lundi 25 juin 2007 | By: Mickaelus

La noble famille bretonne du Guénic présentée par Balzac

Dans cette longue mise en situation - procédé habituel chez Balzac, de la famille fictive du Guénic au début de Béatrix, le romancier nous dépeint avec précision et de magnifique façon une noblesse bretonne dont la grandeur repose sur le sens du devoir, la fidélité à Dieu comme au roi. Les membres de cette famille, et tout particulièrement le vieux baron du Guénic qui s'est battu en Bretagne et en Vendée à maintes reprises, semblent faire corps avec la demeure ancestrale, vestige d'un temps dont les idéaux animent toujours ces cœurs droits et vertueux.



"Auprès de l'église de Guérande se voit une maison qui est dans la ville ce que la ville est dans le pays, une image exacte du passé, le symbole d'une grande chose détruite, une poésie. Cette maison appartient à la plus noble famille du pays, aux du Guaisnic, qui, du temps des du Guesclin, leur étaient aussi supérieurs en fortune et en antiquité que les Troyens l'étaient aux Romains. Les Guaisqlain (également orthographié jadis du Glaicquin), dont on a fait Guesclin, sont issus des Guaisnic. Vieux comme le granit de la Bretagne, les Guaisnic ne sont ni Francs ni Gaulois, ils sont Bretons, ou, pour être plus exact, Celtes. Ils ont dû jadis être druides, avoir cueilli le qui des forêts sacrées et sacrifié des hommes sur les dolmens. Il est inutile de dire ce qu'ils furent. Aujourd'hui cette race, égale aux Rohan sans avoir daigné se faire princière, qui existait puissante avant qu'il ne fût question des ancêtres de Hugues Capet, cette famille, pure de tout alliage, possède environ deux mille livres de rente, sa maison de Guérande et son petit castel du Guaisnic. Toutes les terres qui dépendent de la baronnie du Guaisnic, la première de Bretagne, sont engagées aux fermiers, et rapportent environ soixante mille livres, malgré l'imperfection des cultures. Les du Guaisnic sont d'ailleurs toujours propriétaires de leurs terres ; mais, comme ils n'en peuvent rendre le capital, consigné depuis deux cents ans entre leurs mains par les tenanciers actuels, ils n'en touchent point les revenus. Ils sont dans la situation de la couronne de France avec ses engagistes avant 1789. Où et quand les barons trouveront−ils le million que leurs fermiers leur ont remis ? Avant 1789 la mouvance des fiefs soumis au castel du Guaisnic, perché sur une colline, valait encore cinquante mille livres ; mais en un vote l'Assemblée nationale supprima l'impôt des lods et ventes perçu par les seigneurs. Dans cette situation, cette famille, qui n'est plus rien pour personne en France, serait un sujet de moquerie à Paris : elle est toute la Bretagne à Guérande. A Guérande, le baron du Guaisnic est un des grands barons de France, un des hommes au−dessus desquels il n'est qu'un seul homme, le roi de France, jadis élu pour chef. Aujourd'hui le nom de du Guaisnic, plein de signifiances bretonnes et dont les racines sont d'ailleurs expliquées dans les Chouans ou la Bretagne en 1799, a subi l'altération qui défigure celui de du Guaisqlain. Le percepteur des contributions écrit, comme tout le monde, Guénic.

Au bout d'une ruelle silencieuse, humide et sombre, formée par les murailles à pignon des maisons voisines, se voit le cintre d'une porte bâtarde assez large et assez haute pour le passage d'un cavalier, circonstance qui déjà vous annonce qu'au temps où cette construction fut terminée les voitures n'existaient pas. Ce cintre, supporté par deux jambages, est tout en granit. La porte, en chêne fendillé comme l'écorce des arbres qui fournirent le bois, est pleine de clous énormes, lesquels dessinent des figures géométriques. Le cintre est creux. Il offre l'écusson des du Guaisnic aussi net, aussi propre que si le sculpteur venait de l'achever. Cet écu ravirait un amateur de l'art héraldique par une simplicité qui prouve la fierté, l'antiquité de la famille. Il est comme au jour où les croisés du monde chrétien inventèrent ces symboles pour se reconnaître, les Guaisnic ne l'ont jamais écartelé, il est toujours semblable à lui−même, comme celui de la maison de France ; que les connaisseurs retrouvent en abîme ou écartelé, semé dans les armes des plus vieilles familles. Le voici tel que vous pouvez encore le voir à Guérande : de gueules à la main au naturel gonfalonnée d'hermine, à l'épée d'argent en pal, avec ce terrible mot pour devise : FAC ! N'est−ce pas une grande et belle chose ? Le tortil de la couronne baronniale surmonte ce simple écu dont les lignes verticales, employées en sculpture pour représenter les gueules, brillent encore. L'artiste a donné je ne sais quelle tournure fière et chevaleresque à la main. Avec quel nerf elle tient cette épée dont s'est encore servie hier, la famille ! En vérité, si vous alliez à Guérande après avoir lu cette histoire, il vous serait impossible de ne pas tressaillir en voyant ce blason. Oui, le républicain le plus absolu serait attendri par la fidélité, par la noblesse et la grandeur cachées au fond de cette ruelle. Les du Guaisnic ont bien fait hier, ils sont prêts à bien faire demain. Faire est le grand mot de la chevalerie. « Tu as bien fait à la bataille », disait toujours le connétable par excellence, ce grand du Guesclin, qui mit pour un temps l'Anglais hors de France. La profondeur de la sculpture, préservée de toute intempérie par la forte marge que produit la saillie ronde du cintre, est en harmonie avec la profondeur morale de la devise dans l'âme de cette famille. Pour qui connaît les du Guaisnic, cette particularité devient touchante. La porte ouverte laisse voir une cour assez vaste, à droite de laquelle sont les écuries, à gauche la cuisine. L'hôtel est en pierre de taille depuis les caves jusqu'au grenier. La façade sur la cour est ornée d'un perron à double rampe dont la tribune est couverte de vestiges de sculptures effacées par le temps, mais où l'œil de l'antiquaire distinguerait encore au centre les masses principales de la main tenant l'épée. Sous cette jolie tribune, encadrée par des nervures cassées en quelques endroits et comme vernie par l'usage à quelques places, est une petite loge autrefois occupée par un chien de garde. Les rampes en pierre sont disjointes : il y pousse des herbes, quelques petites fleurs et des mousses aux fentes, comme dans les marches de l'escalier, que les siècles ont déplacées sans leur ôter de la solidité. La porte dut être d'un joli caractère. Autant que le reste des dessins permet d'en juger, elle fut travaillée par un artiste élevé dans la grande école vénitienne du treizième siècle. On y retrouve je ne sais quel mélange du byzantin et du moresque. Elle est couronnée par une saillie circulaire chargée de végétation, un bouquet rose, jeune, brun ou bleu, selon les saisons. La porte, en chêne clouté, donne entrée dans une vaste salle, au bout de laquelle est une autre porte avec un perron pareil qui descend au jardin. Cette salle est merveilleuse de conservation. Ses boiseries à hauteur d'appui sont en châtaignier. Un magnifique cuir espagnol, animé de figures en relief, mais où les dorures sont émiettées et rougies, couvre les murs. Le plafond est composé de planches artistement jointes, peintes et dorées. L'or s'y voit à peine ; il est dans le même état que celui du cuir de Cordoue ; mais on peut encore apercevoir quelques fleurs rouges et quelques feuillages verts. Il est à croire qu'un nettoyage ferait reparaître des peintures semblables à celles qui décorent les planchers de la maison de Tristan à Tours, et qui prouveraient que ces planchers ont été refaits ou restaurés sous le règne de Louis XI. La cheminée est énorme, en pierre sculptée, munie de chenets gigantesques en fer forgé d'un travail précieux. Il y tiendrait une voie de bois. Les meubles de cette salle sont tous en bois de chêne et portent au−dessus de leurs dossiers l'écusson de la famille. Il y a trois fusils anglais également bons pour la chasse et pour la guerre, trois sabres, deux carniers, les ustensiles du chasseur et du pêcheur accrochés à des clous.

A côté se trouve une salle à manger qui communique avec la cuisine par une porte pratiquée dans une tourelle d'angle. Cette tourelle correspond, dans le dessin de la façade sur la cour, à une autre collée à l'autre angle et où se trouve un escalier en colimaçon qui monte aux deux étages supérieurs. La salle à manger est tendue de tapisseries qui remontent au quatorzième siècle, le style et l'orthographe des inscriptions écrites dans les banderoles sous chaque personnage en font foi ; mais, comme elles sont dans le langage naïf des fabliaux, il est impossible de les transcrire aujourd'hui. Ces tapisseries, bien conservées dans les endroits où la lumière a peu pénétré, sont encadrées de bandes en chêne sculpté, devenu noir comme l'ébène. Le plafond est à solives saillantes enrichies de feuillages différents à chaque solive ; les entre−deux sont couverts d'une planche peinte où court une guirlande de fleurs en or sur fond bleu. Deux vieux dressoirs à buffets sont en face l'un de l'autre. Sur leurs planches, frottées avec une obstination bretonne par Mariotte, la cuisinière, se voient, comme au temps où les rois étaient tout aussi pauvres en 1200, que les du Guaisnic en 1830, quatre vieux gobelets, une vieille soupière bosselée et deux salières en argent ; puis force assiettes d'étain, force pots en grès bleu et gris, à dessins arabesques et aux armes des du Guaisnic, recouverts d'un couvercle à charnières en étain. La cheminée a été modernisée. Son état prouve que la famille se tient dans cette pièce depuis le dernier siècle. Elle est en pierre sculptée dans le goût du siècle de Louis XV, ornée d'une glace encadrée dans un trumeau à baguettes perlées et dorées. Cette antithèse, indifférente à la famille, chagrinerait un poète. Sur la tablette, couverte de velours rouge, il y a au milieu un cartel en écaille incrusté de cuivre, et de chaque côté deux flambeaux d'argent d'un modèle étrange. Une large table carrée à colonnes torses occupe le milieu de cette salle. Les chaises sont en bois tourné, garnies de tapisseries. Sur une table ronde à un seul pied, figurant un cep de vigne et placée devant la croisée qui donne sur le jardin, se voit une lampe bizarre. Cette lampe consiste dans un globe de verre commun, un peu moins gros qu'un œuf d'autruche, fixé dans un chandelier par une queue de verre. Il sort d'un trou supérieur une mèche plate maintenue dans une espèce d'anche en cuivre, et dont la trame, pliée comme un tænia dans un bocal, boit l'huile de noix que contient le globe. La fenêtre qui donne sur le jardin, comme celle qui donne sur la cour, et toutes deux se correspondent, est croisée de pierres et à vitrages sexagones sertis en plomb, drapée de rideaux à baldaquins et à gros glands en une vieille étoffe de soie rouge à reflets jaunes, nommée jadis brocatelle ou petit brocart.

