mercredi 27 février 2008 | By: Mickaelus

Hauts faits et mort de Turpin, archevêque-guerrier de Reims

A une triste époque où la France renie toujours plus sa vocation de fille aînée de l’Eglise, en ce temps de déclin où l’Eglise de France, contaminée par l’idéologie révolutionnaire et les Lumières, se perd dans le relativisme et le dialogue religieux propre à la république, il est bon de se ressourcer dans l’histoire de France mais aussi à l’aide de modèles littéraires, qui captent la force et la puissance évocatrice de la légende comme d’une tradition mythifiée. Tel est l’archevêque-guerrier Turpin de La Chanson de Roland, l’un des douze Pairs de Charlemagne, qui est, avec le bouillant et preux Roland et le sage et vaillant Olivier, l’un des personnages principaux de la première partie de la chanson de geste. Il est celui qui absout les péchés, celui qui harangue et réconforte l’ost de Roland, celui qui sait apaiser les querelles ; mais parce qu’il est sage il est aussi un brave chevalier qui sait quels devoirs lui imposent sa foi. Il préfigure ainsi les ordres des Templiers et des Hospitaliers qui acquerront tant de gloire pendant les Croisades, mais représente tout aussi bien un type historique que l’on peut trouver, par exemple, en Philippe de Dreux, évêque de Beauvais, voire Adhémar de Monteil, évêque du Puy, célèbre meneur de la Première Croisade.

Adhémar de Monteil (Adhémar du Puy) chargeant les Sarrazins en brandissant la Sainte Lance d'Antioche. Enluminure médiévale. (source)

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Avant la bataille contre les Sarrasins qui attaquent en traîtres l’arrière-garde de Charlemagne sur le conseil du perfide Ganelon, Turpin sermonne les troupes franques :

« Arrive d’en face l’archevêque Turpin.
Il pique des deux, gravit un coteau,
S’adresse aux Francs et les a sermonnés :
« Seigneurs barons, Charles nous a laissés ici ;
pour notre roi notre devoir est de bien mourir.
La chrétienté, aidez à la soutenir !
Il y aura bataille, vous en êtes bien certains,
car de vos yeux vous voyez les Sarrasins.
Confessez-vous, demandez pardon à Dieu !
Je vous absous pour sauver vos âmes.
Si vous mourez, vous serez de saints martyrs,
et vous aurez un siège en haut du Paradis. »
Les Francs descendent de cheval, ils se sont prosternés ;
au nom de Dieu l’archevêque les bénit.
Pour pénitence, il leur ordonne de bien frapper.
Ils se relèvent, ils se remettent debout,
quittes de péchés et bien absous ;
au nom de Dieu, l’archevêque les a bénis. »

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Pendant le combat, l’archevêque Turpin, de concert avec les onze autres Pairs de France, fait montre d’une grande vaillance et répond par le fer aux insolences des Sarrasins :

« Un roi est là, du nom de Corsablis
de Barbarie, un pays lointain,
et il appela à lui les autres Sarrasins :
« Nous pouvons bien poursuivre ce combat,
car des Français, il y en a bien peu.
Nous devons bien mépriser ceux qui sont là :
quoi que fasse Charles, aucun n’en réchappera.
Voici le jour qu’il leur faudra mourir. »
Bien l’entendit l’archevêque Turpin ;
personne au monde ne peut lui inspirer plus de haine.
Il pique des deux, de ses éperons d’or pur,
de toutes ses forces il est allé le frapper :
lui brise l’écu, lui défait le haubert,
et lui transperce le corps de son grand épieu,
l’enfonce à fond, le fait tout chanceler,
sur le chemin il l’abat mort de toute la longueur de sa lance.
Il baisse les yeux, voit le truand étendu ;
il n’a de cesse, se dit-il, qu’il n’ait le dernier mot :
« Ah ! vil païen, vous en avez menti !
Mon seigneur Charles est notre protecteur toujours,
et nos Français n’ont pas envie de fuir.
Vos compagnons, nous les arrêterons net, tous,
et quant à vous, il vous faudra subir une deuxième mort.
Frappez, Français ; qu’aucun de vous ne manque à son devoir !
Dieu ! par pitié, à nous le premier coup ! »
Il crie « Montjoie ! » pour se maintenir sur ses positions. »

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L’archevêque, représentant de Dieu et du bien, tue de façon symbolique un magicien associé au paganisme et à l’enfer :

« Et l’archevêque leur tua Siglorel,
le magicien qui avait été, on le sait, en enfer ;
par sortilège Jupiter l’y conduisit.
Et Turpin dit : « Celui-là nous portait préjudice. »
Roland répond : « Il est vaincu, le truand.
Olivier, frère, ce sont là les coups qui me plaisent ! »

***

« De tout leur cœur les Français frappent, et avec vigueur,
et les païens sont morts en foule, par milliers :
sur les cent mille, il n’en est pas deux qui survivent.
L’archevêque dit : « Nos hommes sont bien preux ;
nul roi au monde qui n’en ait plus, et de meilleurs.
Il est écrit dans la Geste des Francs
que notre empereur eut de vaillants vassaux. »

