jeudi 21 janvier 2010 | By: Mickaelus

La mort de Louis XVI ou le crime de la Nation contre la Souveraineté royale, par Joseph de Maistre

"Un des plus grands crimes qu'on puisse commettre, c'est sans doute l'attentat contre la souveraineté, nul n'ayant des suites plus terribles. Si la souveraineté réside sur une tête, et que cette tête tombe victime de l'attentat, le crime augmente d'atrocité. Mais si ce Souverain n'a mérité son sort par aucun crime ; si ses vertus même ont armé contre lui la main des coupables, le crime n'a plus de nom. A ces traits on reconnaît la mort de Louis XVI ; mais ce qu'il est important de remarquer, c'est que jamais un plus grand crime n'eut plus de complices. La mort de Charles Ier en eut bien moins, et cependant il était possible de lui faire des reproches que Louis XVI ne mérita point. Cependant on lui donna des preuves de l'intérêt le plus tendre et le plus courageux ; le bourreau même, qui ne faisait qu'obéir, n'osa pas se faire connaître. En France, Louis XVI marcha à la mort au milieu de 60000 hommes armés, qui n'eurent pas un coup de fusil pour Santerre : pas une voix ne s'éleva pour l'infortuné monarque, et les provinces furent aussi muettes que la capitale. On se serait exposé, disait-on. Français ! si vous trouvez cette raison bonne, ne parlez pas tant de votre courage, ou convenez que vous l'employez bien mal.

L'indifférence de l'armée ne fut pas moins remarquable. Elle servit les bourreaux de Louis XVI bien mieux qu'elle ne l'avait servi lui-même, car elle l'avait trahi. On ne vit pas de sa part le plus léger témoignage de mécontentement. Enfin, jamais un plus grand crime n'appartint (à la vérité avec une foule de gradations) à un plus grand nombre de coupables.

Il faut encore faire une observation importante : c'est que tout attentat commis contre la souveraineté, au nom de la nation, est toujours plus ou moins un crime national ; car c'est toujours plus ou moins la faute de la Nation, si un nombre quelconque de factieux s'est mis en état de commettre le crime en son nom. Ainsi, tous les Français, sans doute, n'ont pas voulu la mort de Louis XVI ; mais l'immense majorité du peuple a voulu, pendant plus de deux ans, toutes les folies, toutes les injustices, tous les attentats qui amenèrent la catastrophe du 21 janvier.

Or, tous les crimes nationaux contre la souveraineté sont punis sans délai et d'une manière terrible ; c'est une loi qui n'a jamais souffert d'exception. Peu de jours après l'exécution de Louis XVI, quelqu'un écrivait dans le Mercure universel : Peut-être il n'eût pas fallu en venir là ; mais puisque nos législateurs ont pris l'événement sur leur responsabilité, rallions-nous autour d'eux : éteignons toutes les haines, et qu'il n'en soit plus question. Fort bien : il eût fallu peut-être ne pas assassiner le Roi ; mais puisque la chose est faite, n'en parlons plus, et soyons tous bons amis. Ô démence ! Shakespeare en savait un peu plus lorsqu'il disait : La vie de tout individu est précieuse pour lui ; mais la vie de qui dépendent tant de vies, celle des souverains, est précieuse pour tous. Un crime fait-il disparaître la majesté royale ? A la place qu'elle occupait, il se forme un gouffre effroyable, et tout ce qui l'environne s'y précipite. Chaque goutte du sang de Louis XVI en coûtera des torrents à la France ; quatre millions de Français, peut-être, payeront de leur tête le grand crime national d'une insurrection anti-religieuse et anti-sociale, couronnée par un régicide.

[...] Il y eut des nations condamnées à mort au pied de la lettre comme des individus coupables, et nous savons pourquoi. S'il entrait dans les desseins de Dieu de nous révéler ses plans à l'égard de la Révolution française, nous lirions le châtiment des Français comme l'arrêt d'un parlement. - Mais que saurions-nous de plus ? Ce châtiment n'est-il pas visible ? N'avons-nous pas vu la France déshonorée par plus de cent mille meurtres ? le sol entier de ce beau royaume couvert d'échafauds ? et cette malheureuse terre abreuvée du sang de ses enfants par les massacres judiciaires, tandis que des tyrans inhumains le prodiguaient au dehors pour le soutien d'une guerre cruelle, soutenue pour leur propre intérêt ? Jamais le despote le plus sanguinaire ne s'est joué de la vie des hommes avec tant d'insolence, et jamais peuple passif ne se présenta à la boucherie avec plus de complaisance. Le fer et le feu, le froid et la faim, les privations, les souffrances de toute espèce, rien ne le dégoûte de son supplice ; tout ce qui est dévoué doit accomplir son sort ; on ne verra point de désobéissance, jusqu'à ce que le jugement soit accompli. [Etc.]"