A chaque étage de la maison, qui en a deux, il ne se trouve que ces deux pièces. Le premier sert d'habitation au chef de la famille. Le second était destiné jadis aux enfants. Les hôtes logeaient dans les chambres sous le toit. Les domestiques habitaient au−dessus des cuisines et des écuries. Le toit pointu, garni de plomb à ses angles, est percé sur la cour et sur le jardin d'une magnifique croisée en ogive, qui se lève presque aussi haut que le faîte, à consoles minces et fines dont les sculptures sont rongées par les vapeurs salines de l'atmosphère. Au−dessus du tympan brodé de cette croisée à quatre croisillons en pierre, grince encore la girouette du noble.

N'oublions pas un détail précieux et plein de naïveté qui n'est pas sans mérite aux yeux des archéologues. La tourelle, où tourne l'escalier, orne l'angle d'un grand mur à pignon dans lequel il n'existe aucune croisée. L'escalier descend par une petite porte en ogive jusque sur un terrain sablé qui sépare la maison du mur de clôture auquel sont adossées les écuries. Cette tourelle est répétée vers le jardin par une autre à cinq pans, terminée en cul−de−four, et qui supporte un clocheton, au lieu d'être coiffée, comme sa sœur, d'une poivrière. Voilà comment ces gracieux architectes savaient varier leur symétrie. A la hauteur du premier étage seulement, ces deux tourelles sont réunies par une galerie en pierre que soutiennent des espèces de proues à visages humains. Cette galerie extérieure est ornée d'une balustrade travaillée avec une élégance, avec une finesse merveilleuse. Puis, du haut du pignon, sous lequel il existe un seul croisillon oblong, pend un ornement en pierre représentant un dais semblable à ceux qui couronnent les statues des saints dans les portails d'église. Les deux tourelles sont percées d'une jolie porte à cintre aigu donnant sur cette terrasse. Tel est le parti que l'architecture du treizième siècle tirait de la muraille nue et froide que présente aujourd'hui le pan coupé d'une maison. Voyez−vous une femme se promenant au matin sur cette galerie et regardant par−dessus Guérande le soleil illuminer l'or des sables et miroiter la nappe de l'Océan ? N'admirez−vous pas cette muraille à pointe fleuretée, meublée à ses deux angles de deux tourelles quasi−cannelées, dont l'une est brusquement arrondie en nid d'hirondelle, et dont l'autre offre sa jolie porte à cintre gothique et décoré de la main tenant une épée ? L'autre pignon de l'hôtel du Guaisnic tient à la maison voisine. L'harmonie que cherchaient si soigneusement les Maîtres de ce temps est conservée dans la façade de la cour par la tourelle semblable à celle où monte la vis, tel est le nom donné jadis à un escalier, et qui sert de communication entre la salle à manger et la cuisine ; mais elle s'arrête au premier étage, et son couronnement est un petit dôme à jour sous lequel s'élève une noire statue de saint Calyste.

Le jardin est luxueux dans une vieille enceinte, il a un demi−arpent environ, ses murs sont garnis d'espaliers ; il est divisé en carrés de légumes, bordés de quenouilles que cultive un domestique mâle nommé Gasselin, lequel panse les chevaux. Au bout de ce jardin est une tonnelle sous laquelle est un banc. Au milieu s'élève un cadran solaire. Les allées sont sablées. Sur le jardin, la façade n'a pas de tourelle pour correspondre à celle qui monte le long du pignon. Elle rachète ce défaut par une colonnette tournée en vis depuis le bas jusqu'en haut, et qui devait jadis supporter la bannière de la famille, car elle est terminée par une espèce de grosse crapaudine en fer rouillé, d'où il s'élève de maigres herbes. Ce détail, en harmonie avec les vestiges de sculpture, prouve que ce logis fut construit par un architecte vénitien. Cette hampe élégante est comme une signature qui trahit Venise, la chevalerie, la finesse du treizième siècle. S'il restait des doutes à cet égard, la nature des ornements les dissiperait. Les trèfles de l'hôtel du Guaisnic ont quatre feuilles, au lieu de trois. Cette différence indique l'école vénitienne adultérée par son commerce avec l'orient où les architectes à demi moresques, peu soucieux de la grande pensée catholique, donnaient quatre feuilles au trèfle, tandis que les architectes chrétiens demeuraient fidèles à la Trinité. Sous ce rapport, la fantaisie vénitienne était hérétique. Si ce logis surprend votre imagination, vous vous demanderez peut−être pourquoi l'époque actuelle ne renouvelle plus ces miracles d'art. Aujourd'hui les beaux hôtels se vendent, sont abattus et font place à des rues. Personne ne sait si sa génération gardera le logis patrimonial, où chacun passe comme dans une auberge ; tandis qu'autrefois en bâtissant une demeure, on travaillait, on croyait du moins travailler pour une famille éternelle. De là, la beauté des hôtels. La foi en soi faisait des prodiges autant que la foi en Dieu. Quant aux dispositions et au mobilier des étages supérieurs, ils ne peuvent que se présumer d'après la description de ce rez−de−chaussée, d'après la physionomie et les mœurs de la famille. Depuis cinquante ans, les du Guaisnic n'ont jamais reçu personne ailleurs que dans les deux pièces où respiraient, comme dans cette cour et dans les accessoires extérieurs de ce logis, l'esprit, la grâce, la naïveté de la vieille et noble Bretagne. Sans la topographie et la description de la ville, sans la peinture minutieuse de cet hôtel, les surprenantes figures de cette famille eussent été peut−être moins comprises. Aussi les cadres devaient−ils passer avant les portraits. Chacun pensera que les choses ont dominé les êtres. Il est des monuments dont l'influence est visible sur les personnes qui vivent à l'entour. Il est difficile d'être irréligieux à l'ombre d'une cathédrale comme celle de Bourges. Quand partout l'âme est rappelée à sa destinée par des images, il est moins facile d'y faillir. Telle était l'opinion de nos aïeux, abandonnée par une génération qui n'a plus ni signes ni distinctions, et dont les mœurs changent tous les dix ans. Ne vous attendez−vous pas à trouver le baron du Guaisnic une épée au poing, ou tout ici serait mensonge ?

En 1836, au moment où s'ouvre cette scène, dans les premiers jours du mois d'août, la famille du Guénic était encore composée de monsieur et de madame du Guénic, de mademoiselle du Guénic, soeur aînée du baron, et d'un fils unique âgé de vingt et un ans, nommé Gaudebert−Calyste−Louis, suivant un vieil usage de la famille. Le père se nommait Gaudebert−Calyste−Charles. On ne variait que le dernier patron. Saint Gaudebert et saint Calyste devaient toujours protéger les Guénic. Le baron du Guénic avait quitté Guérande dès que la Vendée et la Bretagne prirent les armes, et il avait fait Guerre avec Charette, avec Catelineau, La Rochejacquelein, d'Elbée, Bonchamps et le prince de Talmont. Avant de partir, il avait vendu tous ses biens à sa soeur aînée, mademoiselle Zéphirine du Guénic, par un trait de prudence unique dans les annales révolutionnaires. Après la mort de tous les héros de l'ouest, le baron, qu'un miracle seul avait préservé de finir comme eux, ne s'était pas soumis à Napoléon. Il avait guerroyé jusqu'en 1802, année où, après avoir failli se laisser prendre, il revint à Guérande, et de Guérande au Croisic, d'où il gagna l'Irlande, fidèle à la vieille haine des Bretons pour l'Angleterre. Les gens de Guérande feignirent d'ignorer l'existence du baron : il n'y eut pas en vingt ans une seule indiscrétion. Mademoiselle du Guénic touchait les revenus et les faisait passer à son frère par des pêcheurs. Monsieur du Guénic revint en 1813 à Guérande, aussi simplement que s'il était allé passer une saison à Nantes. Pendant son séjour à Dublin, le vieux Breton s'était épris, malgré ses cinquante ans, d'une charmante Irlandaise, fille d'une des plus nobles et des plus pauvres maisons de ce malheureux royaume. Miss Fanny O'Brien avait alors vingt et un ans. Le baron du Guénic vint chercher les papiers nécessaires à son mariage, retourna se marier, et revint dix mois après, au commencement de 1814, avec sa femme, qui lui donna Calyste le jour même de l'entrée de Louis XVIII à Calais, circonstance qui explique son prénom de Louis. Le vieux et loyal Breton avait en ce moment soixante−treize ans ; mais la guerre de partisan faite à la république, mais ses souffrances pendant cinq traversées sur des chasse−marées, mais sa vie à Dublin avaient pesé sur sa tête : il paraissait avoir plus d'un siècle. Aussi jamais à aucune époque aucun Guénic ne fut−il plus en harmonie avec la vétusté de ce logis, bâti dans le temps où il y avait une cour à Guérande.

