mercredi 7 janvier 2009 | By: Mickaelus

La société féodale aux XIe et XIIe siècles dans la région mâconnaise, par Georges Duby

Dans La société aux XIe et XIIe siècles dans la région mâconnaise (publié aujourd'hui dans un recueil comprenant plusieurs textes : Qu'est-ce que la société féodale ?), qui n'est autre que sa thèse, l'historien médiéviste Georges Duby, au moyen d'un travail rigoureux et très méticuleux sur les archives principalement religieuses de sa région, nous livre une somme impressionnante sur les conditions de l'émergence de la société féodale dans cette région : conditions politiques avec l'effacement de la monarchie carolingienne et donc de la souveraineté comme du droit régalien et public au profit des droits privés des seigneurs et des coutumes, mais aussi conditions économiques puisque la richesse, les propriétés et dépendances terriennes, la circulation de la monnaie jouent un rôle de premier plan dans la composition et l'évolution de la société féodale. L'intervention du roi Louis VII dans la région à l'occasion de querelles entre seigneurs laïcs et religieux marquera le début du retour du pouvoir royal. Voici ci-dessous une bonne partie de la conclusion générale qui donne un bel aperçu de la teneur d'un ouvrage dont je vous recommande chaudement la lecture.

"En Mâconnais, pendant le XIe et le XIIe siècle, la société laïque est organisée tout entière en fonction du château. Les forteresses, peu nombreuses, ont été élevées autrefois sur l'ordre des souverains ou de leurs représentants et pour les besoins de leur politique ; mais chacune d'elle appartient en propre à un seigneur privé dont les ancêtres, à l'époque carolingienne, étaient des fonctionnaires royaux, investis du ban militaire. Indépendants les uns des autres, ces sires (domini) détiennent le pouvoir de commander et de punir et l'exercent sur un territoire qui correspond en gros à l'ancien districtus de la forteresse publique. Seules quelques enclaves, où s'est maintenue et renforcée l'immunité ecclésiastique, sont entièrement soustraites à leur autorité ; partout ailleurs leur puissance domine et contrôle les droits de ban inférieurs, basse justice et petites coutumes, qui parfois sont laissés aux communautés religieuses et aux hobereaux de village sur leurs dépendants personnels et dans leur domaine. Cette répartition des pouvoirs de commandement n'affecte guère le régime des terres - les alleux petits et grands restent très nombreux et les méthodes d'exploitation foncière n'ont pas sensiblement varié - mais elle détermine le statut des hommes et les rapports qu'ils entretiennent.

Les laïcs, en effet, selon la nature de leurs obligations envers les châtelains, se répartissent en deux catégories juridiques. La première, très restreinte, groupe moins de deux cent familles dont les mâles, quand ils sont adultes, portent le titre de chevalier ; spécialistes du combat, ils sont exempts des coutumes banales : le maître de la forteresse dirige leur activité militaire mais n'a pas le pouvoir de les contraindre ni de les châtier. Les "travailleurs", par contre, paysans ou gens des villes, tenanciers ou alleutiers, sont étroitement soumis à son ban et à sa justice et sont chargés d'exactions. Ces deux classes sont héréditaires, mais elles correspondent dans une large mesure aux deux principaux degrés dans la hiérarchie des fortunes foncières ; en l'an mil, la qualité chevaleresque fut réservée aux plus riches, héritiers pour la plupart de quelques très grands propriétaires de l'époque franque, à ceux dont le domaine était suffisamment vaste pour leur fournir de quoi s'équiper, s'entraîner et participer aux expéditions militaires ; échappant aux tailles, protégés de l'appauvrissement par les contraintes lignagères, leurs descendants ont conservé leur supériorité économique.

De même les liens d'homme à homme se nouent généralement dans le cadre de la châtellenie. Certes, les chevaliers, strictement retenus dans la solidarité familiale, peuvent s'unir par l'hommage à d'autres patrons ; mais ils sont tous, en raison de leur résidence, attachés à la forteresse voisine et les milites castri sont de ce fait les feudataires et les fidèles du châtelain. Quant aux "travailleurs", rassemblés dans la communauté de paroisse, ils sont aussi ses manants, parce qu'ils habitent la circonscription qu'il régit ; certains sont les hommes propres d'un maître privé, mais la dépendance personnelle cède d'ordinaire le pas à la dépendance d'origine territoriale.

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Cet aménagement de la société est la conséquence directe d'un fait politique, la décomposition de l'État carolingien. La faillite de l'institution royale entraîna d'abord l'affaiblissement du pouvoir comtal, la fractionnement du pagus, le partage des droits régaliens qui, lorsque la présence du souverain ne fut plus sensible, devinrent aux mains des châtelains des droits privés, des "coutumes". Les alleutiers les plus aisés, qui naguère relevaient immédiatement du comte, échappèrent à la seigneurie banale et formèrent dès ce moment une classe distincte, la chevalerie, caractérisée par un titre, une fonction, des privilèges. Ce changement fondamental se produisit en Mâconnais entre 980 et 1030. Dans les années suivantes, la structure sociale se plia aux nouvelles conditions politiques : les devoirs vassaliques se fixèrent en s'attachant à la tenure féodale ; la chevalerie, d'abord classe de fortune et de genre de vie, devint peu à peu une caste héréditaire, une vraie noblesse, tandis que se resserraient les liens de parenté dans l'aristocratie, les liens de voisinage parmi les paysans. Entre 1080 et 1100, l'évolution parvient à son terme : avec l'antique distinction entre la servitude et la liberté disparaît alors la dernière survivance des institutions de droit public.

