré carré, ne s'est pas faite impunément. Les guerres de Louis XIV ont coûté cinq cent mille hommes. Elles ont rapporté dix provinces et un empire. Celles de la Révolution et de l'Empire feront tuer, du seul côté français, quelques quinze cent mille soldats sans modifier véritablement nos frontières : entre 1792 et 1815 tout se passera comme si nous échangions pour ce torrent de sang Philippeville, Mariembourg, Sarrelouis et Landau contre Senones, Mulhouse, Montbéliard et Avignon. Entre 1914 et 1918, nous échangerons douze cent mille soldats tués contre un nombre égal d'Alsaciens et de Lorrains. Ces comparaisons sont cruelles ; mais sans elles on ne saurait juger équitablement l'actif et le passif du Grand Siècle. »
François Bluche, Louis XIV dans Le grand règne
0 commentaires:
Enregistrer un commentaire