M. du Guénic était un vieillard de haute taille, droit, sec, nerveux et maigre. Son visage ovale était ridé par des milliers de plis qui formaient des franges arquées au−dessus des pommettes, au−dessus des sourcils, et donnaient à sa figure une ressemblance avec les vieillards que le pinceau de Van Ostade, de Rembrandt, de Miéris, de Gérard Dow a tant caressés, et qui veulent une loupe pour être admirés. Sa physionomie était comme enfouie sous ces nombreux sillons, produits par sa vie en plein air, par l'habitude d'observer la campagne sous le soleil, au lever comme au déclin du jour. Néanmoins il restait à l'observateur les formes impérissables de la figure humaine et qui disent encore quelque chose à l'âme, même quand l'œil n'y voit plus qu'une tête morte. Les fermes contours de la face, le dessin du front, le sérieux des lignes, la roideur du nez, les linéaments de la charpente que les blessures seules peuvent altérer, annonçaient une intrépidité sans calcul, une foi sans bornes, une obéissance sans discussion, une fidélité sans transaction, un amour sans inconstance. En lui, le granit breton s'était fait homme. Le baron n'avait plus de dents. Ses lèvres, jadis rouges, mais alors violacées, n'étant plus soutenues que par les dures gencives sur lesquelles il mangeait du pain que sa femme avait soin d'amollir en le mettant dans une serviette humide, rentraient dans la bouche en dessinant toutefois un rictus menaçant et fier. Son menton voulait rejoindre le nez, mais on voyait, dans le caractère de ce nez bossué au milieu, les signes de son énergie et de sa résistance bretonne. Sa peau, marbrée de taches rouges qui paraissaient à travers ses rides, annonçait un tempérament sanguin, violent, fait pour les fatigues qui sans doute avaient préservé le baron de mainte apoplexie. Cette tête était couronnée d'une chevelure blanche comme de l'argent, qui retombait en boucles sur les épaules. La figure, alors éteinte en partie, vivait par l'éclat de deux yeux noirs qui brillaient au fond de leurs orbites brunes et jetaient les dernières flammes d'une âme généreuse et loyale. Les sourcils et les cils étaient tombés. La peau, devenue rude, ne pouvait se déplisser. La difficulté de se raser obligeait le vieillard à laisser pousser sa barbe en éventail. Un peintre eût admiré par−dessus tout, dans ce vieux lion de Bretagne aux larges épaules, à la nerveuse poitrine, d'admirables mains de soldat, des mains comme devaient être celles de du Guesclin, des mains larges, épaisses, poilues ; des mains qui avaient embrassé la poignée du sabre pour ne la quitter, comme fit Jeanne d'Arc, qu'au jour où l'étendard royal flotterait dans la cathédrale de Reims ; des mains qui souvent avaient été mises en sang par les épines des halliers dans le Bocage, qui avaient manié la rame dans le Marais pour aller surprendre les Bleus, ou en pleine mer pour favoriser l'arrivée de Georges ; les mains du partisan, du canonnier, du simple soldat, du chef ; des mains alors blanches quoique les Bourbons de la branche aînée fussent en exil ; mais en y regardant bien on y aurait vu quelques marques récentes qui vous eussent dit que le baron avait naguère rejoint MADAME dans la Vendée. Aujourd'hui ce fait peut s'avouer. Ces mains étaient le vivant commentaire de la belle devise à laquelle aucun Guénic n'avait failli : Fac ! Le front attirait l'attention par des teintes dorées aux tempes, qui contrastaient avec le ton brun de ce petit front dur et serré que la chute des cheveux avait assez agrandi pour donner encore plus de majesté à cette belle ruine. Cette physionomie, un peu matérielle d'ailleurs, et comment eût−elle pu être autrement ! offrait, comme toutes les figures bretonnes groupées autour du baron, des apparences sauvages, un calme brut qui ressemblait à l'impassibilité des Hurons, je ne sais quoi de stupide, dû peut−être au repos absolu qui suit les fatigues excessives et qui laisse alors reparaître l'animal tout seul. La pensée y était rare. Elle semblait y être un effort, elle avait son siège plus au cœur que dans la tête, elle aboutissait plus au fait qu'à l'idée. Mais, en examinant ce beau vieillard avec une attention soutenue, vous deviniez les mystères de cette opposition réelle à l'esprit de son siècle. Il avait des religions, des sentiments pour ainsi dire innés qui le dispensaient de méditer. Ses devoirs, il les avait appris avec la vie. Les Institutions, la Religion pensaient pour lui. Il devait donc réserver son esprit, lui et les siens, pour agir, sans le dissiper sur aucune des choses jugées inutiles, mais dont s'occupaient les autres. Il sortait sa pensée de son cœur, comme son épée du fourreau, éblouissante de candeur, comme était dans son écusson la main gonfalonnée d'hermine. Une fois ce secret deviné, tout s'expliquait. On comprenait la profondeur des résolutions dues à des pensées nettes, distinctes, franches, immaculées comme l'hermine. On comprenait cette vente faite à sa sœur avant la guerre, et qui répondait à tout, à la mort, à la confiscation, à l'exil. La beauté du caractère des deux vieillards, car la sœur ne vivait que pour et par le frère, ne peut plus même être comprise dans son étendue par les mœurs égoïstes que nous font l'incertitude et l'inconstance de notre époque. Un archange chargé de lire dans leurs cœurs, n'y aurait pas découvert une seule pensée empreinte de personnalité. En 1814, quand le curé de Guérande insinua au baron du Guénic d'aller à Paris et d'y réclamer sa récompense, la vieille sœur, si avare pour la maison, s'écria : « Fi donc ! mon frère a−t−il besoin d'aller tendre la main comme un gueux ?

− On croirait que j'ai servi le roi par intérêt, dit le vieillard. D'ailleurs, c'est à lui de se souvenir. Et puis, ce pauvre roi, il est bien embarrassé avec tous ceux qui le harcellent. Donnât−il la France par morceaux, on lui demanderait encore quelque chose. »

Ce loyal serviteur, qui portait tant d'intérêt à Louis XVIII, eut le grade de colonel, la croix de Saint−Louis et une retraite de deux mille francs.

« Le roi s'est souvenu ! » dit−il en recevant ses brevets.

Personne ne dissipa son erreur. Le travail avait été fait par le duc de Feltre, d'après les états des armées vendéennes, où il avait trouvé le nom de du Guénic avec quelques autres noms bretons en ic. Aussi, comme pour remercier le roi de France, le baron soutint−il en 1815 un siège à Guérande contre les bataillons du général Travot, il ne voulut jamais rendre cette forteresse ; et quand il fallut l'évacuer, il se sauva dans les bois avec une bande de Chouans qui restèrent armés jusqu'au second retour des Bourbons. Guérande garde encore la mémoire de ce dernier siège. Si les vieilles bandes bretonnes étaient venues, la guerre éveillée par cette résistance héroïque eût embrasé la Vendée. Nous devons avouer que le baron du Guénic était entièrement illettré, mais illettré comme un paysan : il savait lire, écrire et quelque peu compter ; il connaissait l'art militaire et le blason ; mais, hormis son livre de prières, il n'avait pas lu trois volumes dans sa vie. Le costume, qui ne saurait être indifférent, était invariable, et consistait en gros souliers, en bas drapés, en une culotte de velours verdâtre, un gilet de drap et une redingote à collet à laquelle était attachée une croix de Saint−Louis. Une admirable sérénité siégeait sur ce visage, que depuis un an un sommeil, avant−coureur de la mort, semblait préparer au repos éternel. Ces somnolences constantes, plus fréquentes de jour en jour, n'inquiétaient ni sa femme, ni sa sœur aveugle, ni ses amis, dont les connaissances médicales n'étaient pas grandes. Pour eux, ces pauses sublimes d'une âme sans reproche, mais fatiguée, s'expliquaient naturellement : le baron avait fait son devoir. Tout était dans ce mot.

Dans cet hôtel, les intérêts majeurs étaient les destinées de la branche dépossédée. L'avenir des Bourbons exilés et celui de la religion catholique, l'influence des nouveautés politiques sur la Bretagne occupaient exclusivement la famille du baron. Il n'y avait d'autre intérêt mêlé à ceux−là que l'attachement de tous pour le fils unique, pour Calyste, l'héritier, le seul espoir du grand nom des du Guénic. Le vieux Vendéen, le vieux Chouan avait eu quelques années auparavant comme un retour de jeunesse pour habituer ce fils aux exercices violents qui conviennent à un gentilhomme appelé d'un moment à l'autre à guerroyer. Dès que Calyste eut seize ans, son père l'avait accompagné dans les marais et dans les bois, lui montrant dans les plaisirs de la chasse les rudiments de la guerre, prêchant d'exemple, dur à la fatigue, inébranlable sur sa selle, sûr de son coup, quel que fût le gibier, à courre, au vol, intrépide à franchir les obstacles, conviant son fils au danger comme s'il avait eu dix enfants à risquer. Aussi, quand la duchesse de Berry vint en France pour conquérir le royaume, le père emmena−t−il son fils afin de lui faire pratiquer la devise de ses armes. Le baron partit pendant une nuit, sans prévenir sa femme qui l'eût peut−être attendri, menant son unique enfant au feu comme à une fête, et suivi de Gasselin, son seul vassal, qui détala joyeusement. Les trois hommes de la famille furent absents pendant six mois, sans donner de leurs nouvelles à la baronne, qui ne lisait jamais la Quotidienne sans trembler de ligne en ligne ; ni à sa vieille belle−soeur, héroïquement droite, et dont le front ne sourcillait pas en écoutant le journal. Les trois fusils accrochés dans la grande salle avaient donc récemment servi. Le baron, qui jugea cette prise d'armes inutile, avait quitté la campagne avant l'affaire de la Pénissière, sans quoi peut−être la maison du Guénic eût−elle été finie.

Quand, par une nuit affreuse, le père, le fils et le serviteur arrivèrent chez eux après avoir pris congé de MADAME, et surprirent leurs amis, la baronne et la vieille mademoiselle du Guénic qui reconnut, par l'exercice d'un sens dont sont doués tous les aveugles, le pas des trois hommes dans la ruelle, le baron regarda le cercle formé par ses amis inquiets autour de la petite table éclairée par cette lampe antique, et dit d'une voix chevrotante, pendant que Gasselin remettait les trois fusils et les sabres à leurs places, ce mot de naïveté féodale : « Tous les barons n'ont pas fait leur devoir. » Puis après avoir embrassé sa femme et sa sœur, il s'assit dans son vieux fauteuil, et commanda de faire à souper pour son fils, pour Gasselin et pour lui. Gasselin, qui s'était mis au−devant de Calyste, avait reçu dans l'épaule un coup de sabre ; chose si simple, que les femmes le remercièrent à peine. Le baron ni ses hôtes ne proférèrent ni malédictions ni injures contre les vainqueurs. Ce silence est un des traits du caractère breton. En quarante ans, jamais personne ne surprit un mot de mépris sur les lèvres du baron contre ses adversaires. A eux de faire leur métier comme il faisait son devoir. Ce silence profond est l'indice des volontés immuables. Ce dernier effort, ces lueurs d'une énergie à bout avaient causé l'affaiblissement dans lequel était en ce moment le baron. Ce nouvel exil de la famille de Bourbon, aussi miraculeusement chassée que miraculeusement rétablie, lui causait une mélancolie amère.

Vers six heures du soir, au moment où commence cette scène, le baron, qui, selon sa vieille l'habitude, avait fini de dîner à quatre heures, venait de s'endormir en entendant lire la Quotidienne. Sa tête s'était posée sur le dossier de son fauteuil au coin de la cheminée, du côté du jardin.