Joseph de Maistre, Considérations sur la France (1796), dans Oeuvres

mardi 12 janvier 2010 | By: Mickaelus

Les ultraroyalistes ou ultras

Le mot ultra est souvent utilisé d'une manière péjorative pour qualifier quelqu'un d'excessif, surtout dans le cas qui nous intéresse ; il s'agit de l'abréviation du mot ultraroyaliste, encore employé par dérision aujourd'hui pour définir ou plutôt diaboliser à peu de frais les royalistes, légitimistes principalement, qui seraient restés trop traditionnels par rapport aux critères sociaux, moraux et politiques de notre époque, ou simplement par rapport à des critères bonaparto-orléanistes et/ou libéraux. Un ultra serait de ce point de vue le contre-révolutionnaire ultime, celui qui rejetterait tous les principes de la Révolution de 1793 mais aussi de 1789 et projetterait donc un retour radical vers les structures sociales et politiques d'Ancien Régime.

La tentative d'analyse de l'ultracisme écrite par Benoît Yvert (à propos de l'épisode de la "Chambre introuvable") que je vous propose ci-dessous a le mérite de casser certains clichés en montrant d'une part que la tendance ultra est divisée et qu'une partie soutient sincèrement la Charte de 1814 et le régime constitutionnel, voire parlementaire, d'autre part que ses motivations sont parfois différentes de celles que poursuivent les légitimistes traditionnels aujourd'hui. On constate par exemple qu'un certains nombre d'ultras, dits conservateurs dans le texte, sont surtout soucieux de recouvrer un contre-pouvoir de la noblesse, via le parlement étonnamment, contre la souveraineté royale absolue d'Ancien Régime, colportant pour se faire le mythe de droits politiques de la noblesse au moyen-âge, qui n'ont jamais existé que de manière conjoncturelle et temporaire suite à la décomposition du pouvoir royal carolingien.

Les légitimistes traditionnels d'aujourd'hui, ceux de l'Union des Cercles Légitimistes de France notamment, ne sauraient donc être qualifiés d'ultras malgré certains points communs évidents, puisqu'ils ne soutiennent ni la perspective parlementaire ou la demi-teinte libérale des ultras modérés, ni la réaction nobiliaire des ultras conservateurs, ni la reconstitution factice de la société des trois ordres : c'est la souveraineté royale absolue et indépendante dont ils réclament la restauration en la personne de Louis XX, dans la perspective du Bien commun. En ce qui me concerne, un terme comme légitimiste absolutiste me conviendrait parfaitement.


***

"N'ayant pas trouvé son historien définitif, l'ultraroyalisme reste à étudier avec précision, tant sociologiquement que politiquement. A défaut d'une synthèse satisfaisante, on peut cependant tenter d'en esquisser une définition.

Fruit des Cent-Jours, l'ultracisme de la majorité de la Chambre introuvable repose sur quelques convictions solides. Contre-révolutionnaire avant tout, l'ultra ressent à un degré variable la nostalgie d'une société hiérarchisée fondée sur la religion catholique et la juste séparation des individus en plusieurs ordres, le premier étant naturellement la noblesse dont la supériorité héréditaire est justifiée par l'expérience, antidote des passions égalitaires qui mènent toute société à l'anarchie. La Révolution française, cruellement vécue par la plupart des députés dans leur jeunesse, est avant tout attribuée au travail de sape des philosophes des Lumières qui ont, selon eux, dangereusement opposé l'homme à la société, le mérite à l'hérédité, l'égalité à la propriété et la raison à la religion. Pour réussir, la Contre-Révolution doit donc à la fois pourchasser les hommes mais aussi les idées. Pour endoctriner les âmes, il faut et favoriser une renaissance spirituelle du clergé en reconstituant son patrimoine et en favorisant son emprise sur l'éducation, et créer une nouvelle littérature, "expression de la société" selon Bonald, dont le romantisme naissant sera le symbole, enfin rendre à la noblesse une primauté sociale perdue par la centralisation.

