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vendredi 20 novembre 2009 | By: Mickaelus

Recommandations de son oncle ermite à Perceval

"Et maintenant, dit l'ermite, raconte-moi, je te prie, quelle a été ta vie, ce que tu as fait, sans rien me cacher ni mentir.

- C'est seulement aujourd'hui, répondit Perceval, que je comprends avec angoisse combien longtemps j'ai erré sans guide, privé du secours de toute joie. Je me sens accablé, car je n'ai rien fait d'autre que rechercher des combats. Et je suis même irrité en mon cœur contre Dieu car, non content de susciter chacun des soucis qui m'assaillent, il les a fait croître avec acharnement. Tout bonheur a été pour moi enseveli dans une tombe. Si ce Dieu dont me parlait ma mère, ce Dieu qu'elle me décrivait comme l'être le plus beau et le plus lumineux qui fût au monde, m'avait accordé son secours, ma joie n'eût point connu de bornes. Or mon âme sombre aujourd'hui dans une douleur sans fond. - Enfant, l'interrompit l'ermite, as-tu jamais demandé son aide à Dieu ? - Non, confessa Perceval, je me fiais trop à ma force, à mon audace et à mon courage. - Alors, dit l'ermite, ne t'étonne pas de te sentir si seul et abandonné."

Perceval demeura silencieux. L'ermite soupira et reprit : "Enfant, je sais que tu vaux mieux que tu ne le prétends. Mais tu dois faire confiance à Dieu et te garder de proférer des paroles qui sont autant de blasphèmes. J'aimerais te montrer que Dieu, loin d'être responsable en rien de tes malheurs, sera au contraire toujours prêt à te seconder. Bien que je ne sois pas un clerc, j'ai lu et recopié de ma main ce qu'enseignent les livres de vérité. Je sais que l'homme doit sans cesse se tenir prêt à servir. Ainsi mérite-t-il l'aide de celui qui ne se lasse jamais d'assister les âmes en détresse. Sois ferme en ta foi et ne te laisse pas envahir par le doute. Oui, Dieu est lumière, mais il est aussi vérité et justice, et ni ta violence ni ta colère ne lui arracheront son aide. Quiconque te verra irrité contre Dieu te tiendra pour un homme de peu de sens. Songe à ce qu'il advint de Lucifer et de tous les anges qui le suivirent. Et pourtant, à l'origine, ils étaient des êtres bons et lumineux. Ah ! Dieu ! d'où leur est venue la haine qui les a menés, après de sombres combats, en un lieu de souffrance et de misère ?

Quand Lucifer, avec sa suite, s'abîma dans l'enfer, Dieu le remplaça par un homme : il prit de la terre et en forma le noble Adam. Du corps d'Adam, il détacha Ève qui, pour avoir refusé d'écouter son créateur, nous précipita tous dans l'infortune et ruina tout notre bonheur. De ces deux êtres naquirent des enfants, mais l'un d'eux, cédant à la démesure, en vint par un inconcevable orgueil à souiller son aïeule, laquelle était encore vierge. Or beaucoup de gens, avant d'avoir compris le sens de ces paroles, s'étonnent et demandent comment chose pareille put advenir. Elle advint pourtant, et ce fut là une très grave faute."

Perceval l'interrompit : "Bel oncle, dit-il, je ne puis croire qu'il en ait été ainsi. De quel père était donc né l'homme qui ravit la pureté virginale de son aïeule comme tu me le contes ? Tu aurais mieux fait de te taire sur ce point ! - Je vais pourtant te l'expliquer, répondit l'ermite, et si je ne dis pas la vérité vraie, regarde-moi comme un trompeur abominable. Il ne faut pas s'arrêter aux mots, mais en comprendre le sens profond. C'est la terre qui était la mère d'Adam, puisqu'il se nourrissait des fruits de la terre. En ce temps-là, la terre était encore vierge. Mais Adam fut le père de Caïn, lequel tua son frère Abel pour lui disputer un bien misérable. Et quand le sang d'Abel tomba sur la terre pure, c'en fut fait de sa virginité. Vois-tu désormais comment le fils d'Adam ravit la virginité de sa propre aïeule ? - Je le vois, répondit Perceval.

- Alors, reprit l'ermite, naquit la haine entre les hommes, et cette haine n'a jamais cessé depuis. Toutefois, il n'est rien de si pur au monde qu'une vierge exempte de toute fausseté, et Dieu lui-même fut le fils d'une vierge. Il s'est modelé sur l'image du fils de la première vierge, et cela, de la part d'un être d'une essence aussi haute, prouvait son grand amour pour les hommes. Avec la race d'Adam commença certes notre infortune, mais aussi notre félicité, puisque celui qui est le maître de tous les anges condescend à nous reconnaître comme issus de son lignage. Hélas ! ce lignage entraîne aussi jusqu'à nous une lourde charge de péchés qu'il nous faut supporter.