Auprès de ce tronc noueux de l'arbre antique et devant la cheminée, la baronne, assise sur une des vieilles chaises, offrait le type de ces adorables créatures qui n'existent qu'en Angleterre, en Ecosse ou en Irlande. Là seulement naissent ces filles pétries de lait, à chevelure dorée, dont les boucles sont tournées par la main des anges, car la lumière du ciel semble ruisseler dans leurs spirales avec l'air qui s'y joue. Fanny O'Brien était une de ces sylphides, forte de tendresse, invincible dans le malheur, douce comme la musique de sa voix, pure comme était le bleu de ses yeux, d'une beauté fine, élégante, jolie et douce de cette chair soyeuse à la main, caressante au regard, que ni le pinceau ni la parole ne peuvent peindre. Belle encore à quarante−deux ans, bien des hommes eussent regardé comme un bonheur de l'épouser, à l'aspect des splendeurs de cet août chaudement coloré, plein de fleurs et de fruits, rafraîchi par de célestes rosées. La baronne tenait le journal d'une main frappée de fossettes, à doigts retroussés et dont les ongles étaient taillés carrément comme dans les statues antiques. Etendue à demi, sans mauvaise grâce ni affectation, sur sa chaise, les pieds en avant pour les chauffer, elle était vêtue d'une robe de velours noir, car le vent avait fraîchi depuis quelques jours. Le corsage montant moulait des épaules d'un contour magnifique, et une riche poitrine que la nourriture d'un fils unique n'avait pu déformer. Elle était coiffée de cheveux qui descendaient en ringlets le long de ses joues, et les accompagnaient suivant la mode anglaise. Tordue simplement au−dessus de sa tête et retenue par un peigne d'écaille, cette chevelure, au lieu d'avoir une couleur indécise, scintillait au jour comme des filigranes d'or bruni. La baronne faisait tresser les cheveux follets qui se jouaient sur sa nuque et qui sont un signe de race. Cette natte mignonne, perdue dans la masse de ses cheveux soigneusement relevés, permettait à l'œil de suivre avec plaisir la ligne onduleuse par laquelle son col se rattachait à ses belles épaules. Ce petit détail prouvait le soin qu'elle apportait toujours à sa toilette. Elle tenait à réjouir les regards de ce vieillard. Quelle charmante et délicieuse attention ! Quand vous verrez une femme déployant dans la vie intérieure la coquetterie que les autres femmes puisent dans un seul sentiment, croyez−le, elle est aussi noble mère que noble épouse, elle est la joie et la fleur du ménage, elle a compris ses obligations de femme, elle a dans l'âme et dans la tendresse les élégances de son extérieur, elle fait le bien en secret, elle sait adorer sans calcul, elle aime ses proches, comme elle aime Dieu, pour eux−mêmes. Aussi semblait−il que la Vierge du paradis, sous la garde de laquelle elle vivait, eût récompensé la chaste jeunesse, la vie sainte de cette femme auprès de ce noble vieillard en l'entourant d'une sorte d'auréole qui la préservait des outrages du temps. Les altérations de sa beauté, Platon les eût célébrées peut−être comme autant de grâces nouvelles. Son teint si blanc jadis avait pris ces tons chauds et nacrés que les peintres adorent. Son front large et bien taillé recevait avec amour la lumière qui s'y jouait en des luisants satinés. Sa prunelle, d'un bleu de turquoise, brillait, sous un sourcil pâle et velouté, d'une extrême douceur. Ses paupières molles et ses tempes attendries invitaient à je ne sais quelle muette mélancolie. Au−dessous, le tour des yeux était d'un blanc pâle, semé de fibrilles bleuâtres comme à la naissance du nez. Ce nez, d'un contour aquilin, mince, avait je ne sais quoi de royal qui rappelait l'origine de cette noble fille. Sa bouche, pure et bien coupée, était embellie par un sourire aisé que dictait une inépuisable aménité. Ses dents étaient blanches et petites. Elle avait pris un léger embonpoint, mais ses hanches délicates, sa taille svelte n'en souffraient point. L'automne de sa beauté présentait donc quelques vives fleurs de printemps oubliées et les ardentes richesses de l'été. Ses bras noblement arrondis, sa peau tendue et lustrée avaient un grain plus fin ; les contours avaient acquis leur plénitude. Enfin sa physionomie ouverte, sereine et faiblement rosée, la pureté de ses yeux bleus qu'un regard trop vif eût blessés, exprimaient l'inaltérable douceur, la tendresse infinie des anges.

A l'autre coin de la cheminée, et dans un fauteuil, la vieille sœur octogénaire, semblable en tout point, sauf le costume, à son frère, écoutait la lecture du journal en tricotant des bas, travail pour lequel la vue est inutile. Elle avait les yeux couverts d'une taie, et se refusait obstinément à subir l'opération, malgré les instances de sa belle−soeur. Le secret de son obstination, elle seule le savait : elle se rejetait sur un défaut de courage, mais elle ne voulait pas qu'il se dépensât vingt−cinq louis pour elle. Cette somme eût été de moins dans la maison. Cependant elle aurait bien voulu voir son frère. Ces deux vieillards faisaient admirablement ressortir la beauté de la baronne. Quelle femme n'eût semblé jeune et jolie entre monsieur du Guénic et sa sœur ? Mademoiselle Zéphirine, privée de la vue, ignorait les changements que ses quatre−vingts ans avaient apportés dans sa physionomie. Son visage pâle et creusé, que l'immobilité des yeux blancs et sans regard faisait ressembler à celui d'une morte, que trois ou quatre dents saillantes rendaient presque menaçant, où la profonde orbite des yeux était cerclée de teintes rouges où quelques signes de virilité déjà blanchis perçaient dans le menton et aux environs de la bouche ; ce froid mais calme visage était encadré par un petit béguin d'indienne brune, piqué comme une courtepointe, garni d'une ruche en percale et noué sous le menton par des cordons toujours un peu roux. Elle portait un cotillon de gros drap sur une jupe de piqué, vrai matelas qui recelait des doubles louis, et des poches cousues à une ceinture qu'elle détachait tous les soirs et remettait tous les matins comme un vêtement. Son corsage était serré dans le casaquin populaire de la Bretagne, en drap pareil à celui du cotillon, orné d'une collerette à mille plis dont le blanchissage était l'objet de la seule dispute qu'elle eût avec sa belle−soeur, elle ne voulait la changer que tous les huit jours. Des grosses manches ouatées de ce casaquin, sortaient deux bras desséchés mais nerveux, au bout desquels s'agitaient ses deux mains, dont la couleur un peu rousse faisait paraître les bras blancs comme le bois du peuplier. Ses mains, crochues par suite de la contraction que l'habitude de tricoter leur avait fait prendre, étaient comme un métier à bas incessamment monté : le phénomène eût été de les voir arrêtées. De temps en temps mademoiselle du Guénic prenait une longue aiguille à tricoter fichée dans sa gorge pour la passer entre son béguin et ses cheveux en fourgonnant sa blanche chevelure. Un étranger eût ri de voir l'insouciance avec laquelle elle repiquait l'aiguille sans la moindre crainte de se blesser. Elle était droite comme un clocher. Sa prestance de colonne pouvait passer pour une de ces coquetteries de vieillard qui prouvent que l'orgueil est une passion nécessaire à la vie. Elle avait le sourire gai. Elle aussi avait fait son devoir.

Au moment où Fanny vit le baron endormi, elle cessa la lecture du journal. Un rayon de soleil allait d'une fenêtre à l'autre et partageait en deux, par une bande d'or, l'atmosphère de cette vieille salle, où il faisait resplendir les meubles presque noirs. La lumière bordait les sculptures du plancher, papillotait dans les bahuts, étendait une nappe luisante sur la table de chêne, égayait cet intérieur brun et doux, comme la voix de Fanny jetait dans l'âme de la vieille octogénaire une musique aussi lumineuse, aussi gaie que ce rayon. Bientôt les rayons du soleil prirent ces couleurs rougeâtres qui, par d'insensibles gradations, arrivent aux tons mélancoliques du crépuscule. La baronne tomba dans une méditation grave, dans un de ces silences absolus que sa vieille belle-sœur observait depuis une quinzaine de jours, en cherchant à se les expliquer, sans avoir adressé la moindre question à la baronne ; mais elle n'en étudiait pas moins les causes de cette préoccupation à la manière des aveugles qui lisent comme dans un livre noir où les lettres sont blanches, et dans l'âme desquels tout son retentit comme dans un écho divinatoire. La vieille aveugle, sur qui l'heure noire n'avait plus de prise, continuait à tricoter, et le silence devint si profond que l'on put entendre le bruit des aiguilles d'acier.

« Vous venez de laisser tomber le journal, ma sœur, et cependant vous ne dormez pas », dit la vieille d'un air fin.

La nuit était venue, Mariotte vint allumer la lampe, la plaça sur une table carrée devant le feu ; puis elle alla chercher sa quenouille, son peloton de fil, une petite escabelle, et se mit dans l'embrasure de la croisée qui donnait sur la cour, occupée à filer comme tous les soirs. Gasselin tournait encore dans les communs, il visitait les chevaux du baron et de Calyste, il voyait si tout allait bien dans l'écurie, il donnait aux deux beaux chiens de chasse leur pâtée du soir. Les aboiements joyeux des deux bêtes furent le dernier bruit qui réveilla les échos cachés dans les murailles noires de cette vieille maison. Ces deux chiens et les deux chevaux étaient le dernier vestige des splendeurs de la chevalerie. Un homme d'imagination assis sur une des marches du perron, qui se serait laissé aller à la poésie des images encore vivantes dans ce logis, eût tressailli peut−être en entendant les chiens et les coups de pied des chevaux hennissants.

Gasselin était un de ces petits Bretons courts, épais, trapus, à chevelure noire, à figure bistrée, silencieux, lents, têtus comme des mules, mais allant toujours dans la voie qui leur a été tracée. Il avait quarante−deux ans, il était depuis vingt−cinq ans dans la maison. Mademoiselle avait pris Gasselin à quinze ans, en apprenant le mariage et le retour probable du baron. Ce serviteur se considérait comme faisant partie de la famille : il avait joué avec Calyste, il aimait les chevaux et les chiens de la maison, il leur parlait et les caressait comme s'ils lui eussent appartenu. Il portait une veste bleue en toile de fil à petites poches ballottant sur ses hanches, un gilet et un pantalon de même étoffe par toutes les saisons, des bas bleus et de gros souliers ferrés. Quand il faisait trop froid, ou par des temps de pluie, il mettait la peau de bique en usage dans son pays. Mariotte, qui avait également passé quarante ans, était en femme ce qu'était Gasselin en homme. Jamais attelage ne fut mieux accouplé : même teint, même taille, mêmes petits yeux vifs et noirs. On ne comprenait pas comment Mariotte et Gasselin ne s'étaient pas mariés ; peut−être y aurait−il eu inceste, ils semblaient être presque frère et sœur. Mariotte avait trente écus de gages, et Gasselin cent livres ; mais mille écus de gages ailleurs ne leur auraient pas fait quitter la maison de Guénic. Tous deux étaient sous les ordres de la vieille demoiselle, qui, depuis la guerre de Vendée jusqu'au retour de son frère, avait eu l'habitude de gouverner la maison. Aussi, quand elle sut que le baron allait amener une maîtresse au logis, avait−elle été très émue en croyant qu'il lui faudrait abandonner le sceptre du ménage et abdiquer en faveur de la baronne du Guénic, de laquelle elle serait la première sujette.

Mademoiselle Zéphirine avait été bien agréablement surprise en trouvant dans miss Fanny O'Brien une fille née pour un haut rang, à qui les soins minutieux d'un ménage pauvre répugnaient excessivement, et qui, semblable à toutes les belles âmes, eût préféré le pain sec du boulanger au meilleur repas qu'elle eût été obligée de préparer ; capable d'accomplir les devoirs les plus pénibles de la maternité, forte contre toute privation nécessaire, mais sans courage pour des occupations vulgaires. Quand le baron pria sa sœur, au nom de sa timide femme, de régir leur ménage, la vieille fille baisa la baronne comme une sœur ; elle en fit sa fille, elle l'adora, tout heureuse de pouvoir continuer à veiller au gouvernement de la maison, tenue avec une rigueur et des coutumes d'économie incroyables, desquelles elle ne se relâchait que dans les grandes occasions, telles que les couches, la nourriture de sa belle-sœur et tout ce qui concernait Calyste, l'enfant adoré de toute la maison. Quoique les deux domestiques fussent habitués à ce régime sévère et qu'il n'y eût rien à leur dire, qu'ils eussent pour les intérêts de leurs maîtres plus de soin que pour les leurs, mademoiselle Zéphirine voyait toujours à tout. Son attention n'étant pas distraite, elle était fille à savoir, sans y monter, la grosseur du tas de noix dans le grenier, et ce qu'il restait d'avoine dans le coffre de l'écurie sans y plonger son bras nerveux. Elle avait au bout d'un cordon attaché à la ceinture de son casaquin un sifflet de contremaître avec lequel elle appelait Mariotte par un, et Gasselin par deux coups. Le grand bonheur de Gasselin consistait à cultiver le jardin et à y faire venir de beaux fruits et de bons légumes. Il avait si peu d'ouvrage que, sans cette culture, il se serait ennuyé. Quand il avait pansé ses chevaux, le matin il frottait les planchers et nettoyait les deux pièces du rez−de−chaussée ; il avait peu de chose à faire après ses maîtres. Aussi n'eussiez−vous pas vu dans le jardin une mauvaise herbe ni le moindre insecte nuisible. Quelquefois on surprenait Gasselin immobile, tête nue en plein soleil, guettant un mulot ou la terrible larve du hanneton ; puis il accourait avec la joie d'un enfant montrer à ses maîtres l'animal qui l'avait occupé pendant une semaine. C'était un plaisir pour lui d'aller, les jours maigres, chercher le poisson au Croisic, où il se payait moins cher qu'à Guérande. Ainsi, jamais famille ne fut plus unie, mieux entendue ni plus cohérente que cette sainte et noble famille. Maîtres et domestiques semblaient avoir été faits les uns pour les autres. Depuis vingt−cinq ans il n'y avait eu ni troubles ni discordes. Les seuls chagrins furent les petites indispositions de l'enfant, et les seules terreurs furent causées par les événements de 1814 et par ceux de 1830. Si les mêmes choses s'y faisaient invariablement aux mêmes heures, si les mets étaient soumis à la régularité des saisons, cette monotonie, semblable à celle de la nature, que varient les alternatives d'ombre, de pluie et de soleil, était soutenue par l'affection qui régnait dans tous les cœurs, et d'autant plus féconde et bienfaisante qu'elle émanait des lois naturelles.

