lundi 25 juin 2007 | By: Mickaelus

La noble famille bretonne du Guénic présentée par Balzac

Dans cette longue mise en situation - procédé habituel chez Balzac, de la famille fictive du Guénic au début de Béatrix, le romancier nous dépeint avec précision et de magnifique façon une noblesse bretonne dont la grandeur repose sur le sens du devoir, la fidélité à Dieu comme au roi. Les membres de cette famille, et tout particulièrement le vieux baron du Guénic qui s'est battu en Bretagne et en Vendée à maintes reprises, semblent faire corps avec la demeure ancestrale, vestige d'un temps dont les idéaux animent toujours ces cœurs droits et vertueux.



"Auprès de l'église de Guérande se voit une maison qui est dans la ville ce que la ville est dans le pays, une image exacte du passé, le symbole d'une grande chose détruite, une poésie. Cette maison appartient à la plus noble famille du pays, aux du Guaisnic, qui, du temps des du Guesclin, leur étaient aussi supérieurs en fortune et en antiquité que les Troyens l'étaient aux Romains. Les Guaisqlain (également orthographié jadis du Glaicquin), dont on a fait Guesclin, sont issus des Guaisnic. Vieux comme le granit de la Bretagne, les Guaisnic ne sont ni Francs ni Gaulois, ils sont Bretons, ou, pour être plus exact, Celtes. Ils ont dû jadis être druides, avoir cueilli le qui des forêts sacrées et sacrifié des hommes sur les dolmens. Il est inutile de dire ce qu'ils furent. Aujourd'hui cette race, égale aux Rohan sans avoir daigné se faire princière, qui existait puissante avant qu'il ne fût question des ancêtres de Hugues Capet, cette famille, pure de tout alliage, possède environ deux mille livres de rente, sa maison de Guérande et son petit castel du Guaisnic. Toutes les terres qui dépendent de la baronnie du Guaisnic, la première de Bretagne, sont engagées aux fermiers, et rapportent environ soixante mille livres, malgré l'imperfection des cultures. Les du Guaisnic sont d'ailleurs toujours propriétaires de leurs terres ; mais, comme ils n'en peuvent rendre le capital, consigné depuis deux cents ans entre leurs mains par les tenanciers actuels, ils n'en touchent point les revenus. Ils sont dans la situation de la couronne de France avec ses engagistes avant 1789. Où et quand les barons trouveront−ils le million que leurs fermiers leur ont remis ? Avant 1789 la mouvance des fiefs soumis au castel du Guaisnic, perché sur une colline, valait encore cinquante mille livres ; mais en un vote l'Assemblée nationale supprima l'impôt des lods et ventes perçu par les seigneurs. Dans cette situation, cette famille, qui n'est plus rien pour personne en France, serait un sujet de moquerie à Paris : elle est toute la Bretagne à Guérande. A Guérande, le baron du Guaisnic est un des grands barons de France, un des hommes au−dessus desquels il n'est qu'un seul homme, le roi de France, jadis élu pour chef. Aujourd'hui le nom de du Guaisnic, plein de signifiances bretonnes et dont les racines sont d'ailleurs expliquées dans les Chouans ou la Bretagne en 1799, a subi l'altération qui défigure celui de du Guaisqlain. Le percepteur des contributions écrit, comme tout le monde, Guénic.

Au bout d'une ruelle silencieuse, humide et sombre, formée par les murailles à pignon des maisons voisines, se voit le cintre d'une porte bâtarde assez large et assez haute pour le passage d'un cavalier, circonstance qui déjà vous annonce qu'au temps où cette construction fut terminée les voitures n'existaient pas. Ce cintre, supporté par deux jambages, est tout en granit. La porte, en chêne fendillé comme l'écorce des arbres qui fournirent le bois, est pleine de clous énormes, lesquels dessinent des figures géométriques. Le cintre est creux. Il offre l'écusson des du Guaisnic aussi net, aussi propre que si le sculpteur venait de l'achever. Cet écu ravirait un amateur de l'art héraldique par une simplicité qui prouve la fierté, l'antiquité de la famille. Il est comme au jour où les croisés du monde chrétien inventèrent ces symboles pour se reconnaître, les Guaisnic ne l'ont jamais écartelé, il est toujours semblable à lui−même, comme celui de la maison de France ; que les connaisseurs retrouvent en abîme ou écartelé, semé dans les armes des plus vieilles familles. Le voici tel que vous pouvez encore le voir à Guérande : de gueules à la main au naturel gonfalonnée d'hermine, à l'épée d'argent en pal, avec ce terrible mot pour devise : FAC ! N'est−ce pas une grande et belle chose ? Le tortil de la couronne baronniale surmonte ce simple écu dont les lignes verticales, employées en sculpture pour représenter les gueules, brillent encore. L'artiste a donné je ne sais quelle tournure fière et chevaleresque à la main. Avec quel nerf elle tient cette épée dont s'est encore servie hier, la famille ! En vérité, si vous alliez à Guérande après avoir lu cette histoire, il vous serait impossible de ne pas tressaillir en voyant ce blason. Oui, le républicain le plus absolu serait attendri par la fidélité, par la noblesse et la grandeur cachées au fond de cette ruelle. Les du Guaisnic ont bien fait hier, ils sont prêts à bien faire demain. Faire est le grand mot de la chevalerie. « Tu as bien fait à la bataille », disait toujours le connétable par excellence, ce grand du Guesclin, qui mit pour un temps l'Anglais hors de France. La profondeur de la sculpture, préservée de toute intempérie par la forte marge que produit la saillie ronde du cintre, est en harmonie avec la profondeur morale de la devise dans l'âme de cette famille. Pour qui connaît les du Guaisnic, cette particularité devient touchante. La porte ouverte laisse voir une cour assez vaste, à droite de laquelle sont les écuries, à gauche la cuisine. L'hôtel est en pierre de taille depuis les caves jusqu'au grenier. La façade sur la cour est ornée d'un perron à double rampe dont la tribune est couverte de vestiges de sculptures effacées par le temps, mais où l'œil de l'antiquaire distinguerait encore au centre les masses principales de la main tenant l'épée. Sous cette jolie tribune, encadrée par des nervures cassées en quelques endroits et comme vernie par l'usage à quelques places, est une petite loge autrefois occupée par un chien de garde. Les rampes en pierre sont disjointes : il y pousse des herbes, quelques petites fleurs et des mousses aux fentes, comme dans les marches de l'escalier, que les siècles ont déplacées sans leur ôter de la solidité. La porte dut être d'un joli caractère. Autant que le reste des dessins permet d'en juger, elle fut travaillée par un artiste élevé dans la grande école vénitienne du treizième siècle. On y retrouve je ne sais quel mélange du byzantin et du moresque. Elle est couronnée par une saillie circulaire chargée de végétation, un bouquet rose, jeune, brun ou bleu, selon les saisons. La porte, en chêne clouté, donne entrée dans une vaste salle, au bout de laquelle est une autre porte avec un perron pareil qui descend au jardin. Cette salle est merveilleuse de conservation. Ses boiseries à hauteur d'appui sont en châtaignier. Un magnifique cuir espagnol, animé de figures en relief, mais où les dorures sont émiettées et rougies, couvre les murs. Le plafond est composé de planches artistement jointes, peintes et dorées. L'or s'y voit à peine ; il est dans le même état que celui du cuir de Cordoue ; mais on peut encore apercevoir quelques fleurs rouges et quelques feuillages verts. Il est à croire qu'un nettoyage ferait reparaître des peintures semblables à celles qui décorent les planchers de la maison de Tristan à Tours, et qui prouveraient que ces planchers ont été refaits ou restaurés sous le règne de Louis XI. La cheminée est énorme, en pierre sculptée, munie de chenets gigantesques en fer forgé d'un travail précieux. Il y tiendrait une voie de bois. Les meubles de cette salle sont tous en bois de chêne et portent au−dessus de leurs dossiers l'écusson de la famille. Il y a trois fusils anglais également bons pour la chasse et pour la guerre, trois sabres, deux carniers, les ustensiles du chasseur et du pêcheur accrochés à des clous.

