jeudi 29 septembre 2011 | By: Mickaelus

Le vieux Sonneur vendéen



Et sonitus paulatim crescebat.
« Le son croissait toujours. »
(Exod., XIX.)


Il était vieux, très vieux, le bonhomme Isidore ;
Son front était ridé, ses cheveux étaient blancs.
Il avait bien, je crois, soixante-quatorze ans ;
Malgré cela pourtant, il était droit encore.

Il avait veste courte, un soyeux bonnet noir,
Un gilet de futaine, une cravate blanche,
Qu'il mettait seulement aux grands jours de dimanche :
Ma foi ! c'était un vieux bien ravissant à voir.

Il s'estimait un peu. Que le ciel lui pardonne
A ce pauvre bon vieux (ce n'était pas de rien) !
Pour le reste, d'ailleurs, un solide chrétien,
Mais il était sonneur, et ce titre résonne.

C'était charge d'église... et, dans son vieux clocher,
Assombri par le temps, à la toiture immense,
Il sonnait glas et mort, mariage et naissance,
Et depuis soixante ans il sonnait sans broncher.

Tous ses concitoyens, croyez-en ma parole,
Se nommaient ses enfants ; joyeux, à son aspect,
Ils ôtaient leurs chapeaux, lui montraient leur respect.
On peut avoir à moins un peu de gloriole.

Le bonhomme Isidore avait un large cœur ;
Envers tous il était d'une extrême indulgence,
Affable et bienveillant ; la vieillesse et l'enfance
Avaient toujours en lui leur premier défenseur.

Mais, je crois qu'il aimait encor bien plus sa cloche,
L'escalier vermoulu de l'antique clocher ;
A ces objets bénis nul ne pouvait toucher :
Là, sa bonne âme était plus dure qu'une roche.

Cela c'était à lui... mais, comme il sonnait bien !
Et comme le battant marquait bien les cadences !
Sa cloche, franchissant les plus grandes distances,
Savait toujours parler un langage chrétien.

Or, un jour, Isidore apprend avec souffrance
Que les méchants avaient décapité son roi,
Que les cœurs des chrétiens étaient saisis d'effroi,
Et que Satan voulait chasser Dieu de la France.

Il monte à son clocher, et, de sa vieille main,
Il ébranle sa cloche, en répandant des larmes ;
Avec elle, il s'écrie : Aux armes ! vite aux armes !
Et partout l'on entend le lugubre tocsin.

« Allons ! cloche, disait le bonhomme Isidore,
Ma bien-aimée, allons ! jetons l'ivresse aux cœurs,
Réveillons la fierté de tous nos laboureurs !
Sonne ! sonne ! ma cloche, oui, sonne ! sonne encore ! »

Et la cloche sonnait... sa voix, planant dans l'air,
Traversait les ravins, les plaines, les vallées,
Lançant avec éclat ses rapides volées,
Battant, comme un vaisseau, les vagues de l'éther.

Elle coulait à flots sur les vastes prairies,
Glissait dans les genêts, à travers les grands bois.
L'écho, partout l'écho multipliait sa voix,
Et redisait au loin ses notes attendries.

Et cette voix allait frapper les vieilles tours,
Les donjons, les châteaux, les plus humbles chaumières.
Les âmes bondissaient à ces notes altières...
Isidore, au clocher, sonnait, sonnait toujours.

A chaque coup de cloche il naissait un courage.
On sentait le clairon, dans ces sombres appels.
Ses sons de plus en plus devenaient solennels,
Et sa voix se faisait de plus en plus sauvage.

L'enfer est déchaîné, paysans, levez-vous !
Aujourd'hui c'est pour Dieu que vous devez combattre !
C'est pour venger le roi !... Laisserez-vous abattre
Vos croix et vos autels ? allons ! levez-vous tous !

Et cette voix alors faisait battre les âmes,
Suscitait dans les cœurs la foi, le feu sacré.
L'ivresse des combats s'élevait par degré,
De la guerre déjà plus d'un sentait les flammes.

La plus humble chaumière était un arsenal,
Où l'on forgeait le fer, le soc de la charrue.
On emmanchait les faux... on l'avait entendue
La cloche... et l'on avait bien compris son signal.

Déjà l'on pouvait voir dans les champs, sur les routes,
Des flots de paysans, préparés aux combats.
Le bonhomme Isidore en haut ne cessait pas ;
La sueur à son front perlait en larges gouttes.

Et, quand, dans son clocher, en regardant partout,
Il vit les Vendéens du Marais, de la Plaine,
Du Bocage accourus, le vieux, perdant haleine,
S'écria transporté : C'est bien ! ils sont debout !

Alors, de son vieux bras, où circulait la fièvre,
Sur l'airain frémissant il redoubla ses coups ;
Et bientôt, épuisé, tomba sur ses genoux...
Un sourire du ciel vint effleurer sa lèvre.

Mais il se releva... dans un dernier effort,
Il ébranla si fort la cloche, sa compagne,
Qu'elle fut entendue au fond de la Bretagne...
Alors le vieux sonneur, au clocher, tomba mort.

On dit, dans le pays, que la cloche sonore
Sonna seule son glas, avec un chant de deuil
Et qu'elle se brisa, quand on mit au cercueil
Le cadavre glacé du bonhomme Isidore.

Dom Joseph Roux, Souvenirs du bocage vendéen (1898)