Pour la supporter, nous devons prier Dieu de nous accorder son aide. Si nous sommes sincères, il ne la refuse jamais. Ayant, par loyal amour, revêtu forme humaine, il a, par empressement loyal, ardemment combattu la déloyauté. N'aie donc point de rancune à son encontre si tu ne veux compromettre ta destinée. Montre-toi moins inconsidéré en tes paroles et en tes actions. Je vais te dire quel châtiment attend celui qui prétend venger ses souffrances par des paroles de démesure : lui-même se condamne par sa propre bouche. Crois-en le témoignage des sages de l'ancien temps : il est toujours vrai et nous garantit la vérité de ce discours. Platon l'avait déjà dit en son temps, et la Sibylle aussi, qui fut prophétesse. Sans se tromper en rien, ils ont annoncé, de longues années à l'avance, la venue certaine de celui qui rachèterait la race humaine. Celui dont la main régit l'univers nous a, avec son amour divin, arrachés à la noirceur de l'enfer ; il n'y a laissé que ceux qui ne savent point commander à leurs passions.

Les justes paroles de ces prophètes nous parlent de celui qui sait véritablement aimer. C'est une lumière qui pénètre au fond de toutes choses. Rien ne peut faire chanceler cette force d'amour. Tous ceux à qui il manifeste son amour connaissent en cet amour une joie intense. Mais, en ce monde, les hommes agissent fort diversement : ils peuvent, à leur guise, acquérir son amour ou bien s'attirer sa colère. Demande-toi lequel des deux te sera du plus grand secours. Le malheureux qui n'éprouve point de repentir fuit le loyal amour divin ; l'homme qui reconnaît ses torts et souhaite les expier s'attire une grâce sans prix. Cette grâce lui viendra de celui qui sonde jusqu'au tréfonds de nos pensées les plus secrètes. Car la pensée peut se soustraire au regard du soleil, la pensée, bien qu'aucune serrure ne l'enferme, peut demeurer cachée, impénétrable à toute créature mais, dans quelques ténèbres qu'elle se complaise, Dieu la déchiffre sans peine. Il a le pouvoir de tout éclairer, et son éclat rayonne à travers la paroi ténébreuse dont s'enveloppe la pensée, il plonge jusqu'au fond d'un élan que nul n'aperçoit ni ne peut entendre.

Quand la pensée jaillit du fond de nous-mêmes, elle n'est jamais si rapide que Dieu n'ait eu le loisir de l'examiner avant que du cœur elle n'arrive jusqu'à la peau. Et quand cette pensée est pure, il l'accueille avec bonté. Si Dieu sait ainsi pénétrer toutes nos pensées, quelle ne doit pas être sa douleur devant les actes que nous dicte notre faiblesse ! Quand les œuvres d'un homme écartent de lui la faveur divine et accablent Dieu de honte, de quel secours lui serait donc le savoir du monde ? Où sa pauvre âme pourrait-elle trouver refuge ? Si tu es décidé à affliger Dieu, c'est en définitive toi-même que tu affligeras le plus. Tourne donc ton cœur vers le bien, mérite que Dieu récompense ton bon vouloir."

* D'après l'œuvre de Wolfram von Eschenbach


Jean Markale, Perceval le Gallois (1995), dans Le cycle du graal, tome 2

dimanche 22 juin 2008 | By: Mickaelus

Adam de La Halle : "Le Roi de Sicile", Charles d'Anjou (1227-1285), frère de Saint Louis


Le Roi de Sicile

Charles d'Anjou (1227-1285)


I. Il faut regretter - c'est une honte pour les bons trouvères -
Qu'un bon sujet soit conté à l'envers ;
Car mieux on s'y connaît, plus on doit faire effort
Pour mettre en ordre ce qui est le plus digne des cours ;
Ce n'est pas celui qui améliore les strophes qui agit mal,
Mais celui qui les invente sans en savoir les règles.
Ce serait grand dommage, bêtise et folie
Si un si beau sujet, dont je ne me lasserai pas,
Demeurait comme il est, mal rimé à jamais.
Le sujet, c'est Dieu et les armes et les amours,
Le prince le plus brillant pour sa bravoure et ses mœurs
Qui jamais revêtît l'habit de chevalier
Et à qui échût le plus grand honneur sur terre,
Que Dieu et sa hardiesse et sa royale vigueur
Lui firent conquérir par sa prouesse au combat :
C'est le vaillant roi Charles, le seigneur des seigneurs,
Par qui la Foi a recouvré son état légitime,
Lui qui fut roi de Sicile, des Pouilles et d'ailleurs,
Marche sur les pas de ses ancêtres de sang royal
Et il est de la chevalerie le dieu et la fleur.