A côté se trouve une salle à manger qui communique avec la cuisine par une porte pratiquée dans une tourelle d'angle. Cette tourelle correspond, dans le dessin de la façade sur la cour, à une autre collée à l'autre angle et où se trouve un escalier en colimaçon qui monte aux deux étages supérieurs. La salle à manger est tendue de tapisseries qui remontent au quatorzième siècle, le style et l'orthographe des inscriptions écrites dans les banderoles sous chaque personnage en font foi ; mais, comme elles sont dans le langage naïf des fabliaux, il est impossible de les transcrire aujourd'hui. Ces tapisseries, bien conservées dans les endroits où la lumière a peu pénétré, sont encadrées de bandes en chêne sculpté, devenu noir comme l'ébène. Le plafond est à solives saillantes enrichies de feuillages différents à chaque solive ; les entre−deux sont couverts d'une planche peinte où court une guirlande de fleurs en or sur fond bleu. Deux vieux dressoirs à buffets sont en face l'un de l'autre. Sur leurs planches, frottées avec une obstination bretonne par Mariotte, la cuisinière, se voient, comme au temps où les rois étaient tout aussi pauvres en 1200, que les du Guaisnic en 1830, quatre vieux gobelets, une vieille soupière bosselée et deux salières en argent ; puis force assiettes d'étain, force pots en grès bleu et gris, à dessins arabesques et aux armes des du Guaisnic, recouverts d'un couvercle à charnières en étain. La cheminée a été modernisée. Son état prouve que la famille se tient dans cette pièce depuis le dernier siècle. Elle est en pierre sculptée dans le goût du siècle de Louis XV, ornée d'une glace encadrée dans un trumeau à baguettes perlées et dorées. Cette antithèse, indifférente à la famille, chagrinerait un poète. Sur la tablette, couverte de velours rouge, il y a au milieu un cartel en écaille incrusté de cuivre, et de chaque côté deux flambeaux d'argent d'un modèle étrange. Une large table carrée à colonnes torses occupe le milieu de cette salle. Les chaises sont en bois tourné, garnies de tapisseries. Sur une table ronde à un seul pied, figurant un cep de vigne et placée devant la croisée qui donne sur le jardin, se voit une lampe bizarre. Cette lampe consiste dans un globe de verre commun, un peu moins gros qu'un œuf d'autruche, fixé dans un chandelier par une queue de verre. Il sort d'un trou supérieur une mèche plate maintenue dans une espèce d'anche en cuivre, et dont la trame, pliée comme un tænia dans un bocal, boit l'huile de noix que contient le globe. La fenêtre qui donne sur le jardin, comme celle qui donne sur la cour, et toutes deux se correspondent, est croisée de pierres et à vitrages sexagones sertis en plomb, drapée de rideaux à baldaquins et à gros glands en une vieille étoffe de soie rouge à reflets jaunes, nommée jadis brocatelle ou petit brocart.

A chaque étage de la maison, qui en a deux, il ne se trouve que ces deux pièces. Le premier sert d'habitation au chef de la famille. Le second était destiné jadis aux enfants. Les hôtes logeaient dans les chambres sous le toit. Les domestiques habitaient au−dessus des cuisines et des écuries. Le toit pointu, garni de plomb à ses angles, est percé sur la cour et sur le jardin d'une magnifique croisée en ogive, qui se lève presque aussi haut que le faîte, à consoles minces et fines dont les sculptures sont rongées par les vapeurs salines de l'atmosphère. Au−dessus du tympan brodé de cette croisée à quatre croisillons en pierre, grince encore la girouette du noble.

N'oublions pas un détail précieux et plein de naïveté qui n'est pas sans mérite aux yeux des archéologues. La tourelle, où tourne l'escalier, orne l'angle d'un grand mur à pignon dans lequel il n'existe aucune croisée. L'escalier descend par une petite porte en ogive jusque sur un terrain sablé qui sépare la maison du mur de clôture auquel sont adossées les écuries. Cette tourelle est répétée vers le jardin par une autre à cinq pans, terminée en cul−de−four, et qui supporte un clocheton, au lieu d'être coiffée, comme sa sœur, d'une poivrière. Voilà comment ces gracieux architectes savaient varier leur symétrie. A la hauteur du premier étage seulement, ces deux tourelles sont réunies par une galerie en pierre que soutiennent des espèces de proues à visages humains. Cette galerie extérieure est ornée d'une balustrade travaillée avec une élégance, avec une finesse merveilleuse. Puis, du haut du pignon, sous lequel il existe un seul croisillon oblong, pend un ornement en pierre représentant un dais semblable à ceux qui couronnent les statues des saints dans les portails d'église. Les deux tourelles sont percées d'une jolie porte à cintre aigu donnant sur cette terrasse. Tel est le parti que l'architecture du treizième siècle tirait de la muraille nue et froide que présente aujourd'hui le pan coupé d'une maison. Voyez−vous une femme se promenant au matin sur cette galerie et regardant par−dessus Guérande le soleil illuminer l'or des sables et miroiter la nappe de l'Océan ? N'admirez−vous pas cette muraille à pointe fleuretée, meublée à ses deux angles de deux tourelles quasi−cannelées, dont l'une est brusquement arrondie en nid d'hirondelle, et dont l'autre offre sa jolie porte à cintre gothique et décoré de la main tenant une épée ? L'autre pignon de l'hôtel du Guaisnic tient à la maison voisine. L'harmonie que cherchaient si soigneusement les Maîtres de ce temps est conservée dans la façade de la cour par la tourelle semblable à celle où monte la vis, tel est le nom donné jadis à un escalier, et qui sert de communication entre la salle à manger et la cuisine ; mais elle s'arrête au premier étage, et son couronnement est un petit dôme à jour sous lequel s'élève une noire statue de saint Calyste.

Le jardin est luxueux dans une vieille enceinte, il a un demi−arpent environ, ses murs sont garnis d'espaliers ; il est divisé en carrés de légumes, bordés de quenouilles que cultive un domestique mâle nommé Gasselin, lequel panse les chevaux. Au bout de ce jardin est une tonnelle sous laquelle est un banc. Au milieu s'élève un cadran solaire. Les allées sont sablées. Sur le jardin, la façade n'a pas de tourelle pour correspondre à celle qui monte le long du pignon. Elle rachète ce défaut par une colonnette tournée en vis depuis le bas jusqu'en haut, et qui devait jadis supporter la bannière de la famille, car elle est terminée par une espèce de grosse crapaudine en fer rouillé, d'où il s'élève de maigres herbes. Ce détail, en harmonie avec les vestiges de sculpture, prouve que ce logis fut construit par un architecte vénitien. Cette hampe élégante est comme une signature qui trahit Venise, la chevalerie, la finesse du treizième siècle. S'il restait des doutes à cet égard, la nature des ornements les dissiperait. Les trèfles de l'hôtel du Guaisnic ont quatre feuilles, au lieu de trois. Cette différence indique l'école vénitienne adultérée par son commerce avec l'orient où les architectes à demi moresques, peu soucieux de la grande pensée catholique, donnaient quatre feuilles au trèfle, tandis que les architectes chrétiens demeuraient fidèles à la Trinité. Sous ce rapport, la fantaisie vénitienne était hérétique. Si ce logis surprend votre imagination, vous vous demanderez peut−être pourquoi l'époque actuelle ne renouvelle plus ces miracles d'art. Aujourd'hui les beaux hôtels se vendent, sont abattus et font place à des rues. Personne ne sait si sa génération gardera le logis patrimonial, où chacun passe comme dans une auberge ; tandis qu'autrefois en bâtissant une demeure, on travaillait, on croyait du moins travailler pour une famille éternelle. De là, la beauté des hôtels. La foi en soi faisait des prodiges autant que la foi en Dieu. Quant aux dispositions et au mobilier des étages supérieurs, ils ne peuvent que se présumer d'après la description de ce rez−de−chaussée, d'après la physionomie et les mœurs de la famille. Depuis cinquante ans, les du Guaisnic n'ont jamais reçu personne ailleurs que dans les deux pièces où respiraient, comme dans cette cour et dans les accessoires extérieurs de ce logis, l'esprit, la grâce, la naïveté de la vieille et noble Bretagne. Sans la topographie et la description de la ville, sans la peinture minutieuse de cet hôtel, les surprenantes figures de cette famille eussent été peut−être moins comprises. Aussi les cadres devaient−ils passer avant les portraits. Chacun pensera que les choses ont dominé les êtres. Il est des monuments dont l'influence est visible sur les personnes qui vivent à l'entour. Il est difficile d'être irréligieux à l'ombre d'une cathédrale comme celle de Bourges. Quand partout l'âme est rappelée à sa destinée par des images, il est moins facile d'y faillir. Telle était l'opinion de nos aïeux, abandonnée par une génération qui n'a plus ni signes ni distinctions, et dont les mœurs changent tous les dix ans. Ne vous attendez−vous pas à trouver le baron du Guaisnic une épée au poing, ou tout ici serait mensonge ?