Quand le crépuscule cessa, Gasselin entra dans la salle et demanda respectueusement à son maître si l'on avait besoin de lui.

« Tu peux sortir ou t'aller coucher après la prière, dit le baron en se réveillant, à moins que madame ou sa sœur... »

Les deux femmes firent un signe d'acquiescement. Gasselin se mit à genoux en voyant ses maîtres tous levés pour s'agenouiller sur leurs sièges. Mariotte se mit également en prières sur son escabelle. La vieille demoiselle du Guénic dit la prière à haute voix. Quand elle fut finie, on entendit frapper à la porte de la ruelle. Gasselin alla ouvrir.

« Ce sera sans doute monsieur le curé, il vient presque toujours le premier », dit Mariotte.

En effet, chacun reconnut le curé de Guérande au bruit de ses pas sur les marches sonores du perron. Le curé salua respectueusement les trois personnages, en adressant au baron et aux deux dames de ces phrases pleines d'onctueuse aménité que savent trouver les prêtres. Au bonsoir distrait que lui dit la maîtresse du logis il répondit par un regard d'inquisition ecclésiastique.

« Seriez−vous inquiète ou indisposée, madame la baronne ? demanda−t−il.

− Merci, non », dit−elle.

M. Grimont, homme de cinquante ans, de moyenne taille, enseveli dans sa soutane, d'où sortaient deux gros souliers à boucles d'argent, offrait au−dessus de son rabat un visage grassouillet, d'une teinte généralement blanche, mais dorée. Il avait la main potelée. Sa figure tout abbatiale tenait à la fois du bourgmestre hollandais par la placidité du teint, par les tons de la chair, et du paysan breton par sa plate chevelure noire, par la vivacité de ses yeux bruns que contenait néanmoins le décorum du sacerdoce. Sa gaieté, semblable à celle des gens dont la conscience est calme et pure, admettait la plaisanterie. Son air n'avait rien d'inquiet ni de revêche comme celui des pauvres curés dont l'existence ou le pouvoir est contesté par leurs paroissiens, et qui, au lieu d'être, selon le mot sublime de Napoléon, les chefs moraux de la population, et des juges de paix naturels, sont traités en ennemis. A voir monsieur Grimont marchant dans Guérande, le plus incrédule voyageur aurait reconnu le souverain de cette ville catholique ; mais ce souverain abaissait sa supériorité spirituelle devant la suprématie féodale des du Guénic. Il était dans cette salle comme un chapelain chez son seigneur. A l'église, en donnant la bénédiction, sa main s'étendait toujours en premier sur la chapelle appartenant aux du Guénic, et où leur main armée, leur devise étaient sculptées à la clef de la voûte.

« Je croyais Mlle de Pen−Hoël arrivée, dit le curé qui s'assit en prenant la main de la baronne et la baisant. Elle se dérange. Est−ce que la mode de la dissipation se gagnerait ? Car, je le vois, monsieur le chevalier est encore ce soir aux Touches.

− Ne dites rien de ses visites devant Mlle de Pen−Hoël, s'écria doucement la vieille fille.

− Ah ! mademoiselle, répondit Mariotte, pouvez−vous empêcher toute la ville de jaser ?

− Et que dit on ? demanda la baronne.

− Les jeunes filles, les commères, enfin tout le monde le croit amoureux de Mlle des Touches.

− Un garçon tourné comme Calyste fait son métier en se faisant aimer, dit le baron.

− Voici Mlle de Pen−Hoël », dit Mariotte.

Le sable de la cour criait en effet sous les pas discrets de cette personne, qu'accompagnait un petit domestique armé d'une lanterne. En voyant le domestique, Mariotte transporta son établissement dans la grande salle pour causer avec lui à la lueur de la chandelle de résine qu'elle brûlait aux dépens de la riche et avare demoiselle, en économisant ainsi celle de ses maîtres.

Cette demoiselle était une sèche et mince fille, jaune comme le parchemin olim, ridée comme un lac froncé par le vent, à yeux gris, à grandes dents saillantes, à mains d'homme, assez petite, un peu déjetée et peut−être bossue ; mais personne n'avait été curieux de connaître ni ses perfections ni ses imperfections. Vêtue dans le goût de Mlle du Guénic, elle mouvait une énorme quantité de linges et de jupes quand elle voulait trouver l'une des deux ouvertures de sa robe par où elle atteignait ses poches. Le plus étrange cliquetis de clefs et de monnaie retentissait alors sous ces étoffes. Elle avait toujours d'un côté toute la ferraille des bonnes ménagères, et de l'autre sa tabatière d'argent, son dé, son tricot, autres ustensiles sonores. Au lieu du béguin matelassé de Mlle du Guénic, elle portait un chapeau vert avec lequel elle devait aller visiter ses melons ; il avait passé, comme eux, du vert au blond ; et, quant à sa forme, après vingt ans, la mode l'a ramenée à Paris sous le nom de bibi. Ce chapeau se confectionnait sous ses yeux par les mains de ses nièces, avec du florence vert acheté à Guérande, avec une carcasse qu'elle renouvelait tous les cinq ans à Nantes, car elle lui accordait la durée d'une législature. Ses nièces lui faisaient : également ses robes, taillées sur des patrons immuables. Cette vieille fille avait encore la canne à petit bec de laquelle les femmes se servaient au commencement du règne de Marie−Antoinette. Elle était de la plus haute noblesse de Bretagne. Ses armes portaient les hermines des anciens ducs. En elle et sa sœur finissait l'illustre maison bretonne des Pen−Hoël. Sa sœur cadette avait épousé un Kergarouët, qui malgré la désapprobation du pays joignait le nom de Pen−Hoël au sien et se faisait appeler le vicomte de Kergarouët−Pen−Hoël. − Le ciel l'a puni, disait la vieille demoiselle, il n'a que des filles, et le nom de Kergarouët−Pen−Hoël s'éteindra. Mademoiselle de Pen−Hoël possédait environ sept mille livres de rentes en fonds de terre. Majeure depuis trente−six ans, elle administrait elle−même ses biens, allait les inspecter à cheval et déployait en toute chose le caractère ferme qui se remarque chez la plupart des bossus. Elle était d'une avarice admirée à dix lieues à la ronde, et qui n'y rencontrait aucune désapprobation. Elle avait avec elle une seule femme et ce petit domestique. Toute sa dépense, non compris les impôts, ne montait pas à plus de mille francs par an. Aussi était−elle l'objet des cajoleries des Kergarouët−Pen−Hoël, qui passaient leurs hivers à Nantes et les étés à leur terre située au bord de la Loire, au−dessous d'Indret. Ou la savait disposée à donner sa fortune et ses économies à celle de ses nièces qui lui plairait. Tous les trois mois, une des quatre demoiselles de Kergarouët, dont la plus jeune avait douze et l'aînée vingt ans, venait passer quelques jours chez elle. Amie de Zéphirine du Guénic, Jacqueline de Pen−Hoël, élevée dans l'adoration des grandeurs bretonnes des du Guénic, avait, dès la naissance de Calyste, formé le projet de transmettre ses biens au chevalier en le mariant à l'une des nièces que devait lui donner la vicomtesse de Kergarouët−Pen−Hoël. Elle pensait à racheter quelques−unes des meilleures terres des du Guénic en remboursant les fermiers engagistes. Quand l'avarice se propose un but, elle cesse d'être un vice, elle est le moyen d'une vertu, ses privations excessives deviennent de continuelles offrandes, elle a enfin la grandeur de l'intention cachée sous ses petitesses. Peut−être Zéphirine était−elle dans le secret de Jacqueline. Peut−être la baronne, dont tout l'esprit était employé dans son amour pour son fils et dans sa tendresse pour le père, avait−elle deviné quelque chose en voyant avec quelle malicieuse persévérance mademoiselle de Pen−Hoël amenait avec elle chaque jour Charlotte de Kergarouët, sa favorite, âgée de quinze ans. Le curé Grimont était certes dans la confidence, il aidait la vieille fille à bien placer son argent. Mais mademoiselle de Pen−Hoël aurait−elle eu trois cent mille francs en or, somme à laquelle étaient évaluées ses économies ; eût−elle eu dix fois plus de terres qu'elle n'en possédait, les du Guénic ne se seraient pas permis une attention qui pût faire croire à la vieille fille qu'on pensât à sa fortune. Par un sentiment de fierté bretonne admirable, Jacqueline de Pen−Hoël, heureuse de la suprématie affectée par sa vieille amie Zéphirine et par les du Guénic, se montrait toujours honorée de la visite que daignaient lui faire la fille des rois d'Irlande et Zéphirine. Elle allait jusqu'à cacher avec soin l'espèce de sacrifice auquel elle consentait tous les soirs en laissant son petit domestique brûler chez les du Guénic un oribus, nom de cette chandelle couleur de pain d'épice qui se consomme dans certaines parties de l'Ouest. Ainsi cette vieille et riche fille était la noblesse, la fierté, la grandeur en personne. Au moment où vous lisez son portrait, une indiscrétion de l'abbé Grimont a fait savoir que dans la soirée où le vieux baron, le jeune chevalier et Gasselin décampèrent munis de leurs sabres et de leurs canardières pour rejoindre MADAME en Vendée, à la grande terreur de Fanny, à la grande joie des Bretons, mademoiselle de Pen−Hoël avait remis au baron une somme de dix mille livres en or, immense sacrifice corroboré de dix mille autres livres, produit d'une dîme récoltée par le curé, que le vieux partisan fut chargé d'offrir à la mère de Henri V, au nom des Pen−Hoël et de la paroisse de Guérande. Cependant elle traitait Calyste en femme qui se croyait des droits sur lui ; ses projets l'autorisaient à le surveiller ; non qu'elle apportât des idées étroites en matière de galanterie, elle avait l'indulgence des vieilles femmes de l'ancien régime ; mais elle avait en horreur les mœurs révolutionnaires. Calyste, qui peut−être aurait gagné dans son esprit par des aventures avec des Bretonnes, eût perdu considérablement s'il eût donné dans ce qu'elle appelait les nouveautés. Mlle de Pen−Hoël, qui eût déterré quelque argent pour apaiser une fille séduite, aurait cru Calyste un dissipateur en lui voyant mener un tilbury, en l'entendant parler d'aller à Paris. Si elle l'avait surpris lisant des revues ou des journaux impies, on ne sait ce dont elle aurait été capable. Pour elle, les idées nouvelles, c'était les assolements de terre renversés, la ruine sous le nom d'améliorations et de méthodes, enfin les biens hypothéqués tôt ou tard par suite d'essais. Pour elle, la sagesse et le vrai moyen de faire fortune, enfin la belle administration consistait à amasser dans ses greniers ses blés noirs, ses seigles, ses chanvres ; à attendre la hausse au risque de passer pour accapareuse, à se coucher sur ses sacs avec obstination. Par un singulier hasard, elle avait souvent rencontré des marchés heureux qui confirmaient ses principes. Elle passait pour malicieuse, elle était néanmoins sans esprit ; mais elle avait un ordre de Hollandais, une prudence de chatte, une persistance de prêtre qui dans un pays si routinier équivalait à la pensée la plus profonde.

