mercredi 11 août 2010 | By: Mickaelus

Le Conte du Graal de Chrétien de Troyes, la Croisade et la Terre Sainte

"La participation de la maison de Flandre à la croisade serait-elle à l'origine du thème du Graal ? Il est habituellement avancé que Thierry d'Alsace aurait reçu, en cadeau de son beau-frère le roi Baudouin III de Jérusalem (1143-1162), quelques gouttes du sang du Christ et qu'il les aurait déposées en 1150 dans la chapelle Saint-Basile de Bruges, où l'on peut actuellement les vénérer. C'est autour de cette relique exceptionnelle, rapportée par le père de Philippe de Flandre, le commanditaire de son œuvre, que Chrétien de Troyes aurait construit la scène du cortège du Graal. En fait, le médiéviste Nicholas Vincent vient de démontrer que le Saint Sang de Bruges provient du sac de Constantinople de 1204, comme toutes les reliques du sang du Christ arrivées en Occident au Moyen Age. Sa première mention date de 1250 et la fiole en roche de cristal qui le conserve, encore de nos jours, paraît byzantine. Ce constat minimise un peu la thèse, développée vers 1950 par Helen Adolf, d'après laquelle le Conte du Graal contient un hommage voilé au roi de Jérusalem - ville symbolisée par le château du Roi Pêcheur - tout en encourageant la croisade contre les sarrasins, personnifiés, dans le roman, par les chevaliers hostiles à Perceval ou Gauvain et par leurs hideuses demoiselles.

La croisade est également au cœur de la théorie d'André de Mandach qui, dans un ouvrage de 1992, voit dans Perceval l'image du personnage historique de Rotrou II (mort en 1144), comte de la Perche. Ce prince du nord de la France, beau-frère de Robert de Gloucester par son mariage avec Mathilde d'Angleterre, participe à la première croisade, où il assiste à l'invention de la sainte lance, relique de la crucifixion, au cours du siège d'Antioche (1098). Il combat, de même, les musulmans dans la péninsule ibérique, où son cousin germain Alphonse Ier le Batailleur (1104-1134), roi d'Aragon, le nomme, en 1123, gouverneur de la ville de Tudèle, récemment conquise. Ce serait alors, toujours d'après André de Mandach, qu'on l'aurait appelé "comte d'Al-Perche", d'après une forme arabisée de sa seigneurie d'origine, qui donnerait "Val-Perche" ou "Perche-val". Le Graal serait le calice vénéré, de son vivant, dans le monastère pyrénéen de San Juan de la Peña, nécropole des rois d'Aragon, identifiable au château du Roi Pêcheur. Même la fondation, en 1140, par Rotrou de l'abbaye cistercienne de La Trappe, où les moines respectent la règle du silence absolu, renverrait, selon cette hypothèse, au mutisme de Perceval devant le saint vase. Enfin, le mariage du fils aîné de Rotrou avec Mathilde, sœur d'Henri le Libéral de Champagne, aurait facilité un rapprochement avec Chrétien de Troyes. Le lecteur aura vite fait de comprendre que, même au prix de ces savantes manipulations onomastiques, les liens entre Rotrou de la Perche et Perceval sont trop ténus pour qu'il faille accepter cette théorie.

Faut-il rejeter pourtant, du tout au tout, l'hypothèse du lien entre le Conte du Graal, la croisade et la Terre sainte ? Si le Graal ne peut contenir le Saint Sang de Bruges, la lance qui saigne rappellera immanquablement aux romanciers continuant le livre de Chrétien, juste après sa mort, la légende du centurion Longin, perçant le côté du Christ et guéri de sa cécité : Chrétien précise que le sang dont perle sa pointe est « clair » (v. 6167), allusion probable au sang mêlé d'eau émanant de la blessure du crucifié (Jn 19, 34). Philippe de Flandre lui-même avait pu vénérer la relique de la lance - qu'on disait découverte par les croisés en 1098 au siège d'Antioche - à Sainte-Sophie de Constantinople en 1178, à son retour de son premier pèlerinage en Terre sainte. Plus frappant est encore le parallèle entre Perceval et le Roi Pêcheur, d'une part, et Philippe de Flandre et Baudouin IV de Jérusalem, de l'autre. Dans les deux cas, nous avons affaire à des cousins germains nés d'une sœur ou d'une demi-sœur pour les premiers (la veuve de la Forêt Gaste, Sibylle d'Anjou) et d'un frère pour les seconds (le roi nourri par le Graal, Amaury Ier). Deux d'entre eux sont atteints d'une grave maladie qui les empêche de gouverner avec fermeté leurs terres, qui subissent du coup ruines et ravages : blessure du Roi Pêcheur et désolation de son royaume, lèpre de Baudouin IV et recul des États latin face aux Seljukides. Ces deux infirmes demandent, enfin, de l'aide à deux chevaliers susceptibles de les seconder et de rétablir l'ordre, mais ceux-ci rejettent leur offre : mutisme de Perceval devant le cortège du Graal et refus de la régence de Jérusalem par Philippe en 1177. Ils tentent toutefois de réparer aussitôt cet abandon : quête du Graal par Perceval et vœu de croisade par Philippe en 1188. Tant de rapprochements ne sauraient être le fruit du hasard.

Chrétien a voulu vraisemblablement faire coïncider quelques détails de son roman avec des épisodes de la vie de Philippe de Flandre, son mécène littéraire. Non seulement il écrit le Conte du Graal à sa demande, mais il évolue dans un milieu princier et aristocratique où la croisade est davantage réalité qu'idéal. Elle mène, en effet, ses patrons en Terre sainte : outre Philippe, Henri le Libéral et son fils Henri II, mais aussi l'évêque Philippe de Dreux sont du pèlerinage expiatoire en armes au Proche Orient. Moins explicitement liés à lui, Henri II d'Angleterre prononce le vœu d'une croisade que son fils Richard Cœur de Lion met en œuvre avec Philippe Auguste, filleul du comte de Flandre. Traumatisée par les progrès de Saladin et par la chute de Jérusalem, toute une génération nobiliaire du nord de l'Europe matérialise très souvent le rêve de lutter pour le Saint-Sépulcre. Dans les années 1180, cette guerre sainte est sur toutes les lèvres. Comment Chrétien et son public pourraient-ils rester indifférents à une telle obsession collective ? C'est d'autant plus impensable que le commanditaire de son roman donne lui-même sa vie pour Saint-Jean d'Acre."

Martin Aurell, La légende du roi Arthur : 550-1250

3 commentaires:

Françoise B. a dit…

Merci, cher Mickaleus pour ces précisions, passionnantes pour quelqu’un qui, comme moi, a des ancêtres flamands et a visité la Basilique du Saint-Sang à Bruges.
Vous nous manquez sur le forum…

CAROLVS II, HISPANIARVM ET INDIARVM REX a dit…

I've just discovered your blog and i have to say that is a great tribute to the French Monarchy. I invite you to visit the mine dedicated to the reign of Charles II of Spain.

Vive le roi de France, vive le roi d'Espagne, longue vie à la maison de Bourbon!

Anonyme a dit…

Bonjour Mickaëlus :)

Pardonnez le hors-sujet (j'en ai tout de même choisi un qui me tient à cœur : le cycle du Graal de Chrétien de Troyes est l'un de propres fondamentaux ^^), je tenais juste - très passionnément - à vous poster ce lien :

http://raiponces.wordpress.com/2011/03/08/indignez-vous-rindignez-vous-quils-disaient/#comments

Bien à vous,

et Dieu Garde la Très-Chrétienne France !