En 1836, au moment où s'ouvre cette scène, dans les premiers jours du mois d'août, la famille du Guénic était encore composée de monsieur et de madame du Guénic, de mademoiselle du Guénic, soeur aînée du baron, et d'un fils unique âgé de vingt et un ans, nommé Gaudebert−Calyste−Louis, suivant un vieil usage de la famille. Le père se nommait Gaudebert−Calyste−Charles. On ne variait que le dernier patron. Saint Gaudebert et saint Calyste devaient toujours protéger les Guénic. Le baron du Guénic avait quitté Guérande dès que la Vendée et la Bretagne prirent les armes, et il avait fait Guerre avec Charette, avec Catelineau, La Rochejacquelein, d'Elbée, Bonchamps et le prince de Talmont. Avant de partir, il avait vendu tous ses biens à sa soeur aînée, mademoiselle Zéphirine du Guénic, par un trait de prudence unique dans les annales révolutionnaires. Après la mort de tous les héros de l'ouest, le baron, qu'un miracle seul avait préservé de finir comme eux, ne s'était pas soumis à Napoléon. Il avait guerroyé jusqu'en 1802, année où, après avoir failli se laisser prendre, il revint à Guérande, et de Guérande au Croisic, d'où il gagna l'Irlande, fidèle à la vieille haine des Bretons pour l'Angleterre. Les gens de Guérande feignirent d'ignorer l'existence du baron : il n'y eut pas en vingt ans une seule indiscrétion. Mademoiselle du Guénic touchait les revenus et les faisait passer à son frère par des pêcheurs. Monsieur du Guénic revint en 1813 à Guérande, aussi simplement que s'il était allé passer une saison à Nantes. Pendant son séjour à Dublin, le vieux Breton s'était épris, malgré ses cinquante ans, d'une charmante Irlandaise, fille d'une des plus nobles et des plus pauvres maisons de ce malheureux royaume. Miss Fanny O'Brien avait alors vingt et un ans. Le baron du Guénic vint chercher les papiers nécessaires à son mariage, retourna se marier, et revint dix mois après, au commencement de 1814, avec sa femme, qui lui donna Calyste le jour même de l'entrée de Louis XVIII à Calais, circonstance qui explique son prénom de Louis. Le vieux et loyal Breton avait en ce moment soixante−treize ans ; mais la guerre de partisan faite à la république, mais ses souffrances pendant cinq traversées sur des chasse−marées, mais sa vie à Dublin avaient pesé sur sa tête : il paraissait avoir plus d'un siècle. Aussi jamais à aucune époque aucun Guénic ne fut−il plus en harmonie avec la vétusté de ce logis, bâti dans le temps où il y avait une cour à Guérande.

M. du Guénic était un vieillard de haute taille, droit, sec, nerveux et maigre. Son visage ovale était ridé par des milliers de plis qui formaient des franges arquées au−dessus des pommettes, au−dessus des sourcils, et donnaient à sa figure une ressemblance avec les vieillards que le pinceau de Van Ostade, de Rembrandt, de Miéris, de Gérard Dow a tant caressés, et qui veulent une loupe pour être admirés. Sa physionomie était comme enfouie sous ces nombreux sillons, produits par sa vie en plein air, par l'habitude d'observer la campagne sous le soleil, au lever comme au déclin du jour. Néanmoins il restait à l'observateur les formes impérissables de la figure humaine et qui disent encore quelque chose à l'âme, même quand l'œil n'y voit plus qu'une tête morte. Les fermes contours de la face, le dessin du front, le sérieux des lignes, la roideur du nez, les linéaments de la charpente que les blessures seules peuvent altérer, annonçaient une intrépidité sans calcul, une foi sans bornes, une obéissance sans discussion, une fidélité sans transaction, un amour sans inconstance. En lui, le granit breton s'était fait homme. Le baron n'avait plus de dents. Ses lèvres, jadis rouges, mais alors violacées, n'étant plus soutenues que par les dures gencives sur lesquelles il mangeait du pain que sa femme avait soin d'amollir en le mettant dans une serviette humide, rentraient dans la bouche en dessinant toutefois un rictus menaçant et fier. Son menton voulait rejoindre le nez, mais on voyait, dans le caractère de ce nez bossué au milieu, les signes de son énergie et de sa résistance bretonne. Sa peau, marbrée de taches rouges qui paraissaient à travers ses rides, annonçait un tempérament sanguin, violent, fait pour les fatigues qui sans doute avaient préservé le baron de mainte apoplexie. Cette tête était couronnée d'une chevelure blanche comme de l'argent, qui retombait en boucles sur les épaules. La figure, alors éteinte en partie, vivait par l'éclat de deux yeux noirs qui brillaient au fond de leurs orbites brunes et jetaient les dernières flammes d'une âme généreuse et loyale. Les sourcils et les cils étaient tombés. La peau, devenue rude, ne pouvait se déplisser. La difficulté de se raser obligeait le vieillard à laisser pousser sa barbe en éventail. Un peintre eût admiré par−dessus tout, dans ce vieux lion de Bretagne aux larges épaules, à la nerveuse poitrine, d'admirables mains de soldat, des mains comme devaient être celles de du Guesclin, des mains larges, épaisses, poilues ; des mains qui avaient embrassé la poignée du sabre pour ne la quitter, comme fit Jeanne d'Arc, qu'au jour où l'étendard royal flotterait dans la cathédrale de Reims ; des mains qui souvent avaient été mises en sang par les épines des halliers dans le Bocage, qui avaient manié la rame dans le Marais pour aller surprendre les Bleus, ou en pleine mer pour favoriser l'arrivée de Georges ; les mains du partisan, du canonnier, du simple soldat, du chef ; des mains alors blanches quoique les Bourbons de la branche aînée fussent en exil ; mais en y regardant bien on y aurait vu quelques marques récentes qui vous eussent dit que le baron avait naguère rejoint MADAME dans la Vendée. Aujourd'hui ce fait peut s'avouer. Ces mains étaient le vivant commentaire de la belle devise à laquelle aucun Guénic n'avait failli : Fac ! Le front attirait l'attention par des teintes dorées aux tempes, qui contrastaient avec le ton brun de ce petit front dur et serré que la chute des cheveux avait assez agrandi pour donner encore plus de majesté à cette belle ruine. Cette physionomie, un peu matérielle d'ailleurs, et comment eût−elle pu être autrement ! offrait, comme toutes les figures bretonnes groupées autour du baron, des apparences sauvages, un calme brut qui ressemblait à l'impassibilité des Hurons, je ne sais quoi de stupide, dû peut−être au repos absolu qui suit les fatigues excessives et qui laisse alors reparaître l'animal tout seul. La pensée y était rare. Elle semblait y être un effort, elle avait son siège plus au cœur que dans la tête, elle aboutissait plus au fait qu'à l'idée. Mais, en examinant ce beau vieillard avec une attention soutenue, vous deviniez les mystères de cette opposition réelle à l'esprit de son siècle. Il avait des religions, des sentiments pour ainsi dire innés qui le dispensaient de méditer. Ses devoirs, il les avait appris avec la vie. Les Institutions, la Religion pensaient pour lui. Il devait donc réserver son esprit, lui et les siens, pour agir, sans le dissiper sur aucune des choses jugées inutiles, mais dont s'occupaient les autres. Il sortait sa pensée de son cœur, comme son épée du fourreau, éblouissante de candeur, comme était dans son écusson la main gonfalonnée d'hermine. Une fois ce secret deviné, tout s'expliquait. On comprenait la profondeur des résolutions dues à des pensées nettes, distinctes, franches, immaculées comme l'hermine. On comprenait cette vente faite à sa sœur avant la guerre, et qui répondait à tout, à la mort, à la confiscation, à l'exil. La beauté du caractère des deux vieillards, car la sœur ne vivait que pour et par le frère, ne peut plus même être comprise dans son étendue par les mœurs égoïstes que nous font l'incertitude et l'inconstance de notre époque. Un archange chargé de lire dans leurs cœurs, n'y aurait pas découvert une seule pensée empreinte de personnalité. En 1814, quand le curé de Guérande insinua au baron du Guénic d'aller à Paris et d'y réclamer sa récompense, la vieille sœur, si avare pour la maison, s'écria : « Fi donc ! mon frère a−t−il besoin d'aller tendre la main comme un gueux ?