Mais l'effondrement de la monarchie carolingienne avait lui-même des causes plus lointaines, d'ordre économique celles-ci. La difficulté des communications, la rareté de la monnaie et des échanges conviaient les pouvoirs à se cantonner dans des territoires restreints, isolés les uns des autres. En s'organisant en fonction du château, la société mâconnaise achève donc au XIe siècle de s'adapter à l'économie presque exclusivement rurale du haut Moyen Âge.

Or, à ce moment, la tendance économique est déjà renversée. Depuis quelques temps, le commerce se ranime lentement en Occident, et le Mâconnais, pays de routes, ressent bientôt les effets de ce renouveau. Le défrichement des solitudes forestières entrepris dans cette région dès le milieu du Xe siècle favorise l'accroissement de la population ; des hommes plus nombreux entretiennent entre eux des relations plus étroites ; vers 1030, les contemporains s'émerveillent des progrès de la circulation routière ; les villes se développent et, autour de 1075, alors que se fondent les nouveaux péages, les bourgeois, spécialistes du commerce, se distinguent des autres "travailleurs". Le mouvement, de jour en jour plus intense et plus facile, des voyageurs, des marchandises et de l'argent bouleverse les conditions de la vie quotidienne et oblige les relations sociales à s'organiser différemment. A peine installée dans ses nouveaux cadres, la société doit poursuivre son évolution et cette fois en sens inverse.

L'équilibre se maintient cependant tant bien que mal pendant près d'un siècle et c'est seulement vers 1160 que la châtellenie et la structure sociale qu'elle supporte commencent à se désagréger. Les bourgeois et certains paysans, gagnant facilement de l'argent, peuvent arrondir leur patrimoine et acheter à leur seigneur l'allègement des coutumes banales ; au contraire, les chevaliers et la plupart des châtelains recueillent moins de deniers qu'ils n'en dépensent et sont contraints pour satisfaire leurs besoins d'aliéner leur terre et leur indépendance, perdant ainsi ce qui faisait leur supériorité. Ainsi sont ébranlés les fondements économiques de la hiérarchie sociale. Pendant ce temps s'opère une nouvelle répartition de l'autorité : le roi et quelques grands seigneurs qui disposent de meilleures finances peuvent soumettre à leur contrôle les châteaux, entretenir un personnel d'administrateurs salariés donc dociles, acquérir l'hommage des nobles et reconstituer de cette façon de vastes principautés régionales. Au milieu du XIIIe siècle, la transformation est complète, et s'il fallait fixer un terme précis à cette évolution, nous choisirions volontiers, mais surtout pour sa valeur symbolique, l'année 1239, date de l'annexion du comté de Mâcon au domaine royal.

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Dès lors, la condition des personnes dépend beaucoup moins de leur position face au château et à son seigneur que du statut des terres qu'elles possèdent. On commence en effet à distinguer trois catégories de biens-fonds, les terres nobles, les terres roturières et les terres taillables. Les premières, qui sont maintenant très souvent des tenures féodales, confèrent à ceux qui les détiennent, qu'ils soient fils de chevaliers ou fils de rustres, le droit de juger et d'imposer ; elles les astreignent en revanche à prêter hommage à un seigneur et à s'acquitter envers lui des honorables obligations vassaliques. Les secondes qui, chargées d'exactions, passent d'ordinaire pour des censives, imposent à leurs possesseurs la prestation de services matériels dont le montant est fixé par la coutume. Les dernières enfin, soumises à des obligations plus dégradantes et que l'on tient pour serviles en raison de leur caractère arbitraire, déterminent la sujétion personnelle des paysans qui les exploitent et les privent de la liberté. Bien que la noblesse de sang se maintienne artificiellement, la structure sociale repose désormais sur un système de relations foncières, qui sert également d'assises aux nouvelles formations politiques. L'alleu est en voie de disparition.

Il faut donc distinguer dans ce qu'on appelle la féodalité deux aspects, un aspect politique, la dissolution de la souveraineté, un aspect foncier, la constitution d'un réseau cohérent de dépendances où sont prises toutes les terres et par elles ceux qui les détiennent. En Mâconnais, ces deux aspects ne sont pas simultanés mais successifs. Aux XIe et XIIe siècles, au temps où le pouvoir royal est le plus faible, où les châtelains sont maîtres absolus chez eux, où la division de la société laïque en deux ordres, celui des chevaliers et celui des travailleurs, est la plus nette, la plupart des terres sont indépendantes et la seigneurie banale, issue des pouvoirs régaliens, ne se confond pas avec la seigneurie foncière, issue du régime domanial. Au XIIIe siècle, les alleux nobles sont les uns après les autres repris en fiefs ; les droits banaux, que supportent les alleux roturiers, sont assimilés peu à peu aux redevances domaniales ; ainsi se raréfient rapidement les terres "quittes et franches" ; mais à ce moment, les pouvoirs supérieurs de commandement sont déjà repris en main par le roi et les princes, et les châteaux réintégrés dans l'État. Il existe bien "deux âges féodaux".

L'expression est de Marc Bloch, qui plaçait la charnière entre deux périodes dans le courant du XIe siècle, au moment où se manifestent les premiers effets de la révolution économique. Certes, c'est bien vers 1050 que le milieu commence à se transformer, mais le bouleversement de la structure sociale elle-même est plus tardif. Les documents du Mâconnais nous invitent à adopter une autre chronologie et à situer entre 1160 et 1240 le moment où le temps des fiefs, des censives et des principautés féodales succède à celui des châtellenies indépendantes. [...]"

Georges Duby, La société aux XIe et XIIe siècles dans la région mâconnaise, dans Qu'est-ce que la société féodale ?