jeudi 16 avril 2009 | By: Mickaelus

L'islam ou le mahométisme, par Louis de Bonald

"L'univers n'avait vu encore que des religions de sentiment, et par conséquent des religions avec sacrifice : il avait vu, chez l'idolâtre, une religion de haine ou de volupté, et le sacrifice de la haine ou de la volupté ; chez le Juif, une religion d'amour imparfait et d'attente, et un sacrifice imparfait ; chez le Chrétien, une religion d'amour, et le sacrifice de l'amour le plus parfait. Six siècles après l'établissement du christianisme, parut une religion sans sentiment, sans sacrifice, une religion d'opinion, une philosophie ; et un imposteur, d'un génie hardi et de mœurs voluptueuses, fit adopter au peuple le plus grossier les opinions religieuses les plus absurdes.

A la croyance de l'unité de Dieu, à la pratique de la circoncision, aux prières multipliées, aux ablutions, aux abstinences qu'il prit des Juifs, voisins des Arabes, et comme eux enfants d'Abraham, Mahomet ajouta le dogme de la vie future, de l'éternité des peines et des récompenses, plus développé chez le Chrétien, mais qu'il accommoda à ses propres habitudes et aux mœurs sensuelles de ses sectateurs. Les récompenses promises à la vertu furent les plaisirs des sens ; les peines destinées au crime en furent la privation : et comme l'espoir de les goûter dans l'autre vie devait allumer le désir d'en jouir dans celle-ci, le législateur fut obligé d'établir la polygamie, inconnue aux Juifs, aux Chrétiens, aux païens mêmes.

La volupté eût suffi pour répandre cette doctrine licencieuse : elle s'étendit par la terreur, elle se propagea par l'intérêt. Le cimeterre d'une main, l'Alkoran dans l'autre, les enfants d'Ismaël accoutumés au brigandage se répandirent chez leurs voisins, les pillèrent, les convertirent, ou les exterminèrent. Ainsi la volupté, l'intérêt et la terreur, tout ce qu'il y de plus puissant sur l'esprit, le cœur et les sens de l'homme, propagèrent le mahométisme dans tout l'Orient, chez des peuples ardents et faibles destinés, ce semble, à être opprimés par leur gouvernement et par leur religion, et qui n'ont pu établir encore un gouvernement modéré ni retenir une religion raisonnable. Nous verrons les mêmes mobiles, la volupté, l'intérêt et la terreur, propager, dans tous les temps, les opinions religieuses, ou les religions d'opinion. Je prie le lecteur de ne pas perdre ce principe de vue. «C'est un malheur pour la nature humaine," dit Montesquieu, « lorsque la religion est donnée par un conquérant ; la religion mahométane, qui ne parle que de glaive, agit encore sur les hommes avec cet esprit destructeur qui l'a fondée. » Les peuples du nord de l'Europe avaient cessé d'être conquérants en devenant Chrétiens, les Arabes devinrent conquérants en devenant musulmans. «Mahomet, » continue Montesquieu, « trouva les Arabes guerriers ; il leur donna de l'enthousiasme (c'est-à-dire des opinions), et les voilà conquérants. » La religion chrétienne trouve les peuples du Nord conquérants, elle leur inspire des sentiments, et les voilà paisibles. « Harald, roi dé Norwége, » dit Mallet, dans son Voyage de Norwége, « y forma dans le IXe siècle une monarchie presque absolue, et transmit à ses successeurs une assez grande puissance, dont ils augmentèrent même l'éclat. Mais, dans les XIIe et XIIIe siècles, cet éclat commença à diminuer. (La Norwége devenait chrétienne.) Insensiblement la cour de Rome et le clergé acquirent un ascendant sans bornes parmi les grands et le peuple. (Voilà les hommes et leurs abus.) Il semble aussi que dès lors l'énergie (c'est-à-dire la fureur guerrière) de la nation ne fut plus la même, elle cessa d'être redoutée (c'est-à-dire conquérante). » Voilà la religion et ses bienfaits. Je reviens à Mahomet.