***

Quand le roi des Sarrasins Marsile s’avance vers les Francs affaiblis, pris de stupeur par ses vingt corps de troupes fraîches, c’est Turpin qui redonne du cœur aux preux de Charlemagne :

« Quand les Français voient qu’il y a tant de païens –
de toutes parts les champs en sont couverts –
à maintes reprises ils réclament Roland et Olivier,
et les douze Pairs, pour qu’ils les protègent.
Et l’archevêque leur dit ce qu’il lui en semble :
« Seigneurs barons, renoncez à toute idée indigne !
Au nom de Dieu, je vous prie de ne pas prendre la fuite,
que nul guerrier n’en chante à notre déshonneur.
Il vaut bien mieux que nous mourions en combattant.
Nous en sommes sûrs, sous peu nous irons à notre fin ;
ce jour passé, nous ne resterons pas plus longtemps en vie.
Il est une chose, pourtant, dont je vous assure :
le Paradis vous est tout grand ouvert ;
là vous aurez vos places parmi les Innocents. »
Et à ces mots les Francs se réjouissent tant
Qu’il n’en est pas qui ne crie « Montjoie ! »

***

Turpin s’empresse d’appliquer les bonnes paroles qu’il vient d’adresser aux Francs ; c’est ainsi qu’il venge le comte Anseïs qui vient de tomber sous les coups de Malquïant, fils du roi Malcud, un Africain :

« Turpin l’archevêque chevauche à travers le champ ;
Jamais tel clerc tonsuré ne chanta la messe
qui de ses mains eût fait tant de prouesses.
« Que Dieu te comble de maux ! » dit-il au païen.
« J’ai le regret au cœur de celui que tu as tué. »
Son bon destrier, il l’a fait s’élancer,
frappe Malquïant sur l’écu de Tolède ;
sur l’herbe verte il l’abat mort. »

***

« Quand Marsile voit le massacre de ses gens,
il fait sonner ses cors et ses trompettes,
puis il chevauche avec la grande armée qu’il a levée.
Au premier rang chevauche un Sarrasin, Abisme,
le pire félon de toute sa compagnie :
de mœurs honteuses, il est chargé de grands crimes,
il ne croit pas en Dieu, le fils de Sainte Marie ;
la poix fondue n’est pas plus noire que lui ;
il aime bien mieux le meurtre et la trahison
qu’il ne ferait de tout l’or de Galice ;
jamais personne ne le vit se divertir ni rire.
Il est hardi, plein de témérité :
c’est pour cela qu’il est l’ami du roi félon Marsile ;
c’est lui qui porte son dragon, auquel se rallient ses troupes.
Jamais l’archevêque ne l’aimera :
dès qu’il le voit, il désire le frapper.
A voix très basse, Turpin se dit :
« Ce Sarrasin me paraît bien hérétique ;
plutôt mourir que de ne pas aller le tuer !
Je n’ai jamais pu aimer ni couard ni couardise. »
C’est l’archevêque qui engage le combat :
il monte le cheval qu’il avait pris à Grossaille –
c’était un roi qu’il tua au Danemark –.
Son destrier est rapide et vif :
sabots concaves, jambes plates,
cuisse assez courte, croupe bien large,
flancs allongés, échine bien haute,
queue toute blanche, crinière jaune,
petites oreilles, tête toute fauve ;
il n’y a bête qui coure aussi vite que lui.
Il pique des deux, et avec quelle vaillance !
il n’a de cesse qu’il n’attaque Abisme,
va le frapper sur l’écu prodigieux ;
il est couvert de gemmes, d’améthystes et de topazes,
et de diamants et d’escarboucles qui flamboient ;
à Val-Metas un diable lui en avait fait cadeau,
et puis l’émir Galafre le lui avait transmis.
Turpin le frappe, il ne l’épargne pas ;
après ce coup, l’écu ne vaut pas, je crois, un denier :
de part en part il lui transperce le corps,
et l’abat mort dans un terrain dégarni.
Les Français disent : « Quelle belle vaillance !
Chez l’archevêque, la crosse procure bien le salut ! »
Le comte Roland d’adresse à Olivier :
« Compagnon, sire, convenez-en,
l’archevêque est très bon chevalier,
ni sur la terre ni sous le ciel, il n’en est de meilleur :
il sait bien frapper de la lance et de l’épieu. »
Le comte répond : « Allons donc à son aide ! »
Et à ces mots, les Francs ont repris le combat. »

***

L’archevêque Turpin, qui est un exemple de bravoure et sait haranguer l’ost des Francs, est aussi le sage qui sait apaiser les tensions et prendre les bonnes décisions. Ainsi lorsque Roland et Olivier se querellent parce que le premier a refusé de sonner du cor avant la bataille pour appeler Charlemagne et son avant-garde au secours :

