lundi 4 février 2008 | By: Mickaelus

Le conseil des démons et la naissance de Merlin

Au tout début de Merlin de Robert de Boron, roman du XIIIe siècle, les démons s'assemblent en un conseil pour déplorer la délivrance des hommes de l'enfer par Jésus Christ, et la liberté qu'il a accordé par Sa Passion à tous les hommes nés et à naître de se repentir et de se soustraire au pouvoir du diable, à l'aide du baptême et de ses ministres. Aussi les démons cherchent-ils un moyen de séduire les hommes afin de les détourner du salut, ce qu'ils trouvent dans la fécondation par l'un d'eux d'une femme, qui donnerait naissance à un enfant capable comme son père de connaître le passé et de gagner à lui la confiance des hommes de cette manière. Cet enfant ne sera autre que Merlin, dont la destinée sera toutefois autre par le moyen que nous verrons ci-dessous.

"Le diable entra dans une violente colère, quand Notre-Seigneur eut pénétré en enfer et en eut jeté hors Adam et Ève et tous ceux qu'il voulait libérer. Frappés d'étonnement à ce spectacle, ils se rassemblèrent.
- Qui est, dirent-ils, cet homme qui nous a pris de force, car tout ce que nous gardions jalousement dans nos forteresses est tombé entre ses mains ? Nous ne pensions pas qu'un homme né d'une femme pût échapper à notre pouvoir. Celui qui nous détruit de la sorte, comment est-il né d'un être humain hors de toute jouissance charnelle, sans que nous en ayons eu connaissance, contrairement à ce qui est le cas pour tous les autres hommes ?
- Ce qui nous a perdus, répondit alors un autre démon, est ce que nous pensions être le plus à notre avantage. Vous souvient-il des paroles des prophètes qui disaient que le fils de Dieu viendrait sur la terre pour racheter le péché d'Ève et d'Adam et de tous les autres pécheurs dont il souhaiterait le salut ? Nous rôdions autour d'eux, nous les saisissions, nous les tourmentions, mais ils nous montraient bien que nos tourments ne les atteignaient pas : ils réconfortaient les pécheurs en leur annonçant que naîtrait sur la terre leur libérateur. Ils le répétèrent tant que c'est à présent arrivé. S'il ne nous avait ravi que ceux-là, nous nous résignerions encore, mais il nous a ravi tous les autres, s'ils agissent avec sagesse. Comment a-t-il fait pour que nous les perdions tous ?
- Ne savez-vous donc pas, répliqua l'un d'eux, qu'il les fait laver avec de l'eau en son nom et avec cette eau il a effacé la jouissance charnelle du père et de la mère, ce qui nous assurait leur possession et nous permettait de nous saisir d'eux partout où nous voulions ? Maintenant nous les avons perdus par cette ablution et nous n'avons plus aucun pouvoir sur eux, à moins que par leurs actes ils ne reviennent à nous. Ainsi cet homme nous a frustrés et nous a dépossédés de notre pouvoir. Mieux encore ! Il a laissé sur la terre ses ministres pour sauver les hommes, même s'ils ont pratiqué nos œuvres, à condition qu'ils veuillent s'en repentir, renoncer à nos œuvres et obéir aux commandements des ministres. Ainsi nous les avons perdus, s'ils se conduisent sagement. Il s'est fait matière spirituelle, Celui qui pour sauver les hommes est venu à notre insu sur la terre naître d'une femme hors du plaisir charnel du couple et donner une valeur aux tourments d'ici-bas. Pourtant nous l'avions approché, nous l'avions tenté de toutes les manières possibles, mais il était resté étranger à toutes nos œuvres : il voulait sauver l'humanité. Il n'a que tendresse pour elle, puisqu'il a subi un si grand supplice pour l'avoir à lui et pour nous la ravir. Nous devrions donc mettre tous nos efforts pour la ramener à nous, car tout ce qu'il nous a pris, prétend-il, n'était pas notre bien. Aussi devrions-nous songer au moyen de tromper les hommes, de leur rendre impossible le repentir et tous rapports avec ceux qui leur dispensent le pardon que cet homme a racheté par sa mort.
- Nous avons tout perdu, s'écrient-il alors d'une seule voix, si jusqu'au dernier moment il a le pouvoir de pardonner ; le pécheur qui regrette ses fautes, même à l'article de la mort, lui appartient, aurait-il toujours accompli nos œuvres. De toute façon nous les avons perdus, si nous ne parvenons par à les lui arracher. Qui nous a le plus [nui], en jetant le trouble parmi nous avec la prédiction de sa venue sur la terre ? Ceux qui nous ont fait le plus grand tort, conviennent-ils dans leur discussion, sont ceux qui ont annoncé son avènement, ce sont eux qui nous ont causé les pires dommages, car plus ils l'annonçaient, plus nous tourmentions les hommes et nous croyons qu'il s'est hâté de venir les aider et de les délivrer des tourments que nous leur infligions. Comment disposer d'un être pour leur insuffler nos pensées, leur montrer les pouvoirs et les ressources dont nous disposons ? Nous avons la faculté de savoir tout ce qui a été fait et dit dans le passé : si nous avions un homme qui eût ce même pouvoir et qui vécût avec les autres hommes sur la terre, il pourrait nous aider à les tromper, tous comme les prophètes qui nous étaient acquis en usaient avec nous et nous trompaient en nous annonçant ce qui à nos yeux était impossible. Cet homme révélerait ce qui s'est fait et dit dans un passé proche ou lointain et gagnerait la confiance de bien des gens.
Il aurait bien travaillé, dirent-ils à l'unanimité, celui qui pourrait créer un homme capable d'inspirer une telle confiance.
- Je n'ai pas le pouvoir, dit l'un d'eux, de procréer et de féconder une femme, mais si je l'avais, ce me serait facile, car je connais une femme qui dit et qui fait tout ce que je veux.
- Il y a tel de nous, répondent les autres, qui peut facilement prendre une apparence humaine et avoir commerce avec une femme, mais il convient qu'il la possède le plus discrètement possible.
Ils tombent d'accord et conviennent d'engendrer un homme capable de séduire l'humanité entière. Fous qu'ils sont de croire que Notre-Seigneur qui sait tout ignore leurs manœuvres ! C'est ainsi que le diable entreprit de créer un être qui eût sa mémoire et son intelligence pour se jouer de Jésus-Christ. Devant cette folie du diable nous devons être pris de colère pour être bernés par une si folle créature."