− On croirait que j'ai servi le roi par intérêt, dit le vieillard. D'ailleurs, c'est à lui de se souvenir. Et puis, ce pauvre roi, il est bien embarrassé avec tous ceux qui le harcellent. Donnât−il la France par morceaux, on lui demanderait encore quelque chose. »

Ce loyal serviteur, qui portait tant d'intérêt à Louis XVIII, eut le grade de colonel, la croix de Saint−Louis et une retraite de deux mille francs.

« Le roi s'est souvenu ! » dit−il en recevant ses brevets.

Personne ne dissipa son erreur. Le travail avait été fait par le duc de Feltre, d'après les états des armées vendéennes, où il avait trouvé le nom de du Guénic avec quelques autres noms bretons en ic. Aussi, comme pour remercier le roi de France, le baron soutint−il en 1815 un siège à Guérande contre les bataillons du général Travot, il ne voulut jamais rendre cette forteresse ; et quand il fallut l'évacuer, il se sauva dans les bois avec une bande de Chouans qui restèrent armés jusqu'au second retour des Bourbons. Guérande garde encore la mémoire de ce dernier siège. Si les vieilles bandes bretonnes étaient venues, la guerre éveillée par cette résistance héroïque eût embrasé la Vendée. Nous devons avouer que le baron du Guénic était entièrement illettré, mais illettré comme un paysan : il savait lire, écrire et quelque peu compter ; il connaissait l'art militaire et le blason ; mais, hormis son livre de prières, il n'avait pas lu trois volumes dans sa vie. Le costume, qui ne saurait être indifférent, était invariable, et consistait en gros souliers, en bas drapés, en une culotte de velours verdâtre, un gilet de drap et une redingote à collet à laquelle était attachée une croix de Saint−Louis. Une admirable sérénité siégeait sur ce visage, que depuis un an un sommeil, avant−coureur de la mort, semblait préparer au repos éternel. Ces somnolences constantes, plus fréquentes de jour en jour, n'inquiétaient ni sa femme, ni sa sœur aveugle, ni ses amis, dont les connaissances médicales n'étaient pas grandes. Pour eux, ces pauses sublimes d'une âme sans reproche, mais fatiguée, s'expliquaient naturellement : le baron avait fait son devoir. Tout était dans ce mot.

Dans cet hôtel, les intérêts majeurs étaient les destinées de la branche dépossédée. L'avenir des Bourbons exilés et celui de la religion catholique, l'influence des nouveautés politiques sur la Bretagne occupaient exclusivement la famille du baron. Il n'y avait d'autre intérêt mêlé à ceux−là que l'attachement de tous pour le fils unique, pour Calyste, l'héritier, le seul espoir du grand nom des du Guénic. Le vieux Vendéen, le vieux Chouan avait eu quelques années auparavant comme un retour de jeunesse pour habituer ce fils aux exercices violents qui conviennent à un gentilhomme appelé d'un moment à l'autre à guerroyer. Dès que Calyste eut seize ans, son père l'avait accompagné dans les marais et dans les bois, lui montrant dans les plaisirs de la chasse les rudiments de la guerre, prêchant d'exemple, dur à la fatigue, inébranlable sur sa selle, sûr de son coup, quel que fût le gibier, à courre, au vol, intrépide à franchir les obstacles, conviant son fils au danger comme s'il avait eu dix enfants à risquer. Aussi, quand la duchesse de Berry vint en France pour conquérir le royaume, le père emmena−t−il son fils afin de lui faire pratiquer la devise de ses armes. Le baron partit pendant une nuit, sans prévenir sa femme qui l'eût peut−être attendri, menant son unique enfant au feu comme à une fête, et suivi de Gasselin, son seul vassal, qui détala joyeusement. Les trois hommes de la famille furent absents pendant six mois, sans donner de leurs nouvelles à la baronne, qui ne lisait jamais la Quotidienne sans trembler de ligne en ligne ; ni à sa vieille belle−soeur, héroïquement droite, et dont le front ne sourcillait pas en écoutant le journal. Les trois fusils accrochés dans la grande salle avaient donc récemment servi. Le baron, qui jugea cette prise d'armes inutile, avait quitté la campagne avant l'affaire de la Pénissière, sans quoi peut−être la maison du Guénic eût−elle été finie.

Quand, par une nuit affreuse, le père, le fils et le serviteur arrivèrent chez eux après avoir pris congé de MADAME, et surprirent leurs amis, la baronne et la vieille mademoiselle du Guénic qui reconnut, par l'exercice d'un sens dont sont doués tous les aveugles, le pas des trois hommes dans la ruelle, le baron regarda le cercle formé par ses amis inquiets autour de la petite table éclairée par cette lampe antique, et dit d'une voix chevrotante, pendant que Gasselin remettait les trois fusils et les sabres à leurs places, ce mot de naïveté féodale : « Tous les barons n'ont pas fait leur devoir. » Puis après avoir embrassé sa femme et sa sœur, il s'assit dans son vieux fauteuil, et commanda de faire à souper pour son fils, pour Gasselin et pour lui. Gasselin, qui s'était mis au−devant de Calyste, avait reçu dans l'épaule un coup de sabre ; chose si simple, que les femmes le remercièrent à peine. Le baron ni ses hôtes ne proférèrent ni malédictions ni injures contre les vainqueurs. Ce silence est un des traits du caractère breton. En quarante ans, jamais personne ne surprit un mot de mépris sur les lèvres du baron contre ses adversaires. A eux de faire leur métier comme il faisait son devoir. Ce silence profond est l'indice des volontés immuables. Ce dernier effort, ces lueurs d'une énergie à bout avaient causé l'affaiblissement dans lequel était en ce moment le baron. Ce nouvel exil de la famille de Bourbon, aussi miraculeusement chassée que miraculeusement rétablie, lui causait une mélancolie amère.

Vers six heures du soir, au moment où commence cette scène, le baron, qui, selon sa vieille l'habitude, avait fini de dîner à quatre heures, venait de s'endormir en entendant lire la Quotidienne. Sa tête s'était posée sur le dossier de son fauteuil au coin de la cheminée, du côté du jardin.