Ce programme commun cache pourtant une lézarde profonde entre ceux que nous définirons comme "ultras conservateurs" et "ultras du mouvement" pour reprendre une typologie classique. L'opposition vient de l'interprétation de la Révolution française. Pour l'ultra conservateur, la Révolution française est le fruit d'un complot conjoncturel, diversement attribué aux francs-maçons, au duc d'Orléans ou à la bourgeoisie dans son ensemble, et qui ne reflète donc pas une crise de société profonde. Nourri par les écrits des théocrates, Joseph de Maistre et Louis de Bonald, l'ultra conservateur interprète surtout la Révolution comme un châtiment divin voulu par le Créateur pour punir la France libérale et libertine des Lumières. La Restauration est donc l'occasion d'une expiation nécessaire mais facilement réalisable car, l'homme n'étant pour rien dans la Révolution, il suffit d'une politique profondément religieuse et conservatrice pour ramener le pays dans le droit chemin. Cet ultra-là n'est pourtant pas, comme on l'a trop souvent écrit, un fils spirituel de l'absolutisme. L'idée de châtiment n'épargne pas le pouvoir royal, coupable d'avoir violé les lois fondamentales du royaume en réduisant sa noblesse en esclavage honorifique et en aliénant le magistère spirituel de son clergé par un gallicanisme autoritaire. La solution de la crise française réside donc pour eux dans un retour à la monarchie médiévale tempérée dans laquelle clergé et noblesse jouaient chacun un rôle de contre-pouvoir spirituel et politique efficace. Héritier du frondeur, l'ultra conservateur s'apprête à défier le pouvoir royal, dont la Charte vient de concrétiser la prépondérance, en prenant d'assaut la société par le seul pouvoir, le parlementaire, dans lequel il compte la majorité. Quant à la chambre des pairs, fausse vitrine de l'aristocratie car globalement peuplée d'anciens révolutionnaires et de bonapartistes, elle est souverainement méprisée.

Pour gouverner par la Chambre, il faut nécessairement accepter la Charte, "seul point, selon Villèle, auquel puissent se rallier tous les Français, et le seul levier qu'on puisse en ce moment substituer au pouvoir royal". Comme l'a noté avec sa justesse habituelle Mme de Staël, les ultras entrent dans la Charte comme les Grecs dans le cheval de Troie pour se réclamer, à l'instar des constituants, détenteurs d'une souveraineté qu'ils vont opposer à celle d'un roi qu'ils haïssent pour la plupart depuis l'émigration. Ainsi vont-ils rapidement réclamer à tue-tête l'instauration à leur profit de l'initiative des lois et la responsabilité politique des ministres. Cette tendance, qui groupe l'immense majorité de l'ultracisme, se divise entre impatients, partisans d'une contre-révolution rapide et brutale dont le chef est le député La Bourdonnaye, et pragmatiques, réunis derrière Villèle et Corbière, qui entendent mener une politique plus prudente, notamment dans l'opposition contre la Couronne. L'élection d'une Chambre ardemment royaliste, le discrédit des libéraux et des bonapartistes durant les Cent-Jours donnent à ces "royalistes purs", comme ils s'intitulent eux-mêmes, l'espoir d'imiter leurs ennemis de la génération précédente en faisant table rase du passé proche. "Il fallait, comme l'écrit Villèle dans ses mémoires, s'emparer de l'animosité que la tyrannie de Bonaparte avait soulevée contre lui, tant en France qu'à l'étranger, et profiter de sa tentative et de sa chute pour porter un coup mortel aux idées de la Révolution dont il était le représentant ; il fallait ensevelir dans la même défaite de Waterloo le turbulent génie de la guerre perpétuelle et les décevantes théories révolutionnaires."

Pour l'ultra du mouvement, dont Chateaubriand et le publiciste Joseph Fiévée sont les représentants les plus éclatants, la Révolution française est au contraire jugée comme une crise en profondeur, largement justifiable, qui a balayé sans espoir de retour la société de l'Ancien Régime. Elle a manifesté une double aspiration libérale et égalitaire qu'il faut dissocier. Leur analyse, proche des libéraux sur ce point, distingue entre les aspirations respectables des constituants et leur débordement par le despotisme de la multitude durant la Terreur. La Révolution s'étant soldée par l'arbitraire impérial, les valeurs libérales de 1789 restent, selon eux, toujours ancrées au cœur des Français. Retournant la rhétorique des Lumières, comme il l'a déjà fait dans le Génie du christianisme, Chateaubriand veut transformer la monarchie restaurée en bouclier des libertés, principalement la liberté de la presse, conçue comme un contre-pouvoir à part entière, alors que les conservateurs comme Bonald voient en elle un instrument de perversion des masses qu'il faut étroitement contrôler. "Point de gouvernement représentatif sans la liberté de la presse, rétorque René. Voici pourquoi : le gouvernement représentatif s'éclaire par l'opinion publique, et est fondé sur elle. Les Chambres ne peuvent connaître cette opinion, si cette opinion n'a point d'organes." Convaincus que l'irresponsabilité royale est le meilleur bouclier du trône, les ultras du mouvement militent, eux, sincèrement, pour l'évolution du régime vers une monarchie parlementaire dans laquelle, et c'est sur ce point qu'ils sont en opposition avec les gauches, la noblesse et le clergé retrouveront par leur supériorité naturelle un rôle premier dans la conduite des affaires.

