jeudi 29 septembre 2011 | By: Mickaelus

La Maudite



Derelinquet in maledictum memoriam ejus.
« Dieu laissera sa mémoire en malédiction. »
(Eccli., XXIII, 36.)


Enfants, n'allez jamais là-bas,
Car vous pourriez voir la maudite...
Vers la forêt, oh ! n'allez pas !
Quand vous passez, fuyez bien vite !
La nuit, dans le ciel attristé,
Quand la lune brille tremblante,
Et que sa douteuse clarté
Sème sur terre l'épouvante,
Tous les genêts, les prés, les champs,
Et les bruyères et les chaumes,
Sont recouverts de tapis blancs
Et sont peuplés de noirs fantômes.
Alors on voit leurs bras tendus
Au passant lancer des menaces,
Spectres couchés, debout, tordus,
Assis dans d'horribles grimaces.
Le vent qui souffle dans la nuit,
Et qui gémit dans les vieux chênes,
C'est l'aboiement et c'est le bruit
Des lutins secouant leurs chaînes.
C'est l'heure des rudes combats
Des noirs esprits avec les âmes,
C'est l'heure des bruyants sabbats,
Des cris lugubres et des flammes ;
C'est le moment des loups-garous
Qui traversent les cimetières,
Des dragons rouges, des chiens roux
Qui traînent les vieilles sorcières.
C'est la minute où dans les bois
Se tient la danse sépulcrale,
Où les hiboux mêlent leurs voix
Aux cris de la ronde infernale.
Alors les arbres des forêts
Sont éclairés de feux étranges ;
Alors de funèbres apprêts
Attirent là les mauvais anges.
Têtes de mort, blancs ossements,
Gisent épars et solitaires ;
Des caractères flamboyants
Recouvrent des draps mortuaires.
Les serpents visqueux, tachetés,
Et les crapauds, au ventre glauque,
Apparaissent de tous côtés,
Près des chats noirs à la voix rauque...

Enfants, n'allez jamais là-bas,
Car vous pourriez voir la maudite...
Vers la forêt, oh ! n'allez pas !
Quand vous passez, fuyez bien vite !

Un jour, dans la grande Terreur,
Les Bleus traversaient le village ;
Des cris de mort et de fureur
Tombaient de leur bouche sauvage :
« Sous le fer sont tombés les rois ;
Le peuple ne veut plus de maîtres ;
Détruisons le Christ et sa croix,
Et jusqu'au dernier de ses prêtres.
A nous il faut du sang, du sang !
Du sang, pour assouvir nos haines !
Et notre glaive tout-puissant
Saura briser nos lourdes chaînes. »
Une femme, un monstre inhumain,
Le cœur rongé par la colère,
A ces soldats tendit la main :
« Des brigands je sais le repaire,
Dit-elle, allons jeter au feu
Toute la race fanatique,
Qui veut encore admettre un Dieu
Et blasphémer la République. »
Et des Bleus dirigeant les pas,
Jusqu'à la forêt des Éprouves :
« Ici, cria-t-elle aux soldats,
Sont les louveteaux et les louves ! »
Alors, dans les épais taillis
Les Bleus pénètrent en silence ;
Des petits enfants assaillis
Le massacre partout commence.
Les pauvres mères tout en pleurs
Font entendre en vain leur prière,
Leurs cris d'amour et de douleurs...
Le sang coule dans la clairière.
Et le sabre de ces bandits
Passe comme une faux sanglante,
Fauche les mères, les petits,
Sur la pelouse rougissante.
Les bourreaux entonnent des chants,
Après avoir tranché les têtes ;
Ils s'en vont portant des enfants
Fixés au bout des baïonnettes.
Derrière eux ils laissent la mort,
L'horreur, l'épouvante et la flamme.
Puis ils jettent trois louis d'or
A leur guide, à l'horrible femme...
On vit au ciel, en ce moment,
Trois flamboyants éclairs..., ensuite
Ces mots : « Voici ton châtiment,
O monstre, ô femme, sois maudite ! »
Alors on entendit des cris ;
Au bois, des démons apparurent ;
Soudain, avec les noirs esprits,
La femme et les Bleus disparurent.

Les vieillards disent aujourd'hui
Que, dans les bois, cette coupable
Ne fait que pleurer chaque nuit
Et qu'elle est le coursier du diable.

Enfants, n'allez jamais là-bas,
Car vous pourriez voir la maudite.
Vers la forêt, oh ! n'allez pas !
Quand vous passez, fuyez bien vite !


Dom Joseph Roux, Souvenirs du bocage vendéen (1898)