Le démon incube commence alors ses basses œuvres sur terre et s'acharne sur la famille de la femme dont il a parlé aux autres démons ; il prend pouvoir sur le mari en le ruinant et en le mettant en colère, tandis qu'il provoque la mort de son fils et de sa femme. Le pauvre homme en tombe malade et meurt ; ne restent que ses trois filles, cibles du démon. Ce dernier parvient à débaucher la troisième avec un jeune homme et en répand la nouvelle : la jeune fille est condamnée pour adultère et enterrée vivante. C'est alors qu'un prêtre du pays, Blaise, s'intéresse à l'histoire de cette famille et prend sous sa protection les deux sœurs qui restent :

"- Comment, leur dit-il, est arrivée cette mésaventure à votre père, à votre mère et à votre frère ?
- Nous n'en savons rien, répondirent-elles, si ce n'est que Dieu nous hait, croyons-nous, et ne fait rien pour nous éviter ces tourments.
- Pas du tout ! fit le prêtre, Dieu ne fait personne, mais souffre de voir le pécheur se haïr lui-même. Sachez que tout ce qui est arrivé est l'œuvre du diable. Quant à votre sœur que vous avez si lamentablement perdue, saviez-vous qu'elle se conduisait de la sorte ?
- Seigneur, que Dieu nous vienne en aide, nous n'en savions rien !
- Gardez-vous, dit le saint homme, d'une conduite mauvaise, car elle mène le pécheur et le pécheresse à une mauvaise fin ; aussi gardez-vous en bien, car qui fait une mauvaise fin est perdu à jamais ; et qui veut appartenir à Dieu ne fait ni mauvaise œuvre, ni mauvaise fin."

L'aînée des deux sœurs met tout son cœur à appliquer les bons conseils du saint homme qui enseigne les deux sœurs, mais la cadette est débauchée par une femme de mauvaise vie, envoyée par l'incube, qui lui présente une vie de plaisir et fait si bien que la cadette quitte la maison et devient une prostituée (au contraire de l'adultère de la troisième fille, la prostitution n'est pas punie de mort). Prise de terreur, l'aînée demande à Blaise comment échapper au démon, et celui-ci lui répond :

"- Bien. Crois-tu au Père, au Fils et au Saint-Esprit ? Que ces trois personnes n'en sont qu'une seule en Dieu, la Trinité ? Que Notre-Seigneur est venu sur la terre pour sauver les pécheurs qui recevront le baptême et se conformeront à tous les commandements de la sainte Église et des ministres qu'il laissa ici-bas pour apprendre à croire en son nom ?
- Oui, je le crois, tout comme vous venez de le dire et que je viens de l'entendre. Qu'Il me protège contre les embûches du diable !
- Si tu le crois comme je te le dis, jamais le diable ne pourra t'abuser et, je t'en prie surtout, ne te laisse pas aller à la colère, car c'est à cela que le diable a le plus volontiers recours, il s'en prend à un homme ou à une femme emportés par la colère. Prends donc garde à toutes les fautes que tu pourrais commettre, à tous les ennuis qui pourraient t'arriver. Viens me trouver, confie-les-moi et accuse-t'en à Notre-Seigneur et reconnais-toi coupable devant tous les saints, toutes les saintes et toutes les créatures qui croient en Dieu, qui l'aiment et le servent, ainsi que devant moi. Chaque fois que tu te lèveras et te coucheras, signe-toi au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit, fais ton signe de croix sur ta personne, au nom de la croix où il livra son saint Corps, où il souffrit la mort pour éviter aux pécheurs les peines de l'enfer et les préserver du pouvoir du diable. Si tu suis mes recommandations, tu n'as pas à avoir peur du démon. Veille à ce que la nuit, pendant ton sommeil, il y ait toujours une lumière, car le diable déteste la clarté et n'aime pas venir où il la sait."