Ainsi existe-t-il dès l'origine une césure profonde entre partisans sincères et conjoncturels du gouvernement représentatif au sein du parti ultra, ce qui explique le grand embarras des libéraux à porter un jugement cohérent sur une Chambre qui présente l'étrange paradoxe de défendre la primauté du pouvoir parlementaire et la liberté d'expression au nom de la Contre-Révolution. [...]"


Emmanuel de Waresquiel et Benoît Yvert, Histoire de la restauration - 1814-1830 (2002 dans la collection Tempus) - L'extrait cité est écrit par Benoît Yvert

dimanche 10 janvier 2010 | By: Mickaelus

Roland, de retour de Roncevaux

Alexandre Dumas nous rapporte dans cette courte nouvelle une autre tradition sur la mort de Roland, bien loin de Roncevaux.

"Le pèlerinage du Rolandseck ou des ruines de Roland est une nécessité pour les âmes tendres qui habitent non seulement les deux rives du Rhin, depuis Schaffouse jusqu'à Rotterdam ; mais encore à cinquante lieues dans l'intérieur des terres. S'il faut en croire la tradition, ce fut là que Roland, remontant le Rhin pour répondre à l'appel de son oncle, prêt à partir pour combattre les Sarrasins d'Espagne, fut reçu par le vieux comte Raymond. Celui-ci, apprenant le nom de l'illustre paladin qu'il avait l'honneur de recevoir chez lui, voulut qu'il fût servi à table par sa fille, la belle Hildegonde. Peu importait à Roland par qui il serait servi pourvu que le dîner fût copieux et que le vin fût bon. Il tendit donc son verre : alors une porte s'ouvrit, et une belle jeune fille entra, un hanap à la main, et s'avança vers le chevalier. Mais, à moitié chemin, les regards d'Hildegonde et de Roland se rencontrèrent, et, chose étrange ! tous deux commencèrent à trembler de telle façon que moitié du vin tomba sur les dalles, tant par la faute du convive que par celle de l'échanson.

Roland devait partir le lendemain ; mais le vieux comte Raymond insista pour qu'il passât huit jours au château. Roland sentait bien que son devoir était à Ingelheim ; mais Hildegonde leva sur lui ses beaux yeux, et il resta.

Au bout de ces huit jours, les deux amants ne s'étaient point parlé de leur amour, et cependant, le soir du huitième jour, Roland prit la main d'Hildegonde et la conduisit dans la chapelle. Arrivés devant l'autel, ils s'agenouillèrent tous deux d'un même mouvement. Roland dit : "Je n'aurai jamais d'autre femme qu'Hildegonde." Hildegonde ajouta : "Mon Dieu ! recevez le serment que je fais d'être à vous si je ne suis à lui."

Roland partit. Une année s'écoula. Roland fit des merveilles, et le bruit de ses prouesses retentit des Pyrénées aux bords du Rhin ; puis tout à coup on entendit vaguement parler d'une grande défaite, et le nom de Roncevaux fut prononcé.

Un soir, un chevalier vint demander l'hospitalité au château du comte Raymond ; il arrivait d'Espagne où il avait suivi l'empereur. Hildegonde se hasarda à prononcer le nom de Roland, et alors le chevalier raconta comment, dans la gorge de Roncevaux, entouré de Sarrasins, et se voyant seul contre cent, il avait sonné de son cor pour appeler l'empereur à son secours, et cela avec une telle force, que, quoiqu'il fût à plus d'une lieue et demie, l'empereur avait voulu retourner ; mais Ganelon l'en avait empêché, et le bruit du cor s'en était allé mourant, car c'était le dernier effort du héros. Alors il l'avait vu, pour que sa bonne épée Durandal ne tombât point entre les mains des infidèles, essayer de la briser sur les roches ; mais, habituée à fondre l'acier, Durandal avait fendu le granit, et il avait fallu que Roland enfonçât la lame dans une gerçure, et la brisât en appuyant dessus. Puis, couvert de blessures, il était tombé à côté des tronçons de son épée, en murmurant le nom d'une femme qui s'appelait Hildegonde.