Auprès de ce tronc noueux de l'arbre antique et devant la cheminée, la baronne, assise sur une des vieilles chaises, offrait le type de ces adorables créatures qui n'existent qu'en Angleterre, en Ecosse ou en Irlande. Là seulement naissent ces filles pétries de lait, à chevelure dorée, dont les boucles sont tournées par la main des anges, car la lumière du ciel semble ruisseler dans leurs spirales avec l'air qui s'y joue. Fanny O'Brien était une de ces sylphides, forte de tendresse, invincible dans le malheur, douce comme la musique de sa voix, pure comme était le bleu de ses yeux, d'une beauté fine, élégante, jolie et douce de cette chair soyeuse à la main, caressante au regard, que ni le pinceau ni la parole ne peuvent peindre. Belle encore à quarante−deux ans, bien des hommes eussent regardé comme un bonheur de l'épouser, à l'aspect des splendeurs de cet août chaudement coloré, plein de fleurs et de fruits, rafraîchi par de célestes rosées. La baronne tenait le journal d'une main frappée de fossettes, à doigts retroussés et dont les ongles étaient taillés carrément comme dans les statues antiques. Etendue à demi, sans mauvaise grâce ni affectation, sur sa chaise, les pieds en avant pour les chauffer, elle était vêtue d'une robe de velours noir, car le vent avait fraîchi depuis quelques jours. Le corsage montant moulait des épaules d'un contour magnifique, et une riche poitrine que la nourriture d'un fils unique n'avait pu déformer. Elle était coiffée de cheveux qui descendaient en ringlets le long de ses joues, et les accompagnaient suivant la mode anglaise. Tordue simplement au−dessus de sa tête et retenue par un peigne d'écaille, cette chevelure, au lieu d'avoir une couleur indécise, scintillait au jour comme des filigranes d'or bruni. La baronne faisait tresser les cheveux follets qui se jouaient sur sa nuque et qui sont un signe de race. Cette natte mignonne, perdue dans la masse de ses cheveux soigneusement relevés, permettait à l'œil de suivre avec plaisir la ligne onduleuse par laquelle son col se rattachait à ses belles épaules. Ce petit détail prouvait le soin qu'elle apportait toujours à sa toilette. Elle tenait à réjouir les regards de ce vieillard. Quelle charmante et délicieuse attention ! Quand vous verrez une femme déployant dans la vie intérieure la coquetterie que les autres femmes puisent dans un seul sentiment, croyez−le, elle est aussi noble mère que noble épouse, elle est la joie et la fleur du ménage, elle a compris ses obligations de femme, elle a dans l'âme et dans la tendresse les élégances de son extérieur, elle fait le bien en secret, elle sait adorer sans calcul, elle aime ses proches, comme elle aime Dieu, pour eux−mêmes. Aussi semblait−il que la Vierge du paradis, sous la garde de laquelle elle vivait, eût récompensé la chaste jeunesse, la vie sainte de cette femme auprès de ce noble vieillard en l'entourant d'une sorte d'auréole qui la préservait des outrages du temps. Les altérations de sa beauté, Platon les eût célébrées peut−être comme autant de grâces nouvelles. Son teint si blanc jadis avait pris ces tons chauds et nacrés que les peintres adorent. Son front large et bien taillé recevait avec amour la lumière qui s'y jouait en des luisants satinés. Sa prunelle, d'un bleu de turquoise, brillait, sous un sourcil pâle et velouté, d'une extrême douceur. Ses paupières molles et ses tempes attendries invitaient à je ne sais quelle muette mélancolie. Au−dessous, le tour des yeux était d'un blanc pâle, semé de fibrilles bleuâtres comme à la naissance du nez. Ce nez, d'un contour aquilin, mince, avait je ne sais quoi de royal qui rappelait l'origine de cette noble fille. Sa bouche, pure et bien coupée, était embellie par un sourire aisé que dictait une inépuisable aménité. Ses dents étaient blanches et petites. Elle avait pris un léger embonpoint, mais ses hanches délicates, sa taille svelte n'en souffraient point. L'automne de sa beauté présentait donc quelques vives fleurs de printemps oubliées et les ardentes richesses de l'été. Ses bras noblement arrondis, sa peau tendue et lustrée avaient un grain plus fin ; les contours avaient acquis leur plénitude. Enfin sa physionomie ouverte, sereine et faiblement rosée, la pureté de ses yeux bleus qu'un regard trop vif eût blessés, exprimaient l'inaltérable douceur, la tendresse infinie des anges.

A l'autre coin de la cheminée, et dans un fauteuil, la vieille sœur octogénaire, semblable en tout point, sauf le costume, à son frère, écoutait la lecture du journal en tricotant des bas, travail pour lequel la vue est inutile. Elle avait les yeux couverts d'une taie, et se refusait obstinément à subir l'opération, malgré les instances de sa belle−soeur. Le secret de son obstination, elle seule le savait : elle se rejetait sur un défaut de courage, mais elle ne voulait pas qu'il se dépensât vingt−cinq louis pour elle. Cette somme eût été de moins dans la maison. Cependant elle aurait bien voulu voir son frère. Ces deux vieillards faisaient admirablement ressortir la beauté de la baronne. Quelle femme n'eût semblé jeune et jolie entre monsieur du Guénic et sa sœur ? Mademoiselle Zéphirine, privée de la vue, ignorait les changements que ses quatre−vingts ans avaient apportés dans sa physionomie. Son visage pâle et creusé, que l'immobilité des yeux blancs et sans regard faisait ressembler à celui d'une morte, que trois ou quatre dents saillantes rendaient presque menaçant, où la profonde orbite des yeux était cerclée de teintes rouges où quelques signes de virilité déjà blanchis perçaient dans le menton et aux environs de la bouche ; ce froid mais calme visage était encadré par un petit béguin d'indienne brune, piqué comme une courtepointe, garni d'une ruche en percale et noué sous le menton par des cordons toujours un peu roux. Elle portait un cotillon de gros drap sur une jupe de piqué, vrai matelas qui recelait des doubles louis, et des poches cousues à une ceinture qu'elle détachait tous les soirs et remettait tous les matins comme un vêtement. Son corsage était serré dans le casaquin populaire de la Bretagne, en drap pareil à celui du cotillon, orné d'une collerette à mille plis dont le blanchissage était l'objet de la seule dispute qu'elle eût avec sa belle−soeur, elle ne voulait la changer que tous les huit jours. Des grosses manches ouatées de ce casaquin, sortaient deux bras desséchés mais nerveux, au bout desquels s'agitaient ses deux mains, dont la couleur un peu rousse faisait paraître les bras blancs comme le bois du peuplier. Ses mains, crochues par suite de la contraction que l'habitude de tricoter leur avait fait prendre, étaient comme un métier à bas incessamment monté : le phénomène eût été de les voir arrêtées. De temps en temps mademoiselle du Guénic prenait une longue aiguille à tricoter fichée dans sa gorge pour la passer entre son béguin et ses cheveux en fourgonnant sa blanche chevelure. Un étranger eût ri de voir l'insouciance avec laquelle elle repiquait l'aiguille sans la moindre crainte de se blesser. Elle était droite comme un clocher. Sa prestance de colonne pouvait passer pour une de ces coquetteries de vieillard qui prouvent que l'orgueil est une passion nécessaire à la vie. Elle avait le sourire gai. Elle aussi avait fait son devoir.

Au moment où Fanny vit le baron endormi, elle cessa la lecture du journal. Un rayon de soleil allait d'une fenêtre à l'autre et partageait en deux, par une bande d'or, l'atmosphère de cette vieille salle, où il faisait resplendir les meubles presque noirs. La lumière bordait les sculptures du plancher, papillotait dans les bahuts, étendait une nappe luisante sur la table de chêne, égayait cet intérieur brun et doux, comme la voix de Fanny jetait dans l'âme de la vieille octogénaire une musique aussi lumineuse, aussi gaie que ce rayon. Bientôt les rayons du soleil prirent ces couleurs rougeâtres qui, par d'insensibles gradations, arrivent aux tons mélancoliques du crépuscule. La baronne tomba dans une méditation grave, dans un de ces silences absolus que sa vieille belle-sœur observait depuis une quinzaine de jours, en cherchant à se les expliquer, sans avoir adressé la moindre question à la baronne ; mais elle n'en étudiait pas moins les causes de cette préoccupation à la manière des aveugles qui lisent comme dans un livre noir où les lettres sont blanches, et dans l'âme desquels tout son retentit comme dans un écho divinatoire. La vieille aveugle, sur qui l'heure noire n'avait plus de prise, continuait à tricoter, et le silence devint si profond que l'on put entendre le bruit des aiguilles d'acier.

« Vous venez de laisser tomber le journal, ma sœur, et cependant vous ne dormez pas », dit la vieille d'un air fin.

La nuit était venue, Mariotte vint allumer la lampe, la plaça sur une table carrée devant le feu ; puis elle alla chercher sa quenouille, son peloton de fil, une petite escabelle, et se mit dans l'embrasure de la croisée qui donnait sur la cour, occupée à filer comme tous les soirs. Gasselin tournait encore dans les communs, il visitait les chevaux du baron et de Calyste, il voyait si tout allait bien dans l'écurie, il donnait aux deux beaux chiens de chasse leur pâtée du soir. Les aboiements joyeux des deux bêtes furent le dernier bruit qui réveilla les échos cachés dans les murailles noires de cette vieille maison. Ces deux chiens et les deux chevaux étaient le dernier vestige des splendeurs de la chevalerie. Un homme d'imagination assis sur une des marches du perron, qui se serait laissé aller à la poésie des images encore vivantes dans ce logis, eût tressailli peut−être en entendant les chiens et les coups de pied des chevaux hennissants.