II. Vaillance avait bien sa place chez lui,
Car il était d'une nature on ne peut plus rare
En beauté et en force, en noblesse et distinction.
Il était le dernier de quatre frères qu'il me faut décrire.
Le premier était Louis, le roi de Saint-Denis,
Celui qui tant aima et glorifia la Sainte Église,
Par qui Damiette fut conquise sur les Sarrasins ;
Les autres le vaillant comte d'Artois qui fut à cette conquête,
Et le comte de Poitiers ; mais lui, à bien les considérer,
Les dépassait par ses entreprises, ses exploits et sa gloire.
Quel fléau fut sa vaillance pour les infidèles !
Avec ses ennemis il n'accepta pas de transaction,
Il n'en prit pas de rançon, mais il en prit justice,
Comme vous l'apprendrez avant que je ne lise beaucoup.
Sa hardiesse excite et soulève tant ses hommes
Qu'il ne peut rester en eux la moindre lâcheté.
En tout ce qu'il entreprit, il fut vainqueur.
Aucun autre que lui n'eut de plus beau dessein,
Car il avait donné aux armes la vigueur de son corps
Et son cœur à Générosité, à Dieu et à Noblesse.

III. Et outre qu'il avait le cœur et le corps d'un brave,
Nul ne vit jamais prince plus loyal que lui
Ni compagnon plus généreux
Ni qui honorât les dames d'un amour plus profond.
Et on le vit bien en maints pays :
Pour elles il usa chevaux, pourpre et soie.
Jeunesse après lui s'est toute dégradée,
Elle n'est plus que rapine, les gens n'ont pas de soutien.
Mais si Charles vivait encore au royaume de France,
On trouverait encore Roland et Perceval,
Si braves étaient ceux qu'il avait avec lui pour faire front,
Notre vaillant roi de Sicile, en maints combats mortels,
Car sa hardiesse sereine et naturelle faisait
De chacun d'eux un Olivier et un parfait chevalier.
Un tel homme a droit à gouverner terre et royaume d'Empire.
Il ne redoutait pas plus les coups que s'il avait été de métal.
Dans ses poings, son épée égalait Durandal.
Lui seul fut un dieu sur terre, il n'eut pas de supérieur,
Mais par humilité il fit de tous ses égaux.

IV. Vous m'avez entendu parler de sa valeur en général,
Elle va vous être à l'instant détaillée
Et, depuis sa naissance, déroulée en bon ordre.
Son éloge est si beau et si bien fondé
Qu'il doit chasser d'un cœur bas la bassesse,
Pousser aux armes tout chevalier
Et soulever de joie cœur d'amant et d'amante.
Je ne sais quels jongleurs l'avaient mis en pièces,
Mais moi, Adam d'Arras, je l'ai tout restauré ;
Et pour qu'on ne se trompe pas sur moi,
On m'appelle Bossu, mais je ne le suis pas !
C'eût été dommage si cette histoire avait péri,
Car j'y emploie si bien ma peine
Que - et c'est ce dont je suis sûr et certain -
Pour l'amour du roi, Dieu m'assistera :
Il l'aima et fit tant pour lui sa vie durant
Que je crois qu'il plaît à Dieu que j'aie commencé.
D'autre part, j'ai tant pris à cœur ce travail
Que, j'en suis sûr, si on fendait mon cœur en deux,
On y verrait représentée l'image du vaillant prince.

V. Charles le noble fut le plus jeune fils de son père,
Mais comme avril et mai sont entre tous les mois
Beaux et doux et aimables,
Charles fut le plus gracieux et le plus royal.
Ils furent tous fils de roi, Charles mieux que les autres !
Car au jour de sa naissance son père était déjà
A la tête du royaume, élu et sacré :
Il ne l'était pas quand il eut ses trois premiers fils.
Je parlerai de son enfance, c'en est bien ici le lieu.
Il fut un enfant aimable, gracieux et fin,
Soucieux de bien apprendre, craignant de mal faire,
Serviable, enjoué, prompt à servir,
Naturellement doué pour chasser avec chiens et oiseaux ;
Et cela ne l'empêchait pas de fréquenter les dames,
Au contraire Amour lui donnait le choix entre les plus belles.
Avant qu'il ne fût grand et adulte,
La hardiesse était dans ses yeux brillants et aimables.
Avant qu'il ne fût né, Dieu le consacra,
Car, à sa naissance, il portait la croix royale en homme
Qui serait le roi du monde après le roi des cieux.