La fille du comte Raymond ne versa pas une larme et ne jeta pas un cri ; seulement, elle se leva pâle comme une morte, et, s'approchant du comte :

- Mon père, lui dit-elle, vous savez ce que Roland m'avait promis, et ce que, de mon côté, j'avais promis à Roland. Demain, avec votre permission, j'entrerai au couvent de Nonenwerth.

Le père regarda la fille en secouant tristement la tête, car il se disait en lui-même : Roland était-il donc tout ? et moi, n'étais-je donc rien ? Puis, se rappelant qu'il était chrétien avant d'être père :

- La volonté de Dieu soit faite en tout chose ! répondit-il.

Et le lendemain Hildegonde entra dans le couvent. Puis, comme elle avait hâte de prendre le voile, car il lui semblait que plus elle serait séparée de la terre, plus elle serait rapprochée de Roland, elle obtint de l'évêque diocésain, qui était son oncle, que le temps des épreuves fût réduit à trois mois pour elle ; et, au bout de ces trois mois, elle prononça ses vœux.

Huit jours ne s'étaient pas écoulés qu'un chevalier demande l'hospitalité au château du comte Raymond. Le comte descend au-devant de lui ; le chevalier s'arrête et le regarde avec étonnement car, depuis trois mois qu'il s'était séparé de sa fille, le comte avait vieilli de plus de dix ans. Alors le chevalier lève la visière de son casque.

- Mon père, dit-il, j'ai tenu ma parole. Hildegonde m'a-t-elle gardé la sienne ?

Le vieillard jeta un cri de douleur. Ce chevalier, c'était Roland. Les blessures qu'il avait reçues étaient profondes ; mais elles n'étaient point mortelles. Après une longue convalescence, il s'était mis en route pour rejoindre sa fiancée.

La vieillard s'appuya sur l'épaule de Roland ; puis, rappelant son courage, il le conduisit, sans répondre une seule parole, à la chapelle, et là, lui faisant signe de s'agenouiller et s'agenouillant près de lui :

- Prions, lui dit-il.

- Elle est morte ? murmura Roland.

- Elle est morte pour toi et pour le monde ! N'avait-elle pas promis de n'être qu'à toi ou à Dieu ? Elle a tenu son serment.

Le lendemain matin, Roland sortit à pied, laissant son cheval et ses armes au château du vieux comte ; il s'enfonça dans la montagne, et vers le soir il arriva au sommet d'un des pics qui dominent le fleuve ; il vit à ses pieds, à l'extrémité de son île verdoyante, le couvent de Nonenwerth. En ce moment, les nonnes chantaient le salut, et au milieu de toutes ces saintes voix qui montaient au ciel, il y eut une voix qui vint droit à son cœur.

Roland passa la nuit étendu sur le rocher ; le lendemain, au point du jour, les nonnes chantèrent matines, et il entendit de nouveau cette voix qui faisait vibrer toutes les fibres de son âme. Alors il résolut de se bâtir un ermitage au sommet de cette montagne, afin de ne point s'éloigner du moins de celle qu'il aimait. Il se mit à l'œuvre.

Vers les onze heures, les nonnes sortirent et se répandirent dans leur île ; mais une d'elles s'éloigna de ses compagnes et vint s'asseoir sous un saule au bord de l'eau. Elle était voilée ; elle portait le même costume que les autres religieuses, et cependant Roland n'avait point douté un instant que ce ne fût Hildegonde.

Pendant deux ans, soir et matin, Roland entendit au milieu des voix religieuses cette voix qui lui était si chère ; pendant deux ans, tous les jours, à la même heure, la même religieuse solitaire vint s'asseoir à la même place, quoique chaque jour elle y vînt plus lentement. Enfin, un soir, la voix manqua. Le lendemain au matin la voix manqua encore. Onze heures vinrent, et Roland attendit inutilement. Les religieuses se répandirent, comme de coutume, dans le jardin, mais aucune d'elles ne vint s'asseoir sous le saule au bord de l'eau. Vers les quatre heures, quatre religieuses creusèrent, en se relayant, une fosse au pied du saule ; quand la fosse fut creusée, Roland entendit de nouveau les chants auxquels la plus douce et le plus belle voix manquait toujours, et la communauté tout entière sortit, escortant le cercueil dans le quel était couchée une vierge au front couronné de fleurs et au visage pâle et découvert.

C'était la première fois depuis deux ans qu'Hildegonde levait son voile.

Trois jours après, un pâtre qui avait perdu sa chèvre grimpa jusqu'au sommet de la montagne, et trouva Roland assis, le dos appuyé contre la muraille de son ermitage, et la tête inclinée sur la poitrine. Il était mort."


Alexandre Dumas, Roland, de retour de Roncevaux, dans Contes pour les grands et les petits et autres histoires