samedi 22 mars 2008 | By: Mickaelus

Le Roman de Renart : bataille des animaux chrétiens contre les animaux païens et sarrasins

Cet extrait de la branche XXX du Roman de Renart, dont les différentes parties, appelées des branches, ont été écrites de la fin du XIe siècle à la fin du XIIIe siècle, relate une bataille qui est un peu aux chansons de geste comme La Chanson de Roland ce qu'est la Batrakhomyomakhie à l'Iliade d'Homère, c'est-à-dire la reprise de codes de la matière épique sur un mode quelque peu burlesque puisque ce sont des animaux qui s'affrontent. Dans le texte qui va suivre, la cour du roi Noble, composée principalement de mammifères, est attaquée par des animaux d'outre-mer, menés par le chameau, qualifiés tantôt de païens, tantôt de sarrasins, qui sont des animaux du désert dont scorpions et serpents composent largement l'infanterie. Plusieurs personnages ne sont pas sans rappeler La Chanson de Roland ; ainsi Bernard l'archiprêtre, sur un mode mineur, fait-il penser aux harangues de Turpin, et les morts de messires Chantecler le coq et Épinard le hérisson à celles de Roland et Olivier, puisque le lion, le roi Noble, les ramène avec lui en son royaume comme Charlemagne ses fidèles vassaux. De plus, la trahison de Renart qui suit dans la branche XXX l'extrait proposé ici, ne sera pas sans évoquer celle de Mordred envers Arthur dans La mort le roi Artu.

« Ils poursuivent leur route sans relâche jusqu’au moment où ils sont arrivés à la cour. Renart et le blaireau mettent tous deux ensemble pied à terre devant le perron. Messire Tiécelin le corbeau vient prendre les deux chevaux, et ensuite les lances et les écus. Puis ils montent dans la grand-salle, où ils ont trouvé l’empereur, qu’ils saluent avec grand respect, et Renart, en vassal de bonne éducation, s’agenouille devant lui. Le roi lui ordonne de se relever, il le fait asseoir aussitôt à côté de lui, et lui dit : « Je vous ai fait venir car j’ai un très grand besoin de vous, à cause des païens qui me livrent une guerre acharnée. Ils ont déjà pénétré sur mes terres, et c’est le chameau qui les conduit. Celui-ci s’est déjà emparé de deux de mes châteaux, parmi les meilleurs et les mieux fortifiés du monde. Eléphants, tigres et bêtes noires ont accompli de telles distances en éperonnant leur monture qu’ils en ont perdu toute mémoire, et de même les buffles, les dromadaires agiles dont le cœur est très cruel, les guivres, les serpents innombrables ; je redoute beaucoup qu’ils ne m’infligent une humiliation ; et il y a aussi des lézards et des couleuvres. » Renart répond : « Il faut voir là la main du diable. Convoquez vos vassaux sans plus attendre, et nous irons défendre votre royaume.

– Renart, dit l’empereur, vous avez sagement parlé, par Saint-Pierre. Cela va se passer comme vous l’avez dit, je vous l’assure ; je vais convoquer tous mes hommes, nominalement, sans en excepter un seul ; ils seront convoqués tous ensemble. » Il fait aussitôt rédiger ses lettres, n’en déplaise à tel ou tel, et les fait porter par ses barons. On n’oublie dans la convocation ni grue ni héron, ni ours, ni léopard, pas même messire Épinard le hérisson, non plus que le loup et le chien : tous viennent sans le moindre retard. L’archiprêtre Bernard arrive en compagnie de Baucent, qu’il tient par la main ; viennent également le taureau messire Bruyant, Brun l’ours, messire Ferrant le cheval de charge, ainsi que Tibert le chat, et messire Pelé le rat, et Brichemer et Isangrin, et messire Roussel et messire Belin, et Roonel, venu à bride abattue, qui se trouve côté à côte avec Couard. Est venu aussi messire Chantecler le coq, qui est un jeune chevalier de grande valeur. Le singe de son côté y vient, tout comme Hardi le lapin, et Rouart le corbeau, frère de Tiécelin. Ils sont si nombreux à arriver par toutes les routes qu’on ne voit partout que flotter des étendards. Frobert le grillon arriva au prix de grandes difficultés, de violents efforts. Bref, tous vinrent à la cour à l’exception de Tardif. Le roi est appuyé dans l’embrasure d’une fenêtre et regarde à l’extérieur ; il voit venir pennons et enseignes : « Renart, dit le roi, regarde ces compagnies de valeureux barons ! Ceux-là délivreront mon pays, par leur force et leur vaillance, de n’importe quels adversaires ; je n’en ai pas le moindre doute, les païens seront entièrement défaits. Les hommes de Dieu auront beaucoup de puissance et de courage, et ce sont de vrais chevaliers, j’en suis sûr. Jamais je n’ai vu autant de combattants rassemblés, et personne n’en a jamais vu un tel nombre, à mon avis. » Les hommes prennent leurs dispositions pour établir leur campement : dans les prés, qui sont beaux et vastes, ils montent tentes et pavillons.