Statue de Béatrice de Provence,
épouse de Charles d'Anjou


VI. Plus il grandit, plus sa réputation s'accrut
Et son nom vola bientôt en tous lieux.
Il se trouva qu'on en parla en Provence
Et que l'entendit celle qu'il eut ensuite pour épouse
Et qui était dame et héritière du pays,
Car selon l'usage du lieu l'héritage est à la plus jeune.
[La sœur aînée fut la femme du roi Louis,]
Le vaillant frère de Charles dont je commence la vie,
La seconde avait été donnée au roi d'Angleterre,
La troisième au roi d'Allemagne : la belle progéniture !
Sur ces trois je ne m'attarderai pas plus.
La quatrième, qui n'était pas encore mariée,
Ne se serait jamais rassasiée d'entendre louer Charles
Et elle a pris tant de plaisir à écouter
Qu'elle se sent comme envoûtée,
Le cœur joyeux, l'œil rieur, la pensée ailée.
Et Amour, qui trouva la porte ouverte,
Entra d'un bond ; alors elle fut enflammée de son amour.

VII. Alors elle ne fut pas en paix avant d'avoir vu Charles,
Car Amour et Désir la poussaient à savoir
Si la personne était à la hauteur de la réputation.
Et quand elle eut vu son allure et sa prestance,
Alors elle connut d'Amour des tourments plus cruels.
Jamais à son attitude ou à ses propos
Nul ne put le savoir, si proche fût-il d'elle,
Mais elle cachait en elle ses sentiments pour lui.
Hélas ! voilà pourquoi les cœurs féminins sont des voleurs :
On ne peut rien savoir de leur intention ;
Et nous, nous leur disons tout : quel partage inégal !
Elle vécut longtemps ainsi ; or, dans son pays,
Il y avait un comte puissant, nommé Raimond,
Qu'on voulait lui donner ; mais son cœur disait non
Bien qu'elle fît par dignité bonne figure.
Un jour, elle ne peut plus se taire, elle prend un valet,
L'envoie chez son amant, piquant des deux ;
En quelques mots écrit elle lui a fait savoir
Comment elle s'est éprise de lui et qu'elle lui fait don
De sa personne, s'il veut bien l'arracher à Raimond.

VIII. La nouvelle s'était déjà répandue partout,
Disant quel cœur, quelle force, quelle valeur
Avait le frère du roi, rien qu'à le voir.
Nature faisait redouter de tous sa personne
Avant même qu'on ne connût sa bravoure.
Quand il eut longuement étudié la lettre,
Il vit que la demoiselle voulait être sa dame.
Amour entre dans son cœur, il est tout retourné,
Il frémit de désir et se remplit d'espoir,
Il prit des hommes, vint en Provence ; elle était en route
Pour être mariée malgré sa douleur et son chagrin.
Et quand l'enfant eut appris la nouvelle
Et reconnu le cortège nuptial dans la campagne
Et qu'il eut vu au milieu la jeune fille sur sa selle
Et celui qui croyait la tenir nue la nuit,
Ils équipent leurs chevaux et l'enfant d'abord pousse le cri ;
De loin, lance en arrêt, sans attendre de renfort,
Il les défie ; eux ont reconnu sa voix,
Ils fuient comme l'alouette devant l'épervier.
La jeune fille resta et il s'en saisit,
Lui contre qui on aurait eu du mal à la défendre !

IX. Alors qui aurait vu Charles revenir dans la joie
Et tous deux doucement s'apprivoiser,
Échanger de beaux propos, lancer de doux regards,
A la fin des fins s'embrasser et se donner des baisers,
Promettre et engager le reste
Par promesse de mariage et par serment,
Aurait pu guérir même d'une maladie mortelle !
Dès qu'ils parvinrent à Aix, dans le secret d'une église
Elle le prit pour époux et lui elle pour épouse,
Car ils avaient hâte de s'unir l'un à l'autre.
Alors Charles fit annoncer l'événement à son frère.
Ah ! si vous aviez vu la joie de Louis à le célébrer !
La reine elle-même préférait de beaucoup
Qu'il eût sa sœur, plutôt qu'un autre chevalier ;
Elle fit célébrer la fête avec d'autant plus d'ardeur.
C'est ainsi que Charles commença à faire ses preuves,
Car il était si jeune qu'il n'avait pas encore fait d'exploit
A la guerre, quand il fit celui-là, son premier.
Si Amour l'assaillit jeune, il sut bien lui faire face :
C'est ainsi que dès son enfance on doit montrer sa valeur.