Après diverses révolutions qui ne sont pas de mon sujet, les Turcs, peuples d'origine tartare, sectateurs de Mahomet, envahirent l'empire d'Orient mal défendu par les Grecs, qui savaient mieux disputer de la religion que combattre pour l'empire. Leur schisme avait aliéné le cœur des Latins, et leurs malheurs n'inspirèrent pas l'intérêt que les Chrétiens opprimés par les Sarrasins avaient, quelques siècles auparavant, trouvé en Europe. L'Occident, que les Grecs eux-mêmes avaient dégoûté, par leurs perfidies, de ces expéditions lointaines, ne s'ébranla pas pour les secourir ; l'Europe vit, avec indifférence, s'établir, dans son sein cette puissance alors si formidable ; et la Grèce, où la religion chrétienne n'avait pu fonder la constitution monarchique, fut soumise, pour plusieurs siècles, à la religion la plus oppressive et au gouvernement le plus destructeur.

On a voulu comparer Moïse et Mahomet comme législateurs ; la comparaison était impossible, puisque c'était comparer, à plusieurs égards, l'original à sa copie. D'ailleurs, pour comparer les législateurs, il faut comparer les lois ; pour comparer les lois, il faut comparer leurs effets. Je vois dans le peuple juif, existant depuis 5000 ans, dispersé, opprimé depuis dix-huit siècles, l'effet indestructible d'une législation durable, à l'épreuve du temps, de la fortune et des conquérants. Le mahométisme, qui compte à peine onze siècles d'existence, fondé sur la conquête, ne subsiste qu'à l'aide de l'empire, comme le remarque très bien le judicieux abbé Fleury. Conquérante ou dominatrice, la nation musulmane n'a pas encore gémi sous l'oppression étrangère. Partout où le musulman est soumis à des maîtres chrétiens, il renonce aisément à sa religion ; tandis que le Grec, sous la domination mahométane, reste inébranlable dans la sienne. On dit que la persécution accroît l'obstination d'une société religieuse ; il faut distinguer la persécution religieuse de la persécution politique, et une religion de sentiment d'une religion d'opinion. Une religion d'opinion résiste à la persécution religieuse, par la répugnance secrète que l'homme éprouve à soumettre ses opinions à celles d'autrui, répugnance qui prend sa source dans la passion de dominer naturelle à l'homme ; mais elle cède à la persécution politique, c'est-à-dire à la privation de certains avantages politiques, parce que, fondée par l'intérêt, elle ne peut résister à un intérêt plus grand.

Une religion de sentiment ou d'amour ne cède ni à la persécution politique, ni à la persécution religieuse (La persécution politique la plus rigoureuse ne diminue pas le nombre des Catholiques d'Irlande), parce que l'amour, dans l'homme, est principe de conservation, et que l'amour est plus fort que tout. La crainte est sentiment aussi, et nous avons vu des religions de crainte sans amour, ou de haine : mais, comme je l'ai fait observer, la crainte ou la haine n'est qu'un sentiment négatif ou le néant de l'amour, au lieu que l'amour est le sentiment positif ; et cette différence en établit une très remarquable entre la force de résistance des diverses religions fondées sur les sentiments. On peut prouver à un homme qui craint, que sa crainte n'est pas fondée, et le convaincre ; or, convaincre un homme qu'il a tort de craindre, c'est le rassurer, c'est lui ôter sa crainte, c'est le délivrer d'un sentiment tyrannique, c'est lui rendre son libre arbitre, et l'homme tend toujours à s'en ressaisir ; mais on peut prouver à quelqu'un qui aime, qu'il a tort d'aimer, sans le convaincre. La conviction est douloureuse, parce qu'au sortir de l'amour, si je puis le dire, l'âme tombe dans le néant du sentiment, ce qui est pour elle la situation la plus horrible, puisqu'elle est, par sa nature, faite pour aimer ; car, par sa nature, elle tend à sa conservation, dont l'amour est le principe. Ainsi, dire à quelqu'un qui aime qu'il ne devrait pas aimer, c'est dire à une pierre qui tombe, qu'elle ne devrait pas tomber. Il faut opposer à l'amour un amour supérieur, comme il faut opposer à la force de la pierre qui tombe une force supérieure qui l'empêche de tomber. Le païen, asservi à une religion de crainte sans amour ou de haine, embrasse volontiers le christianisme qui est une religion d'amour ; et c'est ce qui explique la facilité avec laquelle les peuples idolâtres se convertissent à la religion chrétienne ; car des religions qui sont contre la nature de l'homme doivent nécessairement le céder à une religion qui est dans la nature de l'homme. Le Juif, soumis à une religion d'amour, mais imparfait ou d'attente, abandonne plus difficilement sa religion ; ou s'il y renonce, ce n'est pas pour devenir idolâtre ou musulman, mais pour embrasser le christianisme, religion d'amour parfait ou jouissant ; car, dans tous les genres, ce qui est imparfait tend nécessairement à devenir parfait, parce que la nature des êtres tend à établi des rapports nécessaires ou parfaits : ainsi, la future conversion des Juifs, qui est une vérité de foi, peut aussi être démontrée par le raisonnement.