Gasselin était un de ces petits Bretons courts, épais, trapus, à chevelure noire, à figure bistrée, silencieux, lents, têtus comme des mules, mais allant toujours dans la voie qui leur a été tracée. Il avait quarante−deux ans, il était depuis vingt−cinq ans dans la maison. Mademoiselle avait pris Gasselin à quinze ans, en apprenant le mariage et le retour probable du baron. Ce serviteur se considérait comme faisant partie de la famille : il avait joué avec Calyste, il aimait les chevaux et les chiens de la maison, il leur parlait et les caressait comme s'ils lui eussent appartenu. Il portait une veste bleue en toile de fil à petites poches ballottant sur ses hanches, un gilet et un pantalon de même étoffe par toutes les saisons, des bas bleus et de gros souliers ferrés. Quand il faisait trop froid, ou par des temps de pluie, il mettait la peau de bique en usage dans son pays. Mariotte, qui avait également passé quarante ans, était en femme ce qu'était Gasselin en homme. Jamais attelage ne fut mieux accouplé : même teint, même taille, mêmes petits yeux vifs et noirs. On ne comprenait pas comment Mariotte et Gasselin ne s'étaient pas mariés ; peut−être y aurait−il eu inceste, ils semblaient être presque frère et sœur. Mariotte avait trente écus de gages, et Gasselin cent livres ; mais mille écus de gages ailleurs ne leur auraient pas fait quitter la maison de Guénic. Tous deux étaient sous les ordres de la vieille demoiselle, qui, depuis la guerre de Vendée jusqu'au retour de son frère, avait eu l'habitude de gouverner la maison. Aussi, quand elle sut que le baron allait amener une maîtresse au logis, avait−elle été très émue en croyant qu'il lui faudrait abandonner le sceptre du ménage et abdiquer en faveur de la baronne du Guénic, de laquelle elle serait la première sujette.

Mademoiselle Zéphirine avait été bien agréablement surprise en trouvant dans miss Fanny O'Brien une fille née pour un haut rang, à qui les soins minutieux d'un ménage pauvre répugnaient excessivement, et qui, semblable à toutes les belles âmes, eût préféré le pain sec du boulanger au meilleur repas qu'elle eût été obligée de préparer ; capable d'accomplir les devoirs les plus pénibles de la maternité, forte contre toute privation nécessaire, mais sans courage pour des occupations vulgaires. Quand le baron pria sa sœur, au nom de sa timide femme, de régir leur ménage, la vieille fille baisa la baronne comme une sœur ; elle en fit sa fille, elle l'adora, tout heureuse de pouvoir continuer à veiller au gouvernement de la maison, tenue avec une rigueur et des coutumes d'économie incroyables, desquelles elle ne se relâchait que dans les grandes occasions, telles que les couches, la nourriture de sa belle-sœur et tout ce qui concernait Calyste, l'enfant adoré de toute la maison. Quoique les deux domestiques fussent habitués à ce régime sévère et qu'il n'y eût rien à leur dire, qu'ils eussent pour les intérêts de leurs maîtres plus de soin que pour les leurs, mademoiselle Zéphirine voyait toujours à tout. Son attention n'étant pas distraite, elle était fille à savoir, sans y monter, la grosseur du tas de noix dans le grenier, et ce qu'il restait d'avoine dans le coffre de l'écurie sans y plonger son bras nerveux. Elle avait au bout d'un cordon attaché à la ceinture de son casaquin un sifflet de contremaître avec lequel elle appelait Mariotte par un, et Gasselin par deux coups. Le grand bonheur de Gasselin consistait à cultiver le jardin et à y faire venir de beaux fruits et de bons légumes. Il avait si peu d'ouvrage que, sans cette culture, il se serait ennuyé. Quand il avait pansé ses chevaux, le matin il frottait les planchers et nettoyait les deux pièces du rez−de−chaussée ; il avait peu de chose à faire après ses maîtres. Aussi n'eussiez−vous pas vu dans le jardin une mauvaise herbe ni le moindre insecte nuisible. Quelquefois on surprenait Gasselin immobile, tête nue en plein soleil, guettant un mulot ou la terrible larve du hanneton ; puis il accourait avec la joie d'un enfant montrer à ses maîtres l'animal qui l'avait occupé pendant une semaine. C'était un plaisir pour lui d'aller, les jours maigres, chercher le poisson au Croisic, où il se payait moins cher qu'à Guérande. Ainsi, jamais famille ne fut plus unie, mieux entendue ni plus cohérente que cette sainte et noble famille. Maîtres et domestiques semblaient avoir été faits les uns pour les autres. Depuis vingt−cinq ans il n'y avait eu ni troubles ni discordes. Les seuls chagrins furent les petites indispositions de l'enfant, et les seules terreurs furent causées par les événements de 1814 et par ceux de 1830. Si les mêmes choses s'y faisaient invariablement aux mêmes heures, si les mets étaient soumis à la régularité des saisons, cette monotonie, semblable à celle de la nature, que varient les alternatives d'ombre, de pluie et de soleil, était soutenue par l'affection qui régnait dans tous les cœurs, et d'autant plus féconde et bienfaisante qu'elle émanait des lois naturelles.

Quand le crépuscule cessa, Gasselin entra dans la salle et demanda respectueusement à son maître si l'on avait besoin de lui.

« Tu peux sortir ou t'aller coucher après la prière, dit le baron en se réveillant, à moins que madame ou sa sœur... »

Les deux femmes firent un signe d'acquiescement. Gasselin se mit à genoux en voyant ses maîtres tous levés pour s'agenouiller sur leurs sièges. Mariotte se mit également en prières sur son escabelle. La vieille demoiselle du Guénic dit la prière à haute voix. Quand elle fut finie, on entendit frapper à la porte de la ruelle. Gasselin alla ouvrir.

« Ce sera sans doute monsieur le curé, il vient presque toujours le premier », dit Mariotte.

En effet, chacun reconnut le curé de Guérande au bruit de ses pas sur les marches sonores du perron. Le curé salua respectueusement les trois personnages, en adressant au baron et aux deux dames de ces phrases pleines d'onctueuse aménité que savent trouver les prêtres. Au bonsoir distrait que lui dit la maîtresse du logis il répondit par un regard d'inquisition ecclésiastique.

« Seriez−vous inquiète ou indisposée, madame la baronne ? demanda−t−il.

− Merci, non », dit−elle.

M. Grimont, homme de cinquante ans, de moyenne taille, enseveli dans sa soutane, d'où sortaient deux gros souliers à boucles d'argent, offrait au−dessus de son rabat un visage grassouillet, d'une teinte généralement blanche, mais dorée. Il avait la main potelée. Sa figure tout abbatiale tenait à la fois du bourgmestre hollandais par la placidité du teint, par les tons de la chair, et du paysan breton par sa plate chevelure noire, par la vivacité de ses yeux bruns que contenait néanmoins le décorum du sacerdoce. Sa gaieté, semblable à celle des gens dont la conscience est calme et pure, admettait la plaisanterie. Son air n'avait rien d'inquiet ni de revêche comme celui des pauvres curés dont l'existence ou le pouvoir est contesté par leurs paroissiens, et qui, au lieu d'être, selon le mot sublime de Napoléon, les chefs moraux de la population, et des juges de paix naturels, sont traités en ennemis. A voir monsieur Grimont marchant dans Guérande, le plus incrédule voyageur aurait reconnu le souverain de cette ville catholique ; mais ce souverain abaissait sa supériorité spirituelle devant la suprématie féodale des du Guénic. Il était dans cette salle comme un chapelain chez son seigneur. A l'église, en donnant la bénédiction, sa main s'étendait toujours en premier sur la chapelle appartenant aux du Guénic, et où leur main armée, leur devise étaient sculptées à la clef de la voûte.

« Je croyais Mlle de Pen−Hoël arrivée, dit le curé qui s'assit en prenant la main de la baronne et la baisant. Elle se dérange. Est−ce que la mode de la dissipation se gagnerait ? Car, je le vois, monsieur le chevalier est encore ce soir aux Touches.