« L’archevêque les entend se quereller ;
il pique des deux, des éperons d’or pur,
vient jusqu’à eux, se met à les reprendre :
« Vous, sire Roland, et vous, sire Olivier,
au nom de Dieu, je vous en supplie, ne vous querellez pas !
Sonner du cor ne nous serait plus utile,
mais cependant mieux vaut encore sonner :
revienne le roi, il pourra nous venger.
Il ne faut pas que ceux d’Espagne repartent joyeux.
Nos Français descendront ici de cheval,
nous trouveront morts et taillés en morceaux,
nous mettront en bière sur des bêtes de somme,
nous pleureront avec douleur et pitié,
près des églises ils nous enterreront en terre bénie ;
ni loups, ni porcs, ni chiens ne nous dévoreront. »
Roland répond : « Sire, vous dites fort bien. »

***

Une fois que Roland a sonné du cor et que l’armée de Charlemagne s’est mise en branle, le combat reprend de plus belle, ce qui est l’occasion pour l’archevêque-guerrier Turpin de louer la vaillance guerrière et de marquer quelque dédain pour ses frères cloîtrés :

« Comme le cerf court devant les chiens,
devant Roland les païens s’enfuient.
L’archevêque dit : « Voilà qui est très bien !
Voilà comment doit montrer sa valeur
un chevalier armé et monté sur un bon destrier :
dans la bataille il doit être fort et farouche,
ou autrement il ne vaut pas quatre deniers ;
il doit se faire moine, plutôt, dans quelque monastère
où toute sa vie il priera pour nos péchés. »

***

L’arrière-garde franque se trouve de plus en plus en difficulté, croulant sous le nombre de Sarrasins qui l’assaillent en traîtres. Des douze glorieux Pairs de France ne restent que Roland, Turpin et Gautier de l’Hum, alors que le fidèle Olivier vient d’être occis et de rendre son âme à Dieu :

« Le Comte Roland était un noble guerrier,
Gautier de l’Hum un excellent chevalier,
et l’archevêque preux et éprouvé :
à aucun prix l’un ne voudrait abandonner l’autre.
Ils vont frapper les païens au plus fort de la mêlée.
Mille Sarrasins descendent à pied,
quarante milliers restent à cheval.
Ils n’osent, je pense, les approcher,
et ils leur jettent lances et épieux,
piques, dards, traits, flèches et javelots.
Aux premiers chocs, ils ont tué Gautier,
percé l’écu de Turpin de Reims,
brisé son heaume, ils l’ont blessé à la tête,
lui ont rompu et déchiré le haubert,
et l’ont blessé de quatre épieux dans le corps ;
ils tuent sous lui son destrier.
Quel grand chagrin quand l’archevêque tombe !
Turpin de Reims, quand il se sent abattu,
atteint au corps de quatre épieux,
en vrai vaillant il se redresse tout de suite,
regarde Roland, court vers lui,
et lui dit : « Je ne suis pas vaincu !
Un bon vassal, tant qu’il reste en vie, ne se rendra jamais. »
Il tire Almace, son épée d’acier bruni,
il frappe mille coups et plus au plus fort de la mêlée.
Il n’épargna personne, Charles le dit par la suite :
autour de lui il a trouvé quatre cents morts,
les uns blessés, les autres transpercés,
d’autres encore qui avaient la tête tranchée.
En sont témoins la Geste et celui qui fut au champ de bataille,
le noble saint Gilles, pour qui Dieu fait des miracles,
et qui en fit la charte au monastère de Laon ;
qui ignore cela n’est pas bien informé. »

***

Roland et Turpin, les derniers des Pairs encore vivants, bien que blessés à morts, mettent en déroute les Sarrasins qui redoutent de surcroît l’arrivée prochain de l’ost de Charlemagne ; Roland recueille les dépouilles des seigneurs ses compagnons sur le champ de bataille et Turpin les bénit, lui-même angoissé par sa mort qui approche. Roland s’évanouit de douleur à cette vue, et Turpin, accomplissant un dernier acte de charité, veut aller lui quérir de l’eau non loin. Trop faible, il chancelle et Roland le voit s’en aller :

« […] sur l’herbe verte, par-delà ses compagnons,
c’est là qu’il voit le vaillant baron,
notre archevêque, que Dieu envoya en son nom.
Il lève les yeux, confesse ses péchés,
joint ses deux mains, les tend vers le ciel,
et il prie Dieu de lui accorder le Paradis.
Turpin est mort, le guerrier de Charles.
Par ses grands coups et par ses beaux sermons,
il fut toujours champion contre les païens.
Dieu lui accorde sa sainte bénédiction !
Le comte Roland voit l’archevêque à terre ;
les entrailles sortent de son corps,
et sous son front la cervelle suinte ;
au beau milieu de sa poitrine,
il a croisé ses belles mains blanches.
Selon le rite, il commence à faire sa grande plainte :
« Noble seigneur, chevalier de haut lignage,
au Roi de gloire je te recommande aujourd’hui :
jamais personne ne fera plus volontiers son service.
Il n’y eut pas, depuis les apôtres, un pareil homme de Dieu
pour maintenir la foi et y attirer les hommes.
Que votre âme vive sans souffrances dans la plénitude,
et que la porte du Paradis lui soit ouverte ! »