Le Chrétien, qui professe une religion d'amour parfait ou jouissant, n'y renonce jamais que pour tomber dans le néant religieux ou dans l'athéisme. Qu'on se rappelle l'effroyable quantité de Chrétiens qui ont péri dans les persécutions des empereurs romains ; en Perse, sous Sapor ; en Afrique, par les Vandales ; en Asie, par les sectateurs de Mahomet ; de nos jours, au Japon, et, puisqu'il faut le dire, sous nos yeux, en France ; car il ne faut pas se dissimuler que la persécution qui pèse sur une partie de l'Église chrétienne, et qui la menace tout entière, est la persécution la plus dangereuse et la plus profonde dans ses moyens, que la religion ait essuyée. Hélas !

Quae regio in terris nostri non plena laboris ?
(Virg., Aeneid. I, vers. 459.)

peut dire cette religion sainte, objet, depuis tant de siècles, de la fureur la plus opiniâtre, et destinée à d'éternels combats (l'Église doit combattre jusqu'à la fin des temps pour la défense de ses dogmes. Mais tous ses dogmes ont été successivement attaqués, et enfin l'impiété a attaqué les éléments mêmes de toute religion, l'existence de Dieu et l'immortalité de l'âme. Que reste-t-il donc à attaquer, et à quels nouveaux combats l'Église est-elle réservée ?). L'erreur a, dit-on, ses martyrs, comme la vérité ; aussi ce n'est pas uniquement sur l'obstination de ceux qui meurent pour une religion, mais sur leurs motifs, qu'il faut la juger : d'ailleurs, si l'opinion fait des martyrs à la naissance d'une secte, le sentiment en fait dans tous les temps, parce que l'amour est un principe et le seul principe de conservation. J'aurai occasion de développer ces vérités : elles sont aussi importantes en morale qu'en politique. J'en fais l'application à la religion mahométane, et je ne crains pas de dire que, s'il s'élevait en Orient une puissance chrétienne, l'islamisme n'y subsisterait pas un siècle ; parce que cette religion, purement d'opinion, n'a d'autre pouvoir conservateur que le pouvoir politique, et que tout y est contraire à la nature de Dieu et à la nature de l'homme. L'empire ottoman, dépendant comme le sont toutes les sociétés non constituées, ne se soutient que par le système général de l'Europe, qui déjà, n'est plus le même. Dans son état d'ignorance et de barbarie, il ne peut lutter contre des nations civilisées, ni se civiliser sans renoncer à ses opinions religieuses. Il sera donc détruit, et sa destruction est dans la nature des choses, parce que la civilisation est dans la nature de la société : un grand événement, dans la société religieuse, tient peut-être à cet événement de la société politique. Il me semble, dans l'ordre des choses et des événements, que la société chrétienne, attaquée avec fureur, réunisse toutes ses forces en faisant cesser la division qui sépare l'Église d'Orient de celle d'Occident. Qui sait si les conquêtes que méditent de grandes puissances n'opéreront pas un jour le rapprochement des Latins et des Grecs assez punis de leur schisme par une longue oppression ? Qui sait si une princesse, qui a tant de grandeur dans l'esprit et de justesse dans les vues, n'est pas destinée à préparer une réunion, dont le génie de Pierre le Grand avait soupçonné l'utilité, et dont de petits motifs lui firent abandonner le projet ? Des politiques de comptoirs verraient, dans l'envahissement de l'empire turc, ou, pour mieux dire, dans la restauration de l'empire grec, la ruine de quelques nations qui font aujourd'hui le commerce du Levant ; mais quand ces nations ne vendront plus leurs draps au Levant, elles y porteront des vins, des eaux-de-vie, ou d'autres productions de leur sol. Si les habitants de ce nouvel empire font eux-mêmes un commerce dont ces nations ont aujourd'hui le profit, il naîtra de leur civilisation même d'autres besoins qu'une industrie nouvelle s'empressera de satisfaire. Cette réflexion est particulièrement applicable à la France ; mais si elle est moins commerçante, elle n'en sera que plus forte : je dirai plus, et à méditer attentivement sur l'état présent de l'Europe, sur les intérêts et les vues probables de quelques puissances, on est tenté de remonter jusqu'au règne de François Ier, pour chercher dans nos liaisons avec la Porte ottomane, commencées sous ce prince, une des mille et une causes, sinon de l'origine, du moins de la durée de nos malheurs.