− Ne dites rien de ses visites devant Mlle de Pen−Hoël, s'écria doucement la vieille fille.

− Ah ! mademoiselle, répondit Mariotte, pouvez−vous empêcher toute la ville de jaser ?

− Et que dit on ? demanda la baronne.

− Les jeunes filles, les commères, enfin tout le monde le croit amoureux de Mlle des Touches.

− Un garçon tourné comme Calyste fait son métier en se faisant aimer, dit le baron.

− Voici Mlle de Pen−Hoël », dit Mariotte.

Le sable de la cour criait en effet sous les pas discrets de cette personne, qu'accompagnait un petit domestique armé d'une lanterne. En voyant le domestique, Mariotte transporta son établissement dans la grande salle pour causer avec lui à la lueur de la chandelle de résine qu'elle brûlait aux dépens de la riche et avare demoiselle, en économisant ainsi celle de ses maîtres.

Cette demoiselle était une sèche et mince fille, jaune comme le parchemin olim, ridée comme un lac froncé par le vent, à yeux gris, à grandes dents saillantes, à mains d'homme, assez petite, un peu déjetée et peut−être bossue ; mais personne n'avait été curieux de connaître ni ses perfections ni ses imperfections. Vêtue dans le goût de Mlle du Guénic, elle mouvait une énorme quantité de linges et de jupes quand elle voulait trouver l'une des deux ouvertures de sa robe par où elle atteignait ses poches. Le plus étrange cliquetis de clefs et de monnaie retentissait alors sous ces étoffes. Elle avait toujours d'un côté toute la ferraille des bonnes ménagères, et de l'autre sa tabatière d'argent, son dé, son tricot, autres ustensiles sonores. Au lieu du béguin matelassé de Mlle du Guénic, elle portait un chapeau vert avec lequel elle devait aller visiter ses melons ; il avait passé, comme eux, du vert au blond ; et, quant à sa forme, après vingt ans, la mode l'a ramenée à Paris sous le nom de bibi. Ce chapeau se confectionnait sous ses yeux par les mains de ses nièces, avec du florence vert acheté à Guérande, avec une carcasse qu'elle renouvelait tous les cinq ans à Nantes, car elle lui accordait la durée d'une législature. Ses nièces lui faisaient : également ses robes, taillées sur des patrons immuables. Cette vieille fille avait encore la canne à petit bec de laquelle les femmes se servaient au commencement du règne de Marie−Antoinette. Elle était de la plus haute noblesse de Bretagne. Ses armes portaient les hermines des anciens ducs. En elle et sa sœur finissait l'illustre maison bretonne des Pen−Hoël. Sa sœur cadette avait épousé un Kergarouët, qui malgré la désapprobation du pays joignait le nom de Pen−Hoël au sien et se faisait appeler le vicomte de Kergarouët−Pen−Hoël. − Le ciel l'a puni, disait la vieille demoiselle, il n'a que des filles, et le nom de Kergarouët−Pen−Hoël s'éteindra. Mademoiselle de Pen−Hoël possédait environ sept mille livres de rentes en fonds de terre. Majeure depuis trente−six ans, elle administrait elle−même ses biens, allait les inspecter à cheval et déployait en toute chose le caractère ferme qui se remarque chez la plupart des bossus. Elle était d'une avarice admirée à dix lieues à la ronde, et qui n'y rencontrait aucune désapprobation. Elle avait avec elle une seule femme et ce petit domestique. Toute sa dépense, non compris les impôts, ne montait pas à plus de mille francs par an. Aussi était−elle l'objet des cajoleries des Kergarouët−Pen−Hoël, qui passaient leurs hivers à Nantes et les étés à leur terre située au bord de la Loire, au−dessous d'Indret. Ou la savait disposée à donner sa fortune et ses économies à celle de ses nièces qui lui plairait. Tous les trois mois, une des quatre demoiselles de Kergarouët, dont la plus jeune avait douze et l'aînée vingt ans, venait passer quelques jours chez elle. Amie de Zéphirine du Guénic, Jacqueline de Pen−Hoël, élevée dans l'adoration des grandeurs bretonnes des du Guénic, avait, dès la naissance de Calyste, formé le projet de transmettre ses biens au chevalier en le mariant à l'une des nièces que devait lui donner la vicomtesse de Kergarouët−Pen−Hoël. Elle pensait à racheter quelques−unes des meilleures terres des du Guénic en remboursant les fermiers engagistes. Quand l'avarice se propose un but, elle cesse d'être un vice, elle est le moyen d'une vertu, ses privations excessives deviennent de continuelles offrandes, elle a enfin la grandeur de l'intention cachée sous ses petitesses. Peut−être Zéphirine était−elle dans le secret de Jacqueline. Peut−être la baronne, dont tout l'esprit était employé dans son amour pour son fils et dans sa tendresse pour le père, avait−elle deviné quelque chose en voyant avec quelle malicieuse persévérance mademoiselle de Pen−Hoël amenait avec elle chaque jour Charlotte de Kergarouët, sa favorite, âgée de quinze ans. Le curé Grimont était certes dans la confidence, il aidait la vieille fille à bien placer son argent. Mais mademoiselle de Pen−Hoël aurait−elle eu trois cent mille francs en or, somme à laquelle étaient évaluées ses économies ; eût−elle eu dix fois plus de terres qu'elle n'en possédait, les du Guénic ne se seraient pas permis une attention qui pût faire croire à la vieille fille qu'on pensât à sa fortune. Par un sentiment de fierté bretonne admirable, Jacqueline de Pen−Hoël, heureuse de la suprématie affectée par sa vieille amie Zéphirine et par les du Guénic, se montrait toujours honorée de la visite que daignaient lui faire la fille des rois d'Irlande et Zéphirine. Elle allait jusqu'à cacher avec soin l'espèce de sacrifice auquel elle consentait tous les soirs en laissant son petit domestique brûler chez les du Guénic un oribus, nom de cette chandelle couleur de pain d'épice qui se consomme dans certaines parties de l'Ouest. Ainsi cette vieille et riche fille était la noblesse, la fierté, la grandeur en personne. Au moment où vous lisez son portrait, une indiscrétion de l'abbé Grimont a fait savoir que dans la soirée où le vieux baron, le jeune chevalier et Gasselin décampèrent munis de leurs sabres et de leurs canardières pour rejoindre MADAME en Vendée, à la grande terreur de Fanny, à la grande joie des Bretons, mademoiselle de Pen−Hoël avait remis au baron une somme de dix mille livres en or, immense sacrifice corroboré de dix mille autres livres, produit d'une dîme récoltée par le curé, que le vieux partisan fut chargé d'offrir à la mère de Henri V, au nom des Pen−Hoël et de la paroisse de Guérande. Cependant elle traitait Calyste en femme qui se croyait des droits sur lui ; ses projets l'autorisaient à le surveiller ; non qu'elle apportât des idées étroites en matière de galanterie, elle avait l'indulgence des vieilles femmes de l'ancien régime ; mais elle avait en horreur les mœurs révolutionnaires. Calyste, qui peut−être aurait gagné dans son esprit par des aventures avec des Bretonnes, eût perdu considérablement s'il eût donné dans ce qu'elle appelait les nouveautés. Mlle de Pen−Hoël, qui eût déterré quelque argent pour apaiser une fille séduite, aurait cru Calyste un dissipateur en lui voyant mener un tilbury, en l'entendant parler d'aller à Paris. Si elle l'avait surpris lisant des revues ou des journaux impies, on ne sait ce dont elle aurait été capable. Pour elle, les idées nouvelles, c'était les assolements de terre renversés, la ruine sous le nom d'améliorations et de méthodes, enfin les biens hypothéqués tôt ou tard par suite d'essais. Pour elle, la sagesse et le vrai moyen de faire fortune, enfin la belle administration consistait à amasser dans ses greniers ses blés noirs, ses seigles, ses chanvres ; à attendre la hausse au risque de passer pour accapareuse, à se coucher sur ses sacs avec obstination. Par un singulier hasard, elle avait souvent rencontré des marchés heureux qui confirmaient ses principes. Elle passait pour malicieuse, elle était néanmoins sans esprit ; mais elle avait un ordre de Hollandais, une prudence de chatte, une persistance de prêtre qui dans un pays si routinier équivalait à la pensée la plus profonde.