X. Au temps où Charles fit ce premier exploit,
Il n'était pas chevalier et n'avait pas de terres ;
Mais son frère, le roi, lui fit l'honneur
De lui donner bientôt le comté d'Anjou
Comme un domaine pour lequel il lui devait l'hommage,
Et il fit de lui un chevalier qui ensuite se donna
De tout cœur aux armes pour multiplier les exploits.
Et en outre, il avait le cœur si généreux
Et des façons si bonnes, si belles et si sages
Qu'on ne savait personne de son âge qui fût son égal.
Ni le mariage ni les mises en garde des gens
De sa parenté ne refroidirent son ardeur ;
Jour et nuit, dans le vent et la tempête,
Il allait de terre en terre accroître sa valeur.
Et chacun le suivait comme on suit la panthère sauvage ;
Et nul, pour le suivre, n'avait à mettre en gage sa terre,
Celui qui n'avait de quoi était de sa maison comtale
Où il avait au moins accès à sa table et au fourrage.
Tous les braves pouvaient faire appel à lui
Et, pour les loger, il payait si bien dépense et logement
Que nul ne s'en plaignait et ne subissait de tort.

XI. Sous les armes il avait une si belle allure,
Il était plus vif et ramassé qu'un oiseau sous ses plumes
Et plus assuré sur son cheval qu'une tour de château.
S'il participait à des tournois ou autres joutes,
Gardant le corps bien droit, les jambes agiles,
Il fonçait en piquant plus vite qu'une hirondelle
Si près qu'il éraflait harnais et bourrelets.
Sachez-le, le brave ne jouait pas à cache-cache,
Mais au plus grand tintin des épées sur les crânes.
Là où il voyait le plus de masses et de couteaux,
De heaumes défoncés et de museaux tranchés,
C'est là qu'était toujours le comte avec son enseigne royale,
Toujours frais et dispos pour prendre et donner des coups.
De son corps il faisait un épieu, de ses bras des fléaux
Et de son heaume une enclume, de ses épées des marteaux.
Il ne rapportait pas chez lui ses parures intactes.
Le plus souvent il s'employait à chasser le putois.
Hé ! Jean de Bailleul, noble et loyal chevalier,
Dieu ait pitié de vous ! Vous avez été de ceux-là,
On voyait encore sur vous la marque de ses coups.

XII. Il n'aurait jamais voulu défendre ou interdire
Fêtes, tournois ou jeux ; il les faisait organiser,
Faisait se réjouir les ménestrels, crier et hurler les hérauts.
Même les paysans aimaient l'avoir chez eux,
Et maintenant chacun veut interdire et supprimer les fêtes !
Grâce à lui, Amour était roi, lui qui ne sait où aller :
Si on aimait d'amour aussi noblement que lui,
Le monde serait bon et moins dur pour tous ;
Mais jamais deux contraires ne coexisteront :
Puisque Haine est reine, Amour n'a que faire ici.
Nul n'aime d'Amour, on fait semblant ;
A celui qui aimerait comme il se doit, ne pourrait plaire
Rien qui compromît son amante ou lui ;
C'est à l'œuvre qu'on voit l'ouvrier.
Mais on peut aujourd'hui conclure de bien des exemples
De quel amour on aime et qu'on joue en trichant ;
Les gens sont-ils heureux, ils ne peuvent se taire.
Aïe ! Charles, vaillant roi ! Comme on pourrait dire
Du bien de vos amours, et de tant d'actes exemplaires !
Un noble oiseau doit se dresser et gouverner à son modèle.

XIII. J'aurais tort de m'arrêter davantage
A ses exploits de jeunesse : j'ai tant à raconter.
De ses hauts faits sur terre et sur mer
Et aussi de Marseille qui crut possible de se rebeller
Par deux fois contre lui - il la soumit en punissant
Les uns d'exil, les autres de mort -,
J'aurais matière à vous conter et à faire son éloge.
Mais j'ai tant à dire d'un plus noble sujet
Que je dois passer vite sur les moins importants.
Vous avez sûrement entendu parler de l'empereur
Frédéric qui jadis fut condamné pour avoir agi
Contre Rome et la foi qu'il devait défendre.
Ils durent le payer, ses successeurs et lui.
Manfred, qui descendait de lui, crut pouvoir être roi
Comme il l'avait été, chercher querelle au pape
Et lever des impôts sur l'Église.
Le pape, qui a tout pouvoir de changer et transférer,
Lier et délier, absoudre et damner,
Se demanda comment il pourrait réparer cet affront ;
Il fit convoquer les cardinaux et les moines.