Quant tous ont achevé de s’installer, voici que Brun monte dans la grand-salle, accompagné des plus hauts barons. Le roi les accueille chaleureusement, avec de grandes manifestations de joie et en leur faisant fête. A tous il a exposé la situation : « Seigneurs, dit-il, auprès de vous tous je me plains vivement des païens que je vois entrés dans mon royaume ; leurs hommes prennent de force mes châteaux, et mes forteresses. Sachez qu’il me déplaît profondément que vous ayez toléré aussi longtemps cette situation. Le chameau nous rend un très mauvais service en amenant chez nous ces païens. Mais nous avons des chrétiens en telle quantité qu’ils ne voudront pas nous attendre, et je crois plutôt qu’ils s’enfuiront. – Sire, dit Belin le mouton, il y a ici quantité de nobles barons, hommes de haut rang et de grand lignage, et parmi eux se trouve plus d’un conseiller expérimenté et sage ; ils sauront vous donner les meilleurs avis sur la manière dont vous devez agir. » Renart, qui est assis à côté du roi, lui répond : « Belin, par ma foi, c’est la pure vérité, vous avez très bien parlé, il n’y a pas un mot à changer dans votre propos. Mais dans cette affaire, il n’est pas question de prendre le moindre conseil, si ce n’est celui de bien agir ; nous nous mettrons en route demain matin. – Messire Renart, dit Belin, vous avez bien parlé, que Dieu m’accorde le salut éternel ! Mais il nous manque messire Tardif, qui n’est pas encore arrivé ; je ne sais pourquoi il a renoncé à venir. » Messire Roussel ne fait qu’un bond jusqu’au premier rang, et déclare devant toute l’assemblée : « Seigneurs, seigneurs, n’attendez pas Tardif, car il ne viendra pas, parce qu’il est mort, je vous en donne l’assurance. » Entendant ces paroles, le roi en est très affligé, et il lui demande : « Roussel, que Dieu vienne à ton aide ! Dis-moi en quel lieu il est mort, et en quelles circonstances. – Sire, dit Roussel, Dieu puisse-t-il me rendre meilleur ! Je suis sûr qu’il a été tué car, je vous le garantis, je l’ai vu raide mort, et j’ai parfaitement vu la plaie. » A ces mots le roi ressent un grand trouble, car il portait une très grande affection à Tardif. « Barons, dit le roi, voici une très malheureuse affaire, donnez-moi donc conseil ! » Isangrin alors se lève et dit au roi : « Renoncez à une telle idée, car on ne peut rendre la vie à un mort. Puisque la mort vous a fait perdre Tardif, cherchez qui porte l’étendard ; quel que soit celui à qui vous deviez le confier, il vous faut un gonfalonier. » – C’est bien vrai, dit le roi, je le jure sur ma tête ; examinez donc, si vous voulez bien vous en donner la peine, lequel parmi nos vassaux nous choisirons. – Sire, nous allons déterminer le meilleur conseil », dit chacun s’exprimant en son nom propre. C’est alors qu’arrivent les fils de Renart ; tous trois sont montés dans la grand-salle et ont salué le roi d’une voix haute et claire, car ils savent parfaitement s’exprimer en toutes circonstances. Le roi leur fait bon accueil et les embrasse, en homme qui a du savoir-vivre ; le roi les fait asseoir tous trois, et déclare qu’ils sont très beaux et d’excellente tournure. Après quoi il ordonne aussitôt à ses hommes de choisir parmi les barons un excellent gonfalonier, sans commettre la moindre erreur dans leur choix.