« Aurons−nous ce soir monsieur du Halga, demanda la vieille fille en ôtant ses mitaines de laine tricotée après l'échange des compliments habituels.

− Oui, mademoiselle, je l'ai vu promenant sa chienne sur le mail, répondit le curé.

− Ah ! notre mouche sera donc animée ce soir ? répondit−elle. Hier nous n'étions que quatre. »

A ce mot de mouche, le curé se leva pour aller prendre dans le tiroir d'un des bahuts un petit panier rond en fin osier, des jetons d'ivoire devenus jaunes comme du tabac turc par un usage de vingt années, et un jeu de cartes aussi gras que celui des douaniers de Saint−Nazaire qui n'en changent que tous les quinze jours. L'abbé revint disposer lui−même sur la table les jetons nécessaires à chaque joueur, mit la corbeille à côté de la lampe au milieu de la table avec un empressement enfantin et les manières d'un homme habitué à faire ce petit service. Un coup frappé fortement à la manière des militaires retentit dans les profondeurs silencieuses de ce vieux manoir. Le petit domestique de mademoiselle de Pen−Hoël alla gravement ouvrir la porte. Bientôt le long corps sec et méthodiquement vêtu selon le temps du chevalier du Halga, ancien capitaine de pavillon de l'amiral Kergarouët, se dessina en noir dans la pénombre qui régnait encore sur le perron.

« Arrivez, chevalier ! cria Mlle de Pen−Hoël.

− L'autel est dressé », dit le curé.

Le chevalier était un homme de petite santé, qui portait de la flanelle pour ses rhumatismes, un bonnet de soie noir pour préserver sa tête du brouillard, un spencer pour garantir son précieux buste des vents soudains qui fraîchissent l'atmosphère de Guérande. Il allait toujours armé d'un jonc à pomme d'or pour chasser les chiens qui faisaient intempestivement la cour à sa chienne favorite. Cet homme, minutieux comme une petite−maîtresse, se dérangeant devant les moindres obstacles, parlant bas pour ménager un reste de voix, avait été l'un des plus intrépides et des plus savants hommes de l'ancienne marine. Il avait été honoré de l'estime du bailli de Suffren, de l'amitié du comte de Portenduère. Sa belle conduite comme capitaine du pavillon de l'amiral de Kergarouët était écrite en caractères visibles sur son visage couturé de blessures. A le voir, personne n'eût reconnu la voix qui dominait la tempête, l'œil qui planait sur la mer, le courage indompté du marin breton. Le chevalier ne fumait, ne jurait pas ; il avait la douceur, la tranquillité d'une fille, et s'occupait de sa chienne Thisbé et de ses petits caprices avec la sollicitude d'une vieille femme. Il donnait ainsi la plus haute idée de sa galanterie défunte. Il ne parlait jamais des actes surprenants qui avaient étonné le comte d'Estaing. Quoiqu'il eût une attitude d'invalide et marchât comme s'il eût craint à chaque pas d'écraser des œufs, qu'il se plaignît de la fraîcheur de la brise, de l'ardeur du soleil, de l'humidité du brouillard, il montrait des dents blanches enchâssées dans des gencives rouges qui rassuraient sur sa maladie, un peu coûteuse d'ailleurs, car elle consistait à faire quatre repas d'une ampleur monastique. Sa charpente, comme celle du baron, était osseuse et d'une force indestructible, couverte d'un parchemin collé sur ses os comme la peau d'un cheval arabe sur les nerfs qui semblent reluire au soleil. Son teint avait gardé une couleur de bistre, due à ses voyages aux Indes, desquels il n'avait rapporté ni une idée ni une histoire. Il avait émigré, il avait perdu sa fortune, puis retrouvé la croix de Saint−Louis et une pension de deux mille francs légitimement due à ses services, et payée par la caisse des Invalides de la marine. La légère hypocondrie qui lui faisait inventer mille maux imaginaires s'expliquait facilement par ses souffrances pendant l'émigration. Il avait servi dans la marine russe jusqu'au jour où l'empereur Alexandre voulut l'employer contre la France ; il donna sa démission et alla vivre à Odessa, près du duc de Richelieu avec lequel il revint, et qui fit liquider la pension due à ce débris glorieux de l'ancienne marine bretonne. A la mort de Louis XVIII, époque à laquelle il revint à Guérande, le chevalier du Halga devint maire de la ville. Le curé, le chevalier, mademoiselle de Pen−Hoël, avaient depuis quinze ans l'habitude de passer leurs soirées à l'hôtel du Guénic, où venaient également quelques personnages nobles de la ville et de la contrée. Chacun devine aisément dans les du Guénic les chefs du petit faubourg Saint−Germain de l'arrondissement, où ne pénétrait aucun des membres de l'administration envoyée par le nouveau gouvernement. Depuis six ans le curé toussait à l'endroit critique du Domine, salvum fac regem. La politique en était toujours là dans Guérande.

[…]

Calyste, ce magnifique rejeton de la plus vieille race bretonne et du sang irlandais le plus noble, avait été soigneusement élevé par sa mère. Jusqu'au moment où la baronne le remit au curé de Guérande, elle était certaine qu'aucun mot impur, qu'aucune idée mauvaise n'avaient souillé les oreilles ni l'entendement de son fils. La mère, après l'avoir nourri de son lait, après lui avoir ainsi donné deux fois son sang, put le présenter dans une candeur de vierge au pasteur, qui, par vénération pour cette famille, avait promis de lui donner une éducation complète et chrétienne. Calyste eut l'enseignement du séminaire où l'abbé Grimont avait fait ses études. La baronne lui apprit l'anglais. On trouva, non sans peine, un maître de mathématiques parmi les employés de Saint−Nazaire. Calyste ignorait nécessairement la littérature moderne, la marche et les progrès actuels des sciences. Son instruction avait été bornée à la géographie et à l'histoire circonspectes des pensionnats de demoiselles, au latin et au grec des séminaires, à la littérature des langues mortes et à un choix restreint d'auteurs français. Quand, à seize ans, il commença ce que l'abbé Grimont nommait sa philosophie, il n'était pas moins pur qu'au moment où Fanny l'avait remis au curé. L'église fut aussi maternelle que la mère. Sans être dévot ni ridicule, l'adoré jeune homme était un fervent catholique. A ce fils si beau, si candide, la baronne voulait arranger une vie heureuse obscure. Elle attendait quelque bien, deux ou trois mille livres sterling d'une vieille tante. Cette somme, jointe à la fortune actuelle des Guénic, pourrait lui permettre de trouver pour Calyste une femme qui lui apporterait douze ou quinze mille livres de revenu. Charlotte de Kergarouët, avec la fortune de sa tante, une riche Irlandaise ou toute autre héritière semblait indifférente à la baronne : elle ignorait l'amour, elle voyait comme toutes les personnes groupées autour d'elles un moyen de fortune dans le mariage. La passion était inconnue à ces âmes catholiques, à ces vieilles gens exclusivement occupés de leur salut, de Dieu, du roi, de leur fortune. Personne ne s'étonnera donc de la gravité des pensées qui servaient d'accompagnement aux sentiments blessés dans le cœur de cette mère, qui vivait autant par les intérêts que par la tendresse de son fils. Si le jeune ménage pouvait écouter la sagesse, à la seconde génération les du Guénic, en vivant de privations, en économisant comme on sait économiser en province, pouvaient racheter leurs terres et reconquérir le lustre de la richesse. La baronne souhaitait une longue vieillesse pour voir poindre l'aurore du bien−être. Mlle du Guénic avait compris et adopté ce plan, que menaçait alors Mlle des Touches. La baronne entendit sonner minuit avec effroi ; elle conçut des terreurs affreuses pendant une heure, car le coup d'une heure retentit encore au clocher sans que Calyste fût venu.

« Y resterait−il ? se dit−elle. Ce serait la première fois. Pauvre enfant ! » "

Honoré de Balzac, Béatrix (1839)

1 commentaires:

Anonyme a dit…

ce que je cherchais, merci