XIV. Quand ils rassemblés, le pape de soupirer
En rappelant comment Manfred les traite mal
Et que, malgré les mises en garde et l'interdit,
Il ne renonce pas à offenser Dieu, la foi et l'Église
Ni ne daigne leur offrir réparations ou excuses,
Malgré la condamnation de l'empereur, son père,
Raisons qui interdisent à Manfred le royaume et l'empire.
Aussi le pape leur conseilla qu'on fît vite écrire
Au bon comte d'Anjou - il ne pouvait mieux choisir -
Qu'il vînt les secourir avant que la situation se gâtât,
Et qu'il aurait la terre en cas de victoire.
Tous tombent d'accord sans contredit
Et ils choisissent des ambassadeurs capables
D'expliquer au mieux la situation et la lettre.
Mais on ne dit ni ne fait sur parchemin ou cire
Rien qui ne finisse par être ébruité.
Et quand Manfred le sut, il se mit à sourire d'orgueil
Et ne daigna faire mine d'en être irrité,
Car il n'imaginait pas, et ce fut sa perte,
Que le monde entier pût lui tenir tête.

XV. Manfred était un beau chevalier, brave et expérimenté,
Doté des plus belles qualités et galant homme :
Rien ne lui manquait, sauf la foi,
Mais ce manque est abominable chez un comte ou un roi.
En son pouvoir il avait comme seigneur de fait - contre le droit -
Le royaume de Sicile et les Pouilles en dépit
De la sainte Église unanime ; et il se moquait
De la venue du comte et de tous les Français ;
Il faisait surveiller les passages étroits
De sorte qu'on n'y trouvait de chevaux ou de palefrois
Qui ne fussent pris et retenus de force.
Ainsi espérait-il tenir en échec Charles
Et il ne se procurait ni hommes ni harnais,
Mais attendait le danger sans être plus sur ses gardes.
Mais un malheur ne vient jamais seul.
La guerre est autre chose que la science du droit ;
Souvent on triomphe par ruse d'un ennemi plus fort,
Ce que fit Charles qui aimait tant tournois et guerre
Qu'il en était alors tout imprégné.

XVI. Aussi fit-on appel à lui et fut-il élu
Entre tous pour une cause si noble.
La gloire distingue plus, puisqu'elle va loin et dure,
Que l'argent dont le propriétaire est incapable de briller.
Maudit soit l'argent qui déforme son maître,
Car c'est suivre les mœurs du coucou !
Avarice et Usure ont étendu leur royaume,
Ce sont les vices, comme l'atteste l'Écriture,
Qui font disparaître toute vertu.
Ainsi maintenant le monde suit une mauvaise pente,
Car quand la tête est défaillante, il est inévitable
Que les membres sous elle aillent à leur perte.
Les princes manquent de mesure envers leurs sujets
Et les prélats envers leur foi : aussi la chrétienté serait
Privée de sécurité et souffrirait de grands outrages
Si Charles ne l'avait prise en charge, il y a longtemps !
Contre les infidèles il garda bien le pâturage ;
A lui seul il en fut pour nous la clé, la garde et la clôture.
Mais je vais revenir à ce que j'ai commencé,
Aux ambassadeurs du pape et à leur histoire.

XVII. Quand ils ont rempli leur mission et pris congé,
Ils sont retournés à Rome où on les attendait
Et revenus avant qu'on ne les espérât.
Sans s'arrêter ils sont allés directement au pape,
Ils lui ont baisé le pied comme ils le devaient
Et puis ils lui ont exposé la situation
Et, en parlant, chacun se louait de Charles
Et de l'accueil qu'il lui avait fait particulièrement.
Après, ils lui ont transmis la lettre qui contenait
La réponse et donnait la plus claire et la meilleure des garanties,
Car le vaillant comte y avait mis son propre sceau.
Le pape les reçut devant les cardinaux,
Il lut et en lisant il pleurait de joie
Et remerciait humblement Dieu du succès,
Et avec lui, chaque cardinal qui l'entendait lire.
Et parce qu'il voulait que ce magnifique secours
Qui devait lui arriver donnât courage au peuple,
Il le fit connaître de tous et il leur prêchait
De persévérer à soutenir son entreprise.
Pendant ce temps, de son côté, le comte se préparait.