« Aurons−nous ce soir monsieur du Halga, demanda la vieille fille en ôtant ses mitaines de laine tricotée après l'échange des compliments habituels.

− Oui, mademoiselle, je l'ai vu promenant sa chienne sur le mail, répondit le curé.

− Ah ! notre mouche sera donc animée ce soir ? répondit−elle. Hier nous n'étions que quatre. »

A ce mot de mouche, le curé se leva pour aller prendre dans le tiroir d'un des bahuts un petit panier rond en fin osier, des jetons d'ivoire devenus jaunes comme du tabac turc par un usage de vingt années, et un jeu de cartes aussi gras que celui des douaniers de Saint−Nazaire qui n'en changent que tous les quinze jours. L'abbé revint disposer lui−même sur la table les jetons nécessaires à chaque joueur, mit la corbeille à côté de la lampe au milieu de la table avec un empressement enfantin et les manières d'un homme habitué à faire ce petit service. Un coup frappé fortement à la manière des militaires retentit dans les profondeurs silencieuses de ce vieux manoir. Le petit domestique de mademoiselle de Pen−Hoël alla gravement ouvrir la porte. Bientôt le long corps sec et méthodiquement vêtu selon le temps du chevalier du Halga, ancien capitaine de pavillon de l'amiral Kergarouët, se dessina en noir dans la pénombre qui régnait encore sur le perron.

« Arrivez, chevalier ! cria Mlle de Pen−Hoël.

− L'autel est dressé », dit le curé.

Le chevalier était un homme de petite santé, qui portait de la flanelle pour ses rhumatismes, un bonnet de soie noir pour préserver sa tête du brouillard, un spencer pour garantir son précieux buste des vents soudains qui fraîchissent l'atmosphère de Guérande. Il allait toujours armé d'un jonc à pomme d'or pour chasser les chiens qui faisaient intempestivement la cour à sa chienne favorite. Cet homme, minutieux comme une petite−maîtresse, se dérangeant devant les moindres obstacles, parlant bas pour ménager un reste de voix, avait été l'un des plus intrépides et des plus savants hommes de l'ancienne marine. Il avait été honoré de l'estime du bailli de Suffren, de l'amitié du comte de Portenduère. Sa belle conduite comme capitaine du pavillon de l'amiral de Kergarouët était écrite en caractères visibles sur son visage couturé de blessures. A le voir, personne n'eût reconnu la voix qui dominait la tempête, l'œil qui planait sur la mer, le courage indompté du marin breton. Le chevalier ne fumait, ne jurait pas ; il avait la douceur, la tranquillité d'une fille, et s'occupait de sa chienne Thisbé et de ses petits caprices avec la sollicitude d'une vieille femme. Il donnait ainsi la plus haute idée de sa galanterie défunte. Il ne parlait jamais des actes surprenants qui avaient étonné le comte d'Estaing. Quoiqu'il eût une attitude d'invalide et marchât comme s'il eût craint à chaque pas d'écraser des œufs, qu'il se plaignît de la fraîcheur de la brise, de l'ardeur du soleil, de l'humidité du brouillard, il montrait des dents blanches enchâssées dans des gencives rouges qui rassuraient sur sa maladie, un peu coûteuse d'ailleurs, car elle consistait à faire quatre repas d'une ampleur monastique. Sa charpente, comme celle du baron, était osseuse et d'une force indestructible, couverte d'un parchemin collé sur ses os comme la peau d'un cheval arabe sur les nerfs qui semblent reluire au soleil. Son teint avait gardé une couleur de bistre, due à ses voyages aux Indes, desquels il n'avait rapporté ni une idée ni une histoire. Il avait émigré, il avait perdu sa fortune, puis retrouvé la croix de Saint−Louis et une pension de deux mille francs légitimement due à ses services, et payée par la caisse des Invalides de la marine. La légère hypocondrie qui lui faisait inventer mille maux imaginaires s'expliquait facilement par ses souffrances pendant l'émigration. Il avait servi dans la marine russe jusqu'au jour où l'empereur Alexandre voulut l'employer contre la France ; il donna sa démission et alla vivre à Odessa, près du duc de Richelieu avec lequel il revint, et qui fit liquider la pension due à ce débris glorieux de l'ancienne marine bretonne. A la mort de Louis XVIII, époque à laquelle il revint à Guérande, le chevalier du Halga devint maire de la ville. Le curé, le chevalier, mademoiselle de Pen−Hoël, avaient depuis quinze ans l'habitude de passer leurs soirées à l'hôtel du Guénic, où venaient également quelques personnages nobles de la ville et de la contrée. Chacun devine aisément dans les du Guénic les chefs du petit faubourg Saint−Germain de l'arrondissement, où ne pénétrait aucun des membres de l'administration envoyée par le nouveau gouvernement. Depuis six ans le curé toussait à l'endroit critique du Domine, salvum fac regem. La politique en était toujours là dans Guérande.

[…]

Calyste, ce magnifique rejeton de la plus vieille race bretonne et du sang irlandais le plus noble, avait été soigneusement élevé par sa mère. Jusqu'au moment où la baronne le remit au curé de Guérande, elle était certaine qu'aucun mot impur, qu'aucune idée mauvaise n'avaient souillé les oreilles ni l'entendement de son fils. La mère, après l'avoir nourri de son lait, après lui avoir ainsi donné deux fois son sang, put le présenter dans une candeur de vierge au pasteur, qui, par vénération pour cette famille, avait promis de lui donner une éducation complète et chrétienne. Calyste eut l'enseignement du séminaire où l'abbé Grimont avait fait ses études. La baronne lui apprit l'anglais. On trouva, non sans peine, un maître de mathématiques parmi les employés de Saint−Nazaire. Calyste ignorait nécessairement la littérature moderne, la marche et les progrès actuels des sciences. Son instruction avait été bornée à la géographie et à l'histoire circonspectes des pensionnats de demoiselles, au latin et au grec des séminaires, à la littérature des langues mortes et à un choix restreint d'auteurs français. Quand, à seize ans, il commença ce que l'abbé Grimont nommait sa philosophie, il n'était pas moins pur qu'au moment où Fanny l'avait remis au curé. L'église fut aussi maternelle que la mère. Sans être dévot ni ridicule, l'adoré jeune homme était un fervent catholique. A ce fils si beau, si candide, la baronne voulait arranger une vie heureuse obscure. Elle attendait quelque bien, deux ou trois mille livres sterling d'une vieille tante. Cette somme, jointe à la fortune actuelle des Guénic, pourrait lui permettre de trouver pour Calyste une femme qui lui apporterait douze ou quinze mille livres de revenu. Charlotte de Kergarouët, avec la fortune de sa tante, une riche Irlandaise ou toute autre héritière semblait indifférente à la baronne : elle ignorait l'amour, elle voyait comme toutes les personnes groupées autour d'elles un moyen de fortune dans le mariage. La passion était inconnue à ces âmes catholiques, à ces vieilles gens exclusivement occupés de leur salut, de Dieu, du roi, de leur fortune. Personne ne s'étonnera donc de la gravité des pensées qui servaient d'accompagnement aux sentiments blessés dans le cœur de cette mère, qui vivait autant par les intérêts que par la tendresse de son fils. Si le jeune ménage pouvait écouter la sagesse, à la seconde génération les du Guénic, en vivant de privations, en économisant comme on sait économiser en province, pouvaient racheter leurs terres et reconquérir le lustre de la richesse. La baronne souhaitait une longue vieillesse pour voir poindre l'aurore du bien−être. Mlle du Guénic avait compris et adopté ce plan, que menaçait alors Mlle des Touches. La baronne entendit sonner minuit avec effroi ; elle conçut des terreurs affreuses pendant une heure, car le coup d'une heure retentit encore au clocher sans que Calyste fût venu.

« Y resterait−il ? se dit−elle. Ce serait la première fois. Pauvre enfant ! » "

Honoré de Balzac, Béatrix (1839)

Guérande au XIXe siècle, décrite par Balzac dans Béatrix

"La France, et la Bretagne particulièrement, possède encore aujourd'hui quelques villes complètement en dehors du mouvement social qui donne au dix−neuvième siècle sa physionomie. Faute de communications vives et soutenues avec Paris, à peine liées par un mauvais chemin avec la sous−préfecture ou le chef−lieu dont elles dépendent, ces villes entendent ou regardent passer la civilisation nouvelle comme un spectacle, elles s'en étonnent sans y applaudir ; et, soit qu'elles la craignent ou s'en moquent, elles sont fidèles aux vieilles mœurs dont l'empreinte leur est restée. Qui voudrait voyager en archéologue moral et observer les hommes au lieu d'observer les pierres, pourrait retrouver une image du siècle de Louis XV dans quelque village de la Provence, celle du siècle de Louis XIV au fond du Poitou, celle de siècles encore plus anciens au fond de la Bretagne. La plupart de ces villes sont déchues de quelque splendeur dont ne parlent point les historiens, plus occupés des faits et des dates que des mœurs, mais dont le souvenir vit encore dans la mémoire, comme en Bretagne, où le caractère national admet peu l'oubli de ce qui touche au pays. Beaucoup de ces villes ont été les capitales d'un petit état féodal, comté, duché conquis par la Couronne ou partagés par des héritiers faute d'une lignée masculine. Déshéritées de leur activité, ces têtes sont dès lors devenues des bras. Le bras, privé d'aliments, se dessèche et végète. Cependant, depuis trente ans, ces portraits des anciens âges commencent à s'effacer et deviennent rares. En travaillant pour les masses, l'Industrie moderne va détruisant les créations de l'Art antique dont les travaux étaient tout personnels au consommateur comme à l'artisan. Nous avons des produits nous n'avons plus d'œuvres. Les monuments sont pour la moitié dans ces phénomènes de rétrospection. Or pour l'Industrie, les monuments sont des carrières de moellons, des mines à salpêtre ou des magasins à coton. Encore quelques années, ces cités originales seront transformées et ne se verront plus que dans cette iconographie littéraire.

