mardi 3 mars 2009 | By: Mickaelus

Louis de Bonald nous parle des Croisades



DES CROISADES.


Vers les dernières années du Xe siècle, l'opinion s'était répandue dans la chrétienté que la fin du monde approchait ; et cette opinion, qui tenait en apparence à la révolution millénaire qui finissait, avait disposé les esprits à recevoir des impressions extraordinaires.

Dans ces circonstances, les Turcomans, vainqueurs des Sarrasins, envahirent les lieux honorés par la vie et la mort du divin Fondateur de la religion chrétienne : les Chrétiens, qui les habitaient, furent surtout l'objet de la fureur et des outrages de ces peuples barbares et voluptueux qu'échauffait le zèle naissant d'une religion licencieuse et guerrière.

Les voyageurs qui revenaient de la Palestine, dévotion commune dans ce siècle et conforme aux mœurs du temps, enflammaient par leurs récits la compassion des peuples. On n'écoutait pas alors avec une stérile curiosité le récit des malheurs que des hommes, que des frères, membres de la même société religieuse et de la grande société civile, souffraient sur une terre barbare. L'esprit n'opposait pas ses froides et fausses combinaisons aux élans sublimes de l'amour du prochain, aux vues profondes d'une vaste et saine politique ; et lorsqu'il fallait maintenir l'exemple des grandes vertus qui conservent les sociétés, on ne calculait pas les hommes, encore moins l'argent qu'il pouvait en coûter. Un homme (la nature les produit où et quand ils sont nécessaires), un homme pouvoir, c'est-à-dire embrasé de l'amour de ses semblables, entreprend seul de venger sur les infidèles le sang et l'honneur des Chrétiens. Il fait parler la religion, et la religion donne à cette entreprise ce grand caractère qu'elle communique à tous les événements dont elle est le principe. Ce n'est pas un roi et un peuple, ce sont tous les rois et tous les peuples, c'est l'Europe entière qui s'arrache de ses fondements, pour tomber sur l'Asie. L'objet était saint, il fut défiguré par les passions des hommes et l'ambition médita des conquêtes dans ces mêmes lieux qui ne devaient rappeler aux Chrétiens que les humiliations de leur Dieu. Le désir de visiter les saints lieux, dévotion en usage dans un temps où la foi, dépourvue des connaissances qui auraient pu la nourrir, avait plus besoin d'être soutenue par des objets sensibles, entraîna sur les pas des croisés une foule immense qui affama l'armée par ses besoins, et déshonora l'entreprise par ses désordres. La religion inspira les motifs, et ils furent dignes d'elle : les hommes y mêlèrent leurs passions, la société civile en recueillit les fruits car la religion fait servir les passions des hommes au perfectionnement de la société.

Des guerres intestines et continuelles, que l'ardeur du pillage et la soif de la vengeance entretenaient entre les différents pouvoirs qui s'étaient élevés au sein de la société, et qui avaient changé tous les châteaux en forteresses, et tous les cultivateurs en soldats, auraient ramené l'Europe à l'état de barbarie. Une guerre générale, entreprise pour la défense de la religion et de l'humanité opprimées, éteignit cette ardeur insensée. L'Europe changea de face ; et l'on peut dater de cette époque le développement de la constitution politique et religieuse des sociétés, le perfectionnement de leur administration, l'établissement de la marine, et les progrès du commerce. Un autre effet des croisades, selon l'abbé Fleury, fut de mettre pour toujours l'Italie à couvert des insultes des Sarrasins, et de les affaiblir en Espagne, où leur puissance en effet a toujours diminué depuis cette époque. Cette noblesse, essentiellement conservatrice de la société politique, tant qu'elle n'est que force, mais destructive de la société constituée dès qu'elle est pouvoir, devint docile et polie, sans cesser d'être brave. Les croisades furent l'origine de la chevalerie, de cette religion de l'honneur, qui produisit des vertus si héroïques et si naïves, et des hommes si francs et si courageux ; institution que les peuples ne virent qu'avec respect et dont les écrivains du temps ne parlèrent qu'avec enthousiasme.

Ainsi la volonté générale conservatrice de la société civile guérit alors l'Europe de la fureur des combats, par les calamités d'une guerre générale ; comme elle veut aujourd'hui la guérir de la fureur de philosopher, par les effets déplorables d'un philosophisme universel. Et sans doute, dans les temps à venir, on pourra appliquer à l'Europe philosophe ce que les historiens disent de l'Europe guerroyante : Encore quelques années de philosophie, et c'était fait de l'Europe.

Louis de Bonald, Théorie du pouvoir politique et religieux dans la société civile, démontrée par le raisonnement et par l'histoire (1796), dans Œuvres complètes de M. de Bonald, tome I


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