XVIII. Il prend des hommes à lui, de ses familiers,
Messire Jacques Antelme en qui il avait confiance
Et d'autres de valeur, d'expérience et de courage ;
Il les envoie à Rome pour qu'on attende sa propre venue
Avec plus de confiance et pour qu'ils administrent
Le pays pendant qu'il faisait ses préparatifs ;
Et il a fait savoir aux Romains, en toute assurance,
Le jour où il arriverait à coup sûr,
Tout cela pour les rassurer et leur ôter toute inquiétude.
Alors ils ont quitté le comte, non sans crainte
De Manfred qui faisait surveiller les passages partout
Avec de gros moyens ; mais, pour ne pas être aperçus,
Ils partirent par mer et un bon vent les poussa
Jusqu'à leur arrivée à Rome, sans incident.
Ils furent reçus avec beaucoup d'honneurs.
Ils font tout ce que le comte leur avait confié.
Désormais les Romains ne doutent plus
De la venue du comte, mais respectent l'alliance
Dans le pays avec ses gens, cela pour signifier
Qu'ils tiennent pour leur seigneur le fils du roi de France.

XIX. Aussi il est fou celui qui veut se marier
Et qui ne prend garde au commencement à qui il s'unit ;
Car il vaut mieux choisir une personne belle et noble
Qui ait sagesse, vaillance et intelligence,
Si peu qu'elle ait de richesse, plutôt qu'un corps laid et fortuné.
Car la sagesse attire richesse et amis ;
Mais valeur et sagesse ne s'achètent ni ne se vendent,
Ce que démontre Charles qui fut d'abord
Un simple comte, puis un roi. Il attend encore plus,
Car plus que tout il a valeur, sagesse et hardiesse
Et Dieu est son secours, lui à qui nul ne se compare,
Car tout ce qui arrive sous le firmament
Vient du pouvoir et du consentement de Dieu.
On dit que, s'il arrive à quelqu'un bien ou mal,
Cela dépend de sa chance ; mais qui dit cela ment :
Les vengeances de Dieu sont si secrètes
Qu'il nous arrive bien ou mal selon notre comportement.
C'est parce que Charles a agi selon l'enseignement
De Dieu et de l'Eglise qu'il est arrivé où il voulait.
Que Dieu veuille l'aider dans son entreprise !

Fin du Roi de Sicile


Adam de La Halle, Le Roi de Sicile, dans Oeuvres complètes (seconde moitié du XIIIe siècle) - (traduction par Pierre-Yves Badel)
[collection Lettres gothiques]


