dimanche 4 mars 2012 | By: Mickaelus

La femme du XIIe siècle, d'après Léon Gautier

Après un long chapitre éclatant de réalisme par les détails vivants dont il nous abreuve à propos du mariage d'un baron en plein âge féodal, et dans lequel il en profite pour nous faire le récit de la vie d'une demoiselle promise à quelque chevalier, l'auteur de la Chevalerie en vient à cette conclusion sur les mœurs féminines de ce temps antique, des mœurs qu'il estime avoir été caricaturées par les littérateurs de l'époque, où n'avoir été vues que par un prisme intéressé.


"Nous voudrions nous arrêter ici, sur le spectacle de ces beaux jeunes mariés, sortant de leur chapelle et se promenant dans le verger de leur château, la main dans la main et l'âme dans l'âme ; mais nous sentons qu'on va nous accuser d'avoir embelli leur portrait et inventé je ne sais quel moyen âge et impossible et faux. Un très grand nombre de Français n'aiment pas qu'on loue devant eux la France d'avant le Serment du Jeu de Paume. Ils la veulent barbare, ils la veulent laide. Ce qui les mets en joie, c'est de se persuader, avec certains historiens, que nos arrière-grands-pères ont été des misérables et qu'il n'y avait peut-être pas une seule honnête femme parmi nos arrière-grand'mères. L'auteur effronté du Roman de la Rose ne rougissait pas de le dire en son temps : Preude femme, par saint Denis, - Il en est moins que de fenis. Les voilà, les classiques de tous les contempteurs de la vieille société française : c'est la Rose, ce sont les Fabliaux, c'est Renart, ce sont ces milliers de pastourelles et de chansons d'amour dont l'impureté monotone révolte et ennuie les juges les plus indulgents ; ce sont, dans nos vieux romans, les quelques pages éhontées où l'on peint les jeunes filles du XIIe siècles, des Françaises, des chrétiennes, comme on n'oserait pas peindre les filles des Madécasses ou des Sioux !

Eh bien ! nous affirmons de nouveaux que ces poètes n'ont pas connu la beauté des âmes, ni tant de vertus modestes qui ont l'habitude se cacher et de se taire ; nous affirmons que leur témoignage est mal fondé et inique. A ces classiques de nos adversaires, il faut opposer les nôtres, qui renferment l'exacte portraiture du vrai moyen âge, avec toutes ses honnêtetés et tous ses vices. Ces classiques honnêtes, ce sont les historiens, c'est Villehardouin, c'est Joinville ; c'est plus tard, en pleine guerre de cent ans, le traité familier du Chevalier de la Tour-Landry pour l'enseignement de ses filles, et cet excellent, cet incomparable Menagier de Paris, le plus charmant de tous les livres et le plus exact, où l'on voit un mari donner à sa jeune femme de précieux conseils pour le gouvernement de sa maison et nous révéler le secret de la vie domestique durant cette époque calomniée de notre histoire nationale. "C'est une œuvre du XIVe siècle", dira-t-on. Je le sais ; mais y a-t-il un seul historien pour soutenir que le XIVe siècle n'ait pas été, par rapport au XIIe, une époque de corruption et de décadence ?

Cette Aélis dont j'ai tracé le portrait est, à coup sûr, supérieure à la plupart des femmes de son temps ; mais il y en avait un certain nombre qui lui ressemblaient et la valaient. C'est, d'ailleurs, à nos chansons elles-mêmes que j'ai demandé toutes mes couleurs pour la peindre, et il n'est pas, en mon tableau, un seul trait qui soit de la fantaisie. A la même époque, beaucoup de femmes étaient, je le veux bien, sensuelles et coupables ; beaucoup d'autres luttaient pour ne pas l'être, et tombaient pour se relever, se relevaient pour tomber. C'étaient, le plus souvent, les poètes qui les excitaient à mal faire et riaient d'un mauvais rire à la vue de leurs chutes. Voilà les vrais coupables.

Mais enfin ces femmes du XIIe siècle étaient chrétiennes, et si à l'imitation de ce messire Geoffroi dont parle le chevalier de La Tour Landry, nous nous avisions de marquer d'un coup de craie la porte de celles qui méritaient "d'estre blasmées de leur honneur", je me persuade qu'un très grand nombre de portes, dans les maisons et même dans les châteaux de ce temps-là, n'auraient pas mérité la honte d'un pareil affront.

... Par le plus long chemin, Aélis et son mari reviennent au château, où les fêtes vont encore durer huit jours."

Léon Gautier, La Chevalerie (1884), p. 447-450