Une des villes où se retrouve le plus correctement la physionomie des siècles féodaux est Guérande. Ce nom seul réveillera mille souvenirs dans la mémoire des peintres, des artistes, des penseurs qui peuvent être allés jusqu'à la côte où gît ce magnifique joyau de féodalité, si fièrement posé pour commander les relais de la mer et les dunes, et qui est comme le sommet d'un triangle aux coins duquel se trouvent deux autres bijoux non moins curieux, le Croisic et le bourg de Batz. Après Guérande, il n'est plus que Vitré situé au centre de la Bretagne, Avignon dans le midi qui conservent au milieu de notre époque leur intacte configuration du moyen âge. Encore aujourd'hui, Guérande est enceinte de ses puissantes murailles : ses larges douves sont pleines d'eau, ses créneaux sont entiers, ses meurtrières ne sont pas encombrées d'arbustes, le lierre n'a pas jeté de manteau sur ses tours carrées ou rondes. Elle a trois portes où se voient les anneaux des herses, vous n'y entrez qu'en passant sur un pont−levis de bois ferré qui ne se relève plus, mais qui pourrait encore se lever. La Mairie a été blâmée d'avoir, en 1820, planté des peupliers le long des douves pour y ombrager la promenade. Elle a répondu que, depuis cent ans, du côté des dunes, la longue et belle esplanade des fortifications qui semblent achevées d'hier avait été convertie en un mail, ombragé d'ormes sous lesquels se plaisent les habitants. Là, les maisons n'ont point subi de changement, elles n'ont ni augmenté ni diminué. Nulle d'elles n'a senti sur sa façade le marteau de l'architecte, le pinceau du badigeonneur, ni faibli sous le poids d'un étage ajouté. Toutes ont leur caractère primitif. Quelques−unes reposent sur des piliers de bois qui forment des galeries sous lesquelles les passants circulent, et dont les planchers plient sans rompre. Les maisons des marchands sont petites et basses, à façades couvertes en ardoises clouées. Les bois maintenant pourris sont entrés pour beaucoup dans les matériaux sculptés aux fenêtres ; et aux appuis, ils s'avancent au−dessus des piliers en visages grotesques, ils s'allongent en forme de bêtes fantastiques aux angles, animés par la grande pensée de l'art, qui, dans ce temps, donnait la vie à la nature morte. Ces vieilleries, qui résistent à tout, présentent aux peintres les tons bruns et les figures effacées que leur brosse affectionne. Les rues sont ce qu'elles étaient il y a quatre cents ans. Seulement, comme la population n'y abonde plus, comme le mouvement social y est moins vif, un voyageur curieux d'examiner cette ville, aussi belle qu'une antique armure complète, pourra suivre non sans mélancolie une rue presque déserte où les croisées de pierre sont bouchées en pisé pour éviter l'impôt. Cette rue aboutit à une poterne condamnée par un mur en maçonnerie, et au−dessus de laquelle croît un bouquet d'arbustes élégamment posé par les mains de la nature bretonne, l'une des plus luxuriantes, des plus plantureuses végétations de la France. Un peintre, un poète resteront assis occupés à savourer le silence profond qui règne sous la voûte encore neuve de cette poterne, où la vie de cette cité paisible n'envoie aucun bruit, où la riche campagne apparaît dans toute sa magnificence à travers les meurtrières occupées jadis par les archers, les arbalétriers, et qui ressemblent aux vitraux à points de vue ménagés dans quelque belvédère. Il est impossible de se promener là sans penser à chaque pas aux usages, aux mœurs des temps passés ; toutes les pierres vous en parlent, enfin les idées du moyen−âge y sont encore à l'état de superstition. Si, par hasard, il passe un gendarme à chapeau bordé, sa présence est un anachronisme contre lequel votre pensée proteste ; mais rien n'est plus rare que d'y rencontrer un être ou une chose du temps présent. Il y a même peu de chose du vêtement actuel : ce que les habitants en admettent s'approprie en quelque sorte à leurs mœurs immobiles, à leur physionomie stationnaire. La place publique est pleine de costumes bretons que viennent dessiner les artistes et qui ont un relief incroyable. La blancheur des toiles que portent les Paludiers, nom des gens qui cultivent le sel dans les marais salants, contraste vigoureusement avec les couleurs bleues et brunes des Paysans, avec les parures originales et saintement conservées des femmes. Ces deux classes et celle des marins à jaquette, à petit chapeau de cuir verni, sont aussi distinctes entre elles que les castes de l'Inde, et reconnaissent encore les distances qui séparent la bourgeoisie, la noblesse et le clergé. Là tout est encore tranché ; là le niveau révolutionnaire a trouvé les masses trop raboteuses et trop dures pour y passer : il s'y serait ébréché, sinon brisé. Le caractère d'immuabilité que la nature a donné à ses espèces zoologiques se retrouve là chez les hommes. Enfin, même après la révolution de 1830, Guérande est encore une ville à part, essentiellement bretonne, catholique fervente, silencieuse, recueillie, où les idées nouvelles ont peu d'accès.

La position géographique explique ce phénomène. Cette jolie cité commande des marais salants dont le sel se nomme, dans toute la Bretagne, sel de Guérande, et auquel beaucoup de Bretons attribuent la bonté de leur beurre et des sardines. Elle ne se relie à la France moderne que par deux chemins, celui qui mène à Savenay, l'arrondissement dont elle dépend, et qui passe à Saint−Nazaire ; celui qui mène à Vannes et qui la rattache au Morbihan. Le chemin de l'arrondissement établit la communication par terre, et Saint−Nazaire, la communication maritime avec Nantes. Le chemin par terre n'est fréquenté que par l'administration. La voie la plus rapide, la plus usitée est celle de Saint−Nazaire. Or, entre ce bourg et Guérande, il se trouve une distance d'au moins six lieues que la poste ne dessert pas, et pour cause : il n'y a pas trois voyageurs à voiture par année. Saint−Nazaire est séparé de Paimboeuf par l'embouchure de la Loire, qui a quatre lieues de largeur. La barre de la Loire rend assez capricieuse la navigation des bateaux à vapeur ; mais pour surcroît d'empêchements, il n'existait pas de débarcadère en 1829 à la pointe de Saint−Nazaire, et cet endroit était orné des roches gluantes, des récifs granitiques, des pierres colossales qui servent de fortifications naturelles à sa pittoresque église et qui forçaient les voyageurs à se jeter dans des barques avec leurs paquets quand la mer était agitée, ou quand il faisait beau d'aller à travers les écueils jusqu'à la jetée que le génie construisait alors. Ces obstacles, peu faits pour encourager les amateurs, existent peut−être encore. D'abord, l'administration est lente dans ses œuvres ; puis, les habitants de ce territoire, que vous verrez découpé comme une dent sur la carte de France et compris entre Saint−Nazaire, le bourg de Batz et le Croisic, s'accommodent assez de ces difficultés qui défendent l'approche de leur pays aux étrangers. Jetée au bout du continent, Guérande ne mène donc à rien, et personne ne vient à elle. Heureuse d'être ignorée, elle ne se soucie que d'elle−même. Le mouvement des produits immenses des marais salants, qui ne paient pas moins d'un million au fisc, est au Croisic, ville péninsulaire dont les communications avec Guérande sont établies sur des sables mouvants où s'efface pendant la nuit le chemin tracé le jour, et par des barques indispensables pour traverser le bras de mer qui sert de port au Croisic, et qui fait irruption dans les sables. Cette charmante petite ville est donc l'Herculanum de la Féodalité, moins le linceul de lave. Elle est debout sans vivre, elle n'a point d'autres raisons d'être que de n'avoir pas été démolie. Si vous arrivez à Guérande par le Croisic, après avoir traversé le paysage des marais salants, vous éprouverez une vive émotion à la vue de cette immense fortification encore toute neuve. Le pittoresque de sa position et les grâces naïves de ses environs quand on y arrive par Saint−Nazaire ne séduisent pas moins. A l'entour, le pays est ravissant, les haies sont pleines de fleurs, de chèvrefeuilles, de buis, de rosiers, de belles plantes. Vous diriez d'un jardin anglais dessiné par un grand artiste. Cette riche nature, si coite, si peu pratiquée et qui offre la grâce d'un bouquet de violettes et de muguet dans un fourré de forêt, a pour cadre un désert d'Afrique bordé par l'océan, mais un désert sans un arbre, sans une herbe, sans un oiseau, où, par les jours de soleil, les paludiers, vêtus de blanc et clairsemés dans les tristes marécages où se cultive le sel, font croire à des Arabes couverts de leurs burnous. Aussi Guérande, avec son joli paysage en terre ferme, avec son désert, borné à droite par le Croisic, à gauche par le bourg de Batz, ne ressemble−t−elle à rien de ce que les voyageurs voient en France. Ces deux natures si opposées, unies par la dernière image de la vie féodale, ont je ne sais quoi de saisissant. La ville produit sur l'âme l'effet que produit un calmant sur le corps, elle est silencieuse autant que Venise. Il n'y a pas d'autre voiture publique que celle d'un messager qui conduit dans une patache les voyageurs, les marchandises et peut−être les lettres de Saint−Nazaire à Guérande, et réciproquement. Bernus le voiturier était, en 1829, le factotum de cette grande communauté. Il va comme il veut, tout le pays le connaît, il fait les commissions de chacun. L'arrivée d'une voiture, soit quelque femme qui passe à Guérande par la voie de terre pour gagner le Croisic, soit quelques vieux malades qui vont prendre les bains de mer, lesquels dans les roches de cette presqu'île ont des vertus supérieures à ceux de Boulogne, de Dieppe et des Sables, est un immense événement. Les paysans y viennent à cheval, la plupart apportent les denrées dans des sacs. Ils y sont conduits surtout, de même que les paludiers, par la nécessité d'y acheter les bijoux particuliers à leur caste, et qui se donnent à toutes les fiancées bretonnes, ainsi que la toile blanche ou le drap de leurs costumes. A dix lieues à la ronde, Guérande est toujours Guérande, la ville illustre où se signa le traité fameux dans l'histoire, la clef de la côte, et qui accuse, non moins que le bourg de Batz, une splendeur aujourd'hui perdue dans la nuit des temps. Les bijoux, le drap, la toile, les rubans, les chapeaux se font ailleurs ; mais ils sont de Guérande pour tous les consommateurs. Tout artiste, tout bourgeois même, qui passent à Guérande, y éprouvent, comme ceux qui séjournent à Venise, un désir bientôt oublié d'y finir leurs jours dans la paix, dans le silence, en se promenant par les beaux temps sur le mail qui enveloppe la ville du côté de la mer, d'une porte à l'autre. Parfois l'image de cette ville revient frapper au temple du souvenir : elle entre coiffée de ses tours, parée de sa ceinture ; elle déploie sa robe semée de ses belles fleurs, secoue le manteau d'or de ses dunes, exhale les senteurs enivrantes de ses jolis chemins épineux et pleins de bouquets noués au hasard ; elle vous occupe et vous appelle comme une femme divine que vous avez entrevue dans un pays étrange et qui s'est logée dans un coin du cœur."