Tombeau de Charles Ier de Sicile à la Basilique de Saint-Denis

jeudi 9 août 2007 | By: Mickaelus

Perceval assiste au cortège du graal au château du Roi Pêcheur

"L'intérieur était illuminé, au point qu'on ne saurait mieux faire, de tout l'éclat que donnent des flambeaux dans une demeure. Tandis qu'ils parlaient de choses et d'autres, un jeune noble sortit d'une chambre, porteur d'une lance blanche qu'il tenait empoignée par le milieu. Il passa entre le feu et le lit où ils étaient assis, et tous ceux qui étaient là voyaient la lance blanche et l'éclat blanc de son fer. Il sortait une goutte de sang du fer, à la pointe de la lance, et jusqu'à la main du jeune homme coulait cette goutte vermeille. Le jeune homme nouvellement venu en ces lieux, ce soir-là, voit cette merveille. Il s'est retenu de demander comment pareille chose advenait, car il lui souvenait de la leçon de celui qui l'avait fait chevalier et qui lui avait enseigné et appris à se garder de trop parler. Ainsi craint-il, s'il le demandait, qu'on ne jugeât la chose grossière. C'est pourquoi il n'en demanda rien. Deux autres jeunes gens survinrent alors, tenant dans leurs mains des candélabres d'or pur, finement niellés. Les jeunes gens porteurs des candélabres étaient d'une grandes beauté. Sur chaque candélabre brûlaient dix chandelles pour le moins. D'un graal tenu à deux mains était porteuse une demoiselle, qui s'avançait avec les jeunes gens, belle, gracieuse, élégamment parée. Quand elle fut entrée dans la pièce, avec le graal qu'elle tenait, il se fit une si grande clarté que les chandelles en perdirent leur éclat comme les étoiles au lever du soleil ou de la lune. Derrière elle en venait une autre, qui portait un tailloir en argent. Le graal qui allait devant était de l'or le plus pur. Des pierres précieuses de toutes sortes étaient serties dans le graal, parmi les plus riches et les plus rares qui soient en terre ou en mer. Les pierres du graal passaient toutes les autres, à l'évidence. Tout comme était passée la lance, ils passèrent par-devant le lit, pour aller d'une chambre dans une autre. Le jeune homme les vit passer et il n'osa pas demander qui l'on servait de ce graal, car il avait toujours au coeur la parole du sage gentilhomme. J'ai bien peur que le mal ne soit fait, car j'ai entendu dire qu'on peut aussi bien trop se taire que trop parler à l'occasion. Mais quoi qu'il lui en arrive, bien ou malheur, il ne pose pas de question et ne demande rien. Le seigneur demande aux jeunes gens d'apporter l'eau et de sortir les nappes, et ceux qui devaient le faire le font comme ils en avaient l'habitude. Comme le seigneur et le jeune homme se lavaient les mains à l'eau convenablement chauffée, deux jeunes gens ont apporté une grande table d'ivoire, qui, au témoignage de cette histoire, était toute d'une pièce. Ils la tinrent un bon moment, devant leur seigneur et le jeune homme, jusqu'à l'arrivée de deux autres jeunes gens, qui apportaient deux tréteaux. Le bois dont étaient faits les tréteaux avait deux bonnes vertus, car leurs pièces sont impérissables : elles étaient en ébène, un bois dont personne n'a à craindre qu'il pourrisse ou qu'il brûle. De ces deux choses il n'a garde ! Sur les tréteaux fut installée la table, et la nappe, par-dessus mise. Mais que dire de cette nappe ? Légat, cardinal ni pape jamais ne mangea sur plus blanche ! Le premier mets fut d'une hanche d'un cerf de haute graisse, relevée au poivre. Il ne leur manque ni vin pur ni râpé à boire dans leurs coupes d'or. Un jeune homme a devant eux découpé la hanche de cerf au poivre, qu'il a d'abord tirée à lui sur le tailloir d'argent, puis il leur en présente les morceaux sur une large galette. Et le graal, pendant ce temps, par-devant eux repassa, sans que le jeune homme demanda qui l'on servait de ce graal. Il se retenait à cause du gentilhomme qui l'avait doucement blâmé de trop parler. C'est toujours là au fond de son coeur, il l'a gardé en mémoire. Mais il se tait plus qu'il ne convient, car à chacun des mets que l'on servait, il voit par-devant eux repasser le graal, entièrement visible. Il ne sait toujours pas qui l'on en sert, et pourtant il voudrait bien le savoir, mais il ne manquera pas de le demander, se dit-il en lui-même, avant de s'en aller, à l'un des jeunes nobles de la cour. Il attendra seulement jusqu'à demain, au moment de prendre congé du seigneur et des autres gens de sa maison. Ainsi la chose est-elle remise, et il n'a plus en tête que de boire et de manger. Aussi bien est-ce sans compter qu'on sert à table les mets et le vin, tous aussi agréables que délicieux. C'était un vrai et beau festin ! Tous les mets qu'on peut voir à la table d'un roi, d'un comte ou d'un empereur furent servis ce soir-là au noble personnage et au jeune homme en même temps. Après le repas, tous les deux passèrent la veillée à se parler, tandis que les serviteurs préparaient leurs lits ainsi que le fruit pour le coucher : il y en avait d'un très grand prix, dattes, figues et noix muscades, girofle et pommes grenades, avec des électuaires pour finir : pâte au gingembre d'Alexandrie, poudre de perles et archontique, résomptif et stomachique. Après quoi ils burent de maints breuvages, vin aux aromates, mais sans miel ni poivre, et bon vin de mûre et clair sirop. Le jeune homme qui n'y était pas habitué s'émerveillait de tout. "Mon ami, lui dit l'homme de bien, voici venue pour cette nuit l'heure de se coucher. Si vous n'y voyez d'inconvénient, je vais me retirer là dans mes chambres pour dormir et quand vous-mêmes en aurez envie, vous resterez ici, en dehors, pour vous coucher. Je n'ai plus le pouvoir de mes membres, il va falloir que l'on m'emporte." Aussitôt sortent de la chambre quatre serviteurs alertes et robustes, qui saisissent aux quatre coins la couverture qu'on avait étendue sur le lit et sur laquelle l'homme de bien était assis, et ils l'emportent là où ils le devaient."

Chrétien de Troyes, Le Conte du Graal ou Le roman de Perceval (v. 1181-1185), (traduction en français moderne de Charles Méla) - (voir aussi : Romans - Chrétien de Troyes)
[collection Lettres gothiques]