Je ne m'arrêterai pas sur le parallèle que quelques insensés ont voulu établir entre la législation de Jésus-Christ et celle de Mahomet. Qu'a de commun, en effet, le faible empire de ces esclaves, qui n'a d'autres ressources que nos divisions, d'autre défense que la peste, avec la prospérité, les progrès, la force toujours croissante des sociétés libres et chrétiennes ? Et qu'on ne dise pas que je compare les sociétés politiques plutôt que les sociétés religieuses ; car il est aisé de voir que la religion mahométane ne pourrait pas plus s'unir à la constitution monarchique, que la religion chrétienne ne pourrait s'allier avec le gouvernement turc. « Sur le caractère de la religion chrétienne et celui de la mahométane on doit, sans autre examen, embrasser l'une et rejeter l'autre ; car il nous est bien plus évident qu'une religion doit adoucir les mœurs des hommes, c'est-à-dire, conserver l'homme moral, qu'il ne l'est qu'une religion soit vraie. » (Esprit des lois).

La religion mahométane n'est pas une religion de sentiment : elle n'a donc pas de sacrifice, elle n'est donc pas une religion ; elle ne défend donc pas l'existence de Dieu et la foi de l'immortalité de l'âme, c'est-à-dire qu'elle ne conserve pas plus l'homme moral que le gouvernement ne conserve l'homme physique. Aussi l'athéisme se répand en Turquie ; et le fatalisme, qui ôte tout libre arbitre à l'homme, et tout mérite à ses actions, en les faisant regarder comme inévitables, est un de leurs dogmes fondamentaux. Telle est cependant l'influence qu'a sur la société politique ce monstrueux mélange de judaïsme et de christianisme, qu'il a empêché le despotisme des lois de s'établir en Turquie, et qu'il y a borné le pouvoir du souverain ; mais il y a établi le despotisme des mœurs, et cette société n'a jamais pu défendre son pouvoir contre les caprices du peuple ou les violences de la soldatesque, ni la faiblesse d'un sexe contre les passions tyranniques de l'autre."

Louis de Bonald, Théorie du pouvoir politique et religieux dans la société civile, démontrée par le raisonnement et par l'histoire (1796), dans Œuvres complètes de M. de Bonald, tome I

2 commentaires:

Anonyme a dit…

Cher Monsieur,

Votre blog est très intéressant ! Je peux pratiquer mon français quand je lit votre blog !

(I apologise for my sloppy French! I think I’ll switch back to English.)

I am, too, convinced that with the restoration of the throne to the rightful King of France, the Church in France will once again be liberated, and France will once again enjoy an era of peace, prosperity and piety, which she had lost after the French Revolution.

If I may ask, Monsieur, where do you attend Mass?

Yours sincerely in the Most Sacred Heart of Christ the King,

Royston Anthony

Mickaelus a dit…

Cher M. Royston,

Je vous remercie pour votre message sympathique et suis très heureux que mon modeste blog puisse vous donner quelque matière à réfléchir comme à apprécier la si belle langue qu'est le français.

Je suis aussi toujours très heureux de recevoir depuis l'étranger un témoignage de reconnaissance envers notre tradition monarchique légitime au profit de Louis Alphonse de Bourbon, duc d'Anjou, aîné des Capétiens. Il n'y a effectivement qu'une restauration de la monarchie légitime qui puisse nous fournir les bases solides d'une reconquête morale et spirituelle. Et ainsi pourrions-nous espérer qu'à l'inverse de la Révolution qui répandit ses contre-valeurs sur l'Europe, la France monarchique, rendue à elle-même, donnerait un élan aux autres pays chrétiens.

Je ne peux cependant pas répondre à votre dernière question, ne préférant pas diffuser d'informations privées sur ce blog.

Sincèrement vôtre dans la fidélité à Dieu et au Roi,

Mickaelus