Deux ans se passent pendant lesquels la jeune fille met en échec le démon. Malheureusement, ce dernier, fin connaisseur des failles du caractère humain, l'amène à la colère en amenant sa sœur la prostituée et une bande de garçons la visiter, l'insulter puis la battre. L'aînée parvient à s'enfermer dans sa chambre mais, tourmentée, s'oublie et s'endort sans les recommandations du prêtre, dans les ténèbres sans s'être signée. L'incube en profite alors pour la déshonorer et la féconder. A son réveil, la jeune fille conçoit son malheur sans trouver son auteur, et comprend qu'elle est la victime du diable. Elle se confie alors à Blaise qui, s'il peine à la croire, finit par lui imposer une pénitence, celle du renoncement définitif à la luxure. Plus tard, le germe du diable devient visible aux yeux de tous, et des juges de la région finissent par avoir vent de cette grossesse étrange ; la jeune fille est enfermée dans une tour jusqu'à la naissance de l'enfant.

"Dès sa naissance il eut tout naturellement les pouvoirs et l'intelligence du diable, son père : mais le démon avait agi imprudemment : il n'ignorait pas que Notre-Seigneur avait racheté par sa mort les pécheurs pris d'un vrai repentir et qu'il avait, lui, séduit la jeune fille pendant son sommeil par ruse et par astuce. Dès qu'elle se rendit compte de cette tromperie, elle reconnut sa faute et implora la miséricorde divine ; après quoi, elle s'en remit aux commandements de Dieu et de la sainte Église qu'elle respecta scrupuleusement. Toutefois Dieu ne voulut pas que le diable fût frustré de ce qui lui revenait et de ce pour quoi il l'avait créé. L'enfant eut donc la science du démon, la connaissance de ce qui avait été dit et fait dans le passé. Mais grâce au repentir de la mère, à l'aveu de ses fautes, à la confession purificatrice, à son ferme et sincère regret de ce qui lui était arrivé contre son gré et sa volonté, grâce enfin à la vertu du baptême qui l'avait lavée du péché aux fonts baptismaux, Notre-Seigneur qui sait tout ne voulut pas que la faute de la mère pût nuire à l'enfant : il lui donna la faculté de connaître l'avenir. De la sorte il connut les actes et les paroles du passé, qu'il tenait du diable, et en outre Notre-Seigneur lui accorda de son côté la connaissance de l'avenir, rendant à chacun ses droits, aux diables les leurs, à Dieu les siens ; car le diable ne forme que le corps, alors que Notre-Seigneur insuffle dans tous les corps son esprit, selon le don de voir, d'entendre et de comprendre et selon l'intelligence dont il dote chacun. Il favorisa cet enfant plus qu'un autre, parce qu'il en avait grand besoin pour savoir de quel côté se ranger.
[...] Il reçut au baptême le nom de Merlin, celui de son aïeul. On le rendit à sa mère pour l'allaiter, car aucune femme n'en avait le courage. Elle l'allaita jusqu'à l'âge de neuf mois et les femmes qui vivaient avec elle ne cessaient de s'étonner de l'enfant, velu comme il l'était, qui à neuf mois avait l'air plus âgé et à neuf mois semblait avoir deux ans ou plus."

A l'âge de dix-huit mois, alors que les femmes qui vivent avec la mère de Merlin veulent la quitter et que cela signifie pour elle l'accomplissement du jugement, l'enfant parle à sa mère pour lui certifier qu'elle ne mourra pas par sa faute. Lors du jugement qui survient peu après, Merlin défend sa mère avec sagesse et passe un marché avec un juge, déclarant qu'il n'est pas juste que sa mère soit condamnée pour un acte involontaire quand d'autres ont fait pire volontairement sans l'être, et lui promettant des révélations sur sa propre mère et sa propre conception. Quand au bout de quinze jours a lieu la confrontation, Merlin fait avouer à la mère du juge que ce dernier est en fait le fils d'un curé. Merlin, pour prouver qu'il est le fil d'un incube et qu'il a été racheté par Dieu, après avoir révélé le passé de la mère du juge, révèle l'avenir proche du curé voué au diable : il va se noyer, ce qui advient et ce qui sauve pour de bon Merlin et sa mère.

La suite dans Merlin : Roman du XIIIe siècle de Robert de Boron (traduction en français moderne par Alexandre Micha).

1 commentaires:

Hans Georg Lundahl a dit…

J'aimerais lire!

Avez-vous lu (au moins en partie, moi-même je n'ai pas lu le tout) les Nibelungs?

Un "roman" très Chrétien, en vers et même un strophe lyrique, qui montre comment le monde avec ses beautés et loyautés peut engendrer la trahison par la jalousie et le désastre par les trahisons.

Mais le sort de Merlin est encore davantage un thème spirituel.