« Sire, dit Isangrin au roi, le meilleur de loin que je voie dans cette fonction et que je puisse choisir parmi nous, c’est Renart, je vous l’assure : il est hardi, avec des sentiments élevés, il est très valeureux, et il appartient à une noble lignée. » Le roi répond : « C’est la vérité ; puisque vous en avez jugé ainsi, par Dieu, qu’il soit le porte-étendard, conformément à vos souhaits. » Renart, sachez-le, ne fut pas affligé par cette décision, bien au contraire il en est tout réjoui. Aussitôt il tombe aux pieds du roi ; en homme qui connaît les usages, il lui baise les deux pieds pour manifester la grande joie qu’il éprouve. Il adresse la parole au roi et dit : « Mon cher seigneur, mes enfants – Dieu leur accorde le salut – sont beaux et grands ; c’est pourquoi je vous prie instamment, au nom de Dieu, que demain ils soient faits chevaliers. » Le roi répond de bonne grâce : « Renart, je l’accord de très bon cœur ; demain, au matin, ils seront chevaliers. Ils nous viendront en aide dans la nécessité où nous sommes. »

Sur ce, on met fin aux discours. Pendant la nuit, ils veillèrent à l’Eglise, et quand arriva le lendemain, le roi de sa propre main ceignit l’épée à chacun d’eux, et il leur frappa l’épaule du plat de sa propre épée. Une fois qu’ils furent chevaliers, le roi, qui ne voulait pas perdre de temps, appela Renart, et lui dit : « Renart, que Dieu vienne à mon aide, il faut nous mettre en route dès ce matin, mais par saint Martin, je vous prie de rester ici et de veiller sur ma terre et mon royaume, avec à vos côtés Rouvel et Malebranche ; le pennon et l’enseigne blanche, qui est faite de soie toute pure, c’est Percehaie qui les portera au sein de l’armée : c’est lui que je veux emmener avec moi, et vous resterez ici tous les trois, avec d’autres barons en grand nombre qui vous jureront fidélité. Tibert le chat, n’en doutez pas, restera dans votre compagnie, de même qu’Isangrin et toute sa suite, qui aura très belle allure et est très plaisante. Tous vous jureront fidélité en ma présence, même si cela ne plaît pas à tout le monde. Et veillez bien aussi sur la reine, je vous en prie. Je ne peux pas demeurer davantage auprès de vous, je la recommande à Dieu et à vous.

– Sire, dit Renart, j’agirai selon votre plaisir, qu’elles qu’en soient les conséquences pour moi. Mais je veux recevoir le serment de fidélité des barons, comme il est légitime. » Le roi répond : « Vous allez le recevoir. » Il appelle alors Isangrin et Tibert, à la vue de tous : « Seigneurs, dit-il, approchez-vous, et amenez tous vos hommes ; vous allez jurer le serment de tous demeurer toujours dans ce pays auprès de Renart, car Renart reste ici pour garder mon royaume en paix. Mais vous lui ferez le serment de lui venir en aide loyalement en toutes circonstances selon votre pouvoir, si vous voyez qu’on veut lui faire la guerre. » Tous prononcent alors le serment devant le roi sans autre discussion. A ce moment, le roi voulut partir, mais auparavant il fit remplir les chariots, et charger armes et deniers sur les charrettes et sur les bêtes de somme ; on chargea aussi les pavillons et les tentes. Ils prirent congé et se mirent en route, un mardi au point du jour : ils sont plus de deux cent mille qui chevauchent à travers la plaine. Percehaie porte l’enseigne, qui flotte au vent, mais son cœur est plein de tristesse et d’affliction parce qu’il est séparé de Renart. Renart de son côté, toujours plein de mauvaises intentions, est demeuré avec la reine, qu’il aime d’un amour achevé, et cela depuis très longtemps. Et voici qu’elle est restée avec lui, heureuse, enjouée et de bonne humeur ; Renart ne cesse de la couvrir de baisers à la moindre occasion, et elle se garde bien de se défendre, bien au contraire cela la remplit de plaisir. Renart manifeste toute sa joie d’avoir sa dame auprès de lui. Il fait approvisionner le château en vivres du mieux qu’il le peut, car il craint un assaut.

C’est ainsi que les amants se livrent à leur joie, tandis que le roi s’éloigne avec ses hommes le plus vite qu’il peut. Il ne vente ni ne pleut, en quoi le sort leur est favorable. Ils ont fait route, chevauchant très rapidement, jusqu’au moment où ils sont parvenus à moins de trois lieues de l’armée ennemie, auprès d’un château qui était assiégé. Le roi était très préoccupé, et il adresse la parole à ses hommes : « Barons, dit-il, prenez attention à mes paroles ; au nom de Dieu, je vous prie instamment de mettre en place vos corps de bataille. – Sire, répondent-ils, qu’il en soit fait selon votre plaisir. »Tous alors vont prendre leur heaume, ils ont réparti leurs troupes en corps de bataille, puis ils les ont disposés. Ils ordonnent leurs hommes en dix bataillons, et ils chevauchent élégamment et en bon ordre. Percehaie porte l’enseigne ; il conduit les hommes avec autorités et leur transmet les ordres. On sépare les bataillons : Couard le lièvre, c’est là l’exacte vérité, conduit et commande le premier, derrière l’enseigne qui flotte au vent ; Belin mène le second, Tiécelin conduit le troisième ; Brun l’ours, qui est très puissant et très vaillant, mène le quatrième ; Chantecler, jeune chevalier très robuste, conduit le cinquième ; le sixième, selon ce que nous indiquent nos textes, est mené par Epinard le hérisson ; Baucent, le sanglier aux défenses acérées, conduit le septième ; Roonel conduit le huitième, et il est accompagné de Roussel ; le neuvième, bien clairement, est sous la conduite de Frobert ; le roi conduit le dixième, aidé du courtois Percehaie, qui a autorité sur toute l’armée, et de messire Bernard l’archiprêtre, homme d’une grande sagesse et de paix ; il avait confessé tous les combattants, et il déclare : « Seigneurs, vous n’avez rien à redouter de cette race parjure qui nous fait face. Ils ne pourront pas nous résister, sachez-le en tout certitude. Chevauchez fièrement contre eux : avant qu’ils aient armé leurs hommes, nous les aurons taillés en pièces et tués. » Le roi répond : « Ces paroles sont d’un grand réconfort, vous êtes vraiment un ecclésiastique de haut mérite ; puisse celui qui nous donne un tel conseil en recevoir une juste récompense ! Par la dévotion que je porte à saint Silvestre, vous êtes vraiment un excellent archiprêtre : si Dieu m’accorde de revenir, je vous couvrirai d’honneurs, car – je vous en donne une pleine assurance – vous serez évêque dans notre religion ; j’en prends l’engagement ici même. – Sire, dit Bernard, grâces vous en soient rendues. »

Là-dessus tous se mettent à chevaucher ; les infidèles ne se doutaient de rien, quand Couard tombe sur eux : il a capturé un grand nombre d’entre eux, car ils étaient entièrement désarmés. Voici que l’alerte est donnée dans l’armée, tous courent aussitôt aux armes. Les choses allaient mal tourner pour Couard, mais arrive Tibert, qui a vite fait de le secourir. La mêlée est très violente ; Tibert tient à la main son épée, dont le fer est bien affûté, et frappe un scorpion : il lui coupe la tête et les pattes. Le chameau en est pris d’une grande colère ; aussitôt il court sus à Tibert, et il jure par le Dieu qui est tout là-haut que ce sont des diables qui l’ont fait fondre sur lui. Il le frappe alors si violemment de sa lance qu’il l’abat du cheval et le fait tomber de tout son long sur le sol. Tibert était sur le point d’être capturé, c’est certain, lorsque Belin se jette entre eux deux, lancé en pleine course ; il heurte si violemment deux Sarrasins qu’il leur fait voler les yeux hors de la tête. Le chameau ne prend pas cela pour une plaisanterie ; il en est très fâché, sachez-le. Belin de son côté a repris son élan ; il se comporte comme s’il était devenu enragé et avait perdu la raison. Il fait sauter la cervelle à un autre adversaire, il en tue quatre en un rien de temps, mais si le taureau n’avait pas été là, il serait mort sur place sans possibilité de rançon. Brun de son côté arrive piquant des deux, accompagné de cent barons qui portent une telle haine aux scorpions qu’ils ne rêvent que de leur faire sauter la tête. Ils se jettent dans la mêlée pour les frapper, pleins du désir de les mettre à mal ; ils en ont abattu et tué en grand nombre. A quoi bon prolonger ce récit ? Les Sarrasins étaient défaits, et abandonnaient le combat, pas un seul d’entre eux n’aurait pu s’échapper de là, quand voilà que surgissent d’un vallon plus de dix mille scorpions. Chantecler avec l’ensemble de ses barons les a chargés sur l’autre flanc. On pouvait entendre les clameurs et les hurlements de ceux qui étaient abattus et des blessés ; il y eut parmi les combattants une foule de mutilés, de morts, d’abattus, de blessés. Chantecler, qui se montrait impétueux, en cette circonstance manifesta toute sa vaillance : se dépensant sans compter, il fait tous ses efforts pour se couvrir de gloire ; on n’aurait pu trouver son égal dans toute l’armée. Mais je me demande avec émerveillement comment il est possible de trouver une semblable audace chez une bête aussi jeune, avec des sentiments aussi élevés, si vive et si valeureuse qu’elle expose sa vie à tous les coups. Chantecler se jette dans la mêlée impétueusement et va aussitôt attaquer le buffle, qui se déchaîne au combat ; parmi les nôtres il en a tué – que pourrais-je en dire ? – plus de sept à lui tout seul. Chantecler est très affligé de voir mettre à mal ses hommes, il veut aller l’affronter. Aussitôt il pique son destrier des éperons, il est parfaitement arc-bouté sur ses étriers, il met sa lance en arrêt, et ils s’élancent l’un contre l’autre.

Le buffle arrive en éperonnant ; il frappe rudement Chantecler de sa lance, avec une telle force qu’il lui met en pièces l’écu ; mais Chantecler a un haubert robuste et résistant, si bien que la lance ne peut le traverser et vole en deux tronçons. Chantecler, qui est bien entraîné au combat, le frappe à son tour avec fureur : il l’atteint de sa lance en plein corps d’un coup si violent que la pointe en ressort de l’autre côté. Il l’abat mort de son cheval, sans qu’il soit nécessaire de lui faire d’autre mal. Puis il tire aussitôt son épée et revient se jeter dans la mêlée avec ses hommes, tous ardents et impétueux. Il y eut là des morts et des blessés, si nombreux qu’il m’est impossible de dire combien, parmi lesquels des rois et des comtes en grand nombre. Quand les païens trouvent leur seigneur mort, ils manifestent leur désespoir. Tous rendus furieux par la colère, plus de cent quarante ennemis à la fois se précipitent sur Chantecler, avides de faire des ravages. Ils assaillent avec une extrême violence Chantecler et ses hommes. Il y eut là beaucoup de morts et de blessés ; c’est là que Chantecler fut jeté mort à bas de son cheval. Ses hommes étaient sur le point d’être mis en déroute lorsque messire Epinard, accompagné de Baucent et de Roonel, arriva piquant de l’éperon ; tous trois viennent à toute allure ; ils se jettent aussitôt dans la bataille ; on vit là quantité de lances brisées. Messire Epinard s’élance, et se précipite dans la mêlée la où elle est la plus dense ; il affronte le dromadaire qu’il a vu à l’écart des autres. Il lui porte un tel coup de son épée qu’il lui tranche la tête, et qu’il l’abat mort sur place ; et tout aussitôt Epinard, qui est fort et hardi, remet l’écu au bras, il ne donne vraiment pas l’impression d’agir inconsidérément. Il abat et il tue les nombreux ennemis qu’il rencontre, et ses hommes, tous ensemble, l’épaulent avec hardiesse. Les ennemis arrivent en nombre de part et d’autre, plus d’un chien commun et plus d’un chien de chasse y fut tué, mais c’est sur les hommes du roi que le pire s’abattit lorsque Epinard fut tué : le chagrin envahit le cœur du roi, et les barons en furent affligés.

Ils étaient sur le point d’être mis en déroute sous ce coup du sort, quand surgirent Frobert le grillon et une nombreuse troupe de ses hommes ; on pourrait dire que les ennemis sont tombés dans un bien mauvais piège : ils en ont tué plus de vingt mille ; ceux-là ne retourneront jamais dans leur pays. Les serpents sont saisis d’effroi, les grillons les serrent de près, ils font parmi eux des ravages terrifiants. Voici qu’arrive le corps de bataille du roi, que conduit Percehaie. Aussitôt que le chameau les voit, il s’adresse à ses hommes en disant : « Seigneurs, nous ne pouvons pas nous défendre contre eux. Faites vite ! Je ne puis plus vous apporter de soutien. Pensez à préserver vos vies ! » Alors, ils prennent la fuite en débandade, et les grillons tous ensemble les poursuivent à toute vitesse ; et quand Noble les voit prendre la fuite, il s’écrie : « Vite, à leur poursuite ! Voyez comme Frobert les suit de près, avec les gens de sa suite et tous les autres ! » Alors les hommes du roi abaissent leur lance en arrêt. Ils mettent toute leur énergie à les poursuivre, jusqu’au moment où ils les ont rejetés à la mer ; les païens montent dans leurs vaisseaux, dressent les voiles, mais ils repartent sans le chameau ; lui n’y entra pas, mais s’enfuit par la terre ; messire Frobert s’empare de lui et va le remettre par le frein entre les mains du roi en disant : « Sire, grâce à Dieu, vos ennemis sont entièrement vaincus ; je vous remets leur seigneur, tout en réservant mes droits sur lui. – Je vous en remercie », dit le roi.

Toute l’armée manifeste une immense joie. On a vite fait de désarmer le chameau ; aussitôt qu’il est dépouillé de ses armes, il tombe aux pieds du roi et lui dit : « J’implore votre grâce, je me reconnais votre prisonnier, vous agirez avec moi selon votre bon plaisir. Mais pardonnez-moi pour cette fois tout le mal que je vous ai fait. » Le roi lui répond : « Que ne reçoive jamais aucune faveur de Dieu celui qui vous laissera partir ainsi librement ! Bien au contraire, vous serez, en tant que traître, brûlé ou pendu, ou traîné par les chevaux. » Alors Noble appelle Brun l’ours, Baucent, Tiécelin, Roonel, Roussel et Belin, Percehaie, messire Frobert, et il leur dit devant tout le monde : « Barons, dit-il, donnez-moi conseil au sujet de cette canaille d’infidèle : quel châtiment lui infligerez-vous, et de quelle manière ? » Frobert répond : « Par saint Richier, je conseille que vous le fassiez écorcher tout vif, si du moins vous pensez que c’est ce qui convient. » Le roi répond : « Qu’il en soit fait selon votre plaisir. » Tout aussitôt, sans plus attendre, on étend le chameau à terre, et on a vite fait de l’écorcher. Baucent y plante les dents, et Roonel y enfonce les siennes ; ils ont commencé du côté de la queue. Brun l’ours leur apporte une aide efficace, ils tirent le cuir du chameau à rebours. Le voilà écorché, ils ont pris de lui une bonne vengeance. Le roi est très heureux au fond de son cœur parce que son action efficace à mis à bas ses ennemis.

Le roi éprouve une grande joie dans son cœur, mais soyez bien sûrs qu’à aucun prix il n’aurait voulu la mort de ses hommes ; elle le plonge dans la désolation. Il a fait enterrer tous les morts, à l’exception d’Epinard et de Chantecler : ceux-là, il ne veut pas les abandonner sur le champ de bataille ; il fait confectionner deux civières et y a fait étendre leur corps, puis tous prennent le chemin du retour, ce dont ils ont grand désir. Ils s’acheminèrent vers leur pays dans une atmosphère de joie et tout tranquillement. »

Le Roman de Renart, branche XXX, traduction de Gabriel Bianciotto
[collection Lettres gothiques]

2 commentaires:

Anonyme a dit…

Excellente recension.
Et rien sur Charette ? Je me sens un peu seul.

Mickaelus a dit…

Vous faites bien de me faire cette remarque, j'avais complètement oublié qu'il s'agissait aujourd'hui de la date anniversaire de l'exécution du chef vendéen... N'ayant rien sous la main à ce sujet, j'ai tout juste le temps d'enrichir ma rubrique peinture d'un nouveau tableau.