Honoré de Balzac, Béatrix (1839)

mardi 19 juin 2007 | By: Mickaelus

Préface de Huysmans au Satanisme et la magie (1895) de Jules Bois

Alors que l'antichristianisme, et plus précisément l'anticatholicisme fleurit de façon inquiétante en France et ailleurs, que ce soit à travers le comportement de gens perdus qui tournent de ce fait le dos à leur tradition ou de gens malintentionnés, ou à travers des exactions et des vandalismes - pour ne pas dire des sacrilèges - à l'encontre d'églises (dernièrement cette chapelle du XVIe siècle incendiée dans le Finistère), il me semble intéressant de relire cette préface de Joris-Karl Huysmans à un ouvrage de Jules Bois, Le satanisme et la magie. Si la parution date d'un peu plus d'un siècle, l'étude de ce sujet reste nécessaire, et la préface de Huysmans nous donne à songer au sens de ces profanations subies par les édifices catholiques. Comme l'écrivait Baudelaire, le tour de force de Satan est de s'être fait oublier des modernes, de s'être fondu dans cette modernité dépravée qui lui permet de sévir à l'envie.

"Pendant plusieurs siècles, les démonologues confondirent certains épisodes de la grande hystérie avec les phénomènes du satanisme. Aujourd'hui, les médecins attribuent à la grande hystérie des accidents qui relèvent exclusivement du domaine des exorcistes.

On a jadis brûlé pas mal de gens qui n'étaient nullement possédés par l'Esprit du Mal, maintenant, on noie sous les douches ceux qui le sont. Nous diagnostiquons au rebours du Moyen Âge : tout était diabolique dans ce temps-là, maintenant tout est naturel.

La vérité semble surgir entre ces deux excès, mais, il faut bien l'attester sans ambages, rien n'est plus malaisé que de tracer une ligne de démarcation entre les attaques variées de la grande névrose et les états différents du satanisme.

Il est bien évident, en effet, que l'ignorance de la médecine et, disons-le aussi, du sacerdoce, en ces matières, n'est pas faite pour nous aider à résoudre l'embarrassant problème. Comment distinguer ou trier, par exemple, dan le pêle-mêle d'une Salpêtrière ou d'une Sainte-Anne, des gens qui sont des hystéro-épileptiques ou des aliénés de ceux qui sont des énergumènes ou des possédés ? On traite ceux-là comme des fous : au lieu de leur administrer des remèdes liturgiques, de les traiter par des adjurations et des prières, on les soumet au supplice glacé des bains ; on leur fait ingérer des potions préparées avec des extraits de solanées ou des vins d'opium ; puis, après que tous ces névrotropiques ont raté, on finit par ne plus s'occuper d'eux, par les reléguer dans les salles oubliées des incurables.

Une seule exception à cette règle s'est affirmée en 1893. A Gif, une jeune fille, exilée de sa propre personne par le Démon, fut examinée par des aliénistes qui conclurent à son internement immédiat dans un asile. La famille refusa. Des prêtres, délégués par l'évêque de Versailles, scrutèrent la malade, à leur tour. Ils reconnurent les symptômes de l'emprise infernale, pratiquèrent les exorcismes et la guérirent.

L'on peut citer ce cas, ainsi que l'un des cas très rares de la clairvoyance d'un prélat et de certains membres du clergé, à notre époque.

Mais ceci n'est que l'un des côtés de cette question complexe du satanisme. En voici un autre : des gens qui ne sont nullement enfermés, nullement toqués, des gens qui se portent très bien, que l'on rencontre dans la rue, qui sont semblables à tout le monde, en somme, se livrent en secret aux opérations de la magie noire, se lient ou essaient du moins de se lier avec les esprits des ténèbres, pour assouvir leurs désirs d'ambition, de haine, d'amour, pour faire, en un mot, le mal.

Et c'est à propos de ceux-là que tant de personnes inquiètes vous interrogent : « Mais êtes-vous sûr que ces actes soient possible, croyez-vous que des associations diaboliques se réunissent, avez-vous des preuves que le satanisme n'est pas un leurre ? »

Avouons-le, tout d'abord, la question démoniale est actuellement une des plus emmê1ées et des plus obscures qui soient, et cela se comprend.

Le satanisme bénéficie de la difficulté très réelle où nous sommes de le montrer nettement au public. En effet, si les accès démoniaques et les manigances de la sorcellerie ont été considérés pendant plusieurs siècles comme des crimes et traqués et poursuivis et clairement révé1és par les débats de laborieux et de bruyants procès, il n'en est plus de même aujourd'hui.

La magie ne constitue plus un crime et le sacrilège est rayé des codes. Les magistrats ne s'en occupent point et par conséquent la publicité des assises et de la presse manque.

Et cependant, si 1'on suivait attentivement les discussions de certaines causes contemporaines, si l'on regardait de très près, le procès d'Élodie Menétrey, par exemple, connu sous le nom de crime de Villemomble, ou bien encore si l'on se reportait aux interrogatoires de ce Mathias Hadelt qui assassina, en 1891, un trappiste d'Aiguebelle, l'on discernerait, en se donnant la peine de lire entre les lignes des dépositions, l'influence, l'intercession même du Très-Bas, dans toutes ces affaires.

Ajoutons que, dès qu'un stigmate infernal paraît, on l'étouffe. Il semble que, d'un commun accord, la magistrature et le clergé soufflent les lumières et se taisent quand le Démon passe. Dans ces conditions, la preuve à administrer du satanisme devient presque impossible.

Il existe néanmoins des faits – que l'on n'a pu cacher, ceux-là – et qui mènent par les déductions que 1'on en peut tirer à cette conséquence, que la réalité du satanisme est indéniable.

C'est de ceux-là que je voudrais parler.

Je prends le plus connu de tous : le mardi de la semaine de Pâques de l'an 1894, à Notre-Dame de Paris, une vieille femme, tapie dans une chapelle placée sous le vocable de saint Georges et située, à droite du chœur, dans l'abside, profite d'un moment où les suisses sont égarés, où la cathédrale est quasi vide, pour se ruer sur le tabernacle et emporter deux ciboires contenant, chacun, 50 hosties consacrées, plus la custode des secours.

Cette femme avait certainement des complices, car elle devait tenir, caché sous un manteau, un ciboire dans chaque main et, à moins d'en déposer un sur le sol et de risquer ainsi d'être aperçue, elle ne pouvait, elle-même, ouvrir l'une des portes de sortie, pour s'échapper de l'église.

D'autre part, il est évident que cette femme a commis ce vol pour s'emparer des hosties, car les ciboires ne représentent plus maintenant, dans la plupart des grandes villes, une valeur suffisante pour tenter les gens. Chacun sait, en effet, qu'ils sont en bronze doré, en cuivre ou en aluminium et que l'intérieur seul de la coupe est en vermeil. Disons encore que, pour les vendre, sans aucune crainte d'être découvert, le recéleur qui les achète est obligé de les tordre ou de les fondre, de les solder au poids. Et alors, quelle somme peut-il bien offrir de ces matières mortes à des escarpes qui sont forcés de recourir à sa médiation et par conséquent d'être exploités par lui, pour s'en défaire ?

D'ailleurs, dans les vols effectués en province où parfois le trésor des églises a conservé d'anciennes pyxides et de vieux vases d'argent ciselé ou d'or, toujours le larron qui les déroba, pour leur métal, s'est débarrassé des hosties parce qu'elles le gênaient et pouvaient le trahir, en s'essaimant, le long du chemin, pendant sa fuite.

J'ai compulsé les récits d'un grand nombre de ces larcins, et toujours j'ai remarqué que le voleur qui ne s'attaquait qu'aux objets de prix versait le contenu des ciboires, soit sur la nappe de l'autel, soit sur le sol. Une seule fois, dans un rapt qui eut lieu, au mois de décembre 1894, à La Pacaudière, dans la Loire, le dévaliseur s'est avisé de jeter les saintes oblates dans les latrines.

Or, aucune hostie ne fut laissée à Notre-Dame, ni sur l'autel, ni dans les lieux, ni sur les dalles, toutes furent enlevées ainsi que les récipients dont la valeur était nulle, mais qui pouvaient ajouter, par leur bénédiction, un piment sacrilège de plus au crime.

Et ce fait de Notre-Dame n'est pas un fait isolé. J'ai depuis longtemps déjà récolé dans les Semaines religieuses les dols eucharistiques qui furent opérés, en France, dans les églises.

Ils ont atteint depuis quelques années un développement incroyable. L'an dernier, pour ne pas remonter plus haut, ils se sont multipliés dans tous les coins les plus éloignés du territoire. Dans la Nièvre, dans le Loiret, dans l'Yonne, les tabernacles sont forcés et les Célestes Apparences prises. Treize églises sont spoliées dans le diocèse d'0rléans et les déprédations s'aggravent à un tel point dans le diocèse de Lyon, que l'archevêque invite, par un communiqué, les curés de ses paroisses à transformer les tabernacles en coffres-forts.

Et du sud au nord, les attentats se croisent. J'en relève à quelques mois de distance, dans l'Aude, dans l'Isère, dans le Tarn, dans la Haute-Garonne, dans le Gard, dans la Nièvre, dans la Somme, dans le Nord.

Quelques années auparavant, c'était le Dauphiné qui paraissait être la région spécialement choisie pour servir de foire d'empoigne à ces bourreaux d'un Dieu, et cela fait rêver si l'on songe que cette ancienne province est celle où foisonnent le plus de sanctuaires voués à la Vierge. En sus de La Salette, on y trouve en effet, Notre-Dame de Chalais, d'Esparron, des Croix-de-l'Isle, de Casalibus, de la grotte du Mont, de Laus, d'Embrun, de Beauvoir, de Bon-Secours, de Grâce, de Lumière, des Anges, de Pitié, de Fontaine-Sainte-de-Voiron... et j'en passe.

Il semble donc qu'il y ait eu une irruption diabolique dans ce fief de la Mère du Sauveur, un défi du Démon portant l'attaque dans les douaires mêmes de la Vierge.

Ajoutons que ces abominations ne sont pas particulières à la France. Cette année même, aux approches de la semaine sainte, qui est l'époque partout attendue par les Sataniques pour commettre les souverains méfaits, toutes les hosties du monastère de Notre-Dame-des-Sept-Douleurs, à Rome, ont disparu, et il en fut de même à l'église paroissiale de Varèse de Ligurie et au couvent des religieuses de Santa-Maria-delle-Grazie, à Salerne.

Eh bien, a-t-on recherché, a-t-on découvert tous ces gens qui dévalisèrent les tabernacles ? Nulle part je ne vois trace d'un jugement, d'une arrestation, d'une poursuite.

Au fond, ces larcins laissent la justice et le clergé presque inertes. L’on récite en chaire une amende honorable, puis l'on fait une ou plusieurs cérémonies de réparation, comme celles que prescrivit Mgr Richard, à propos du sacrilège de Notre-Dame, et c'est une affaire enterrée, finie, jamais plus l'on n'en parle.

Pour que l'Église, pour que la Justice, pour que la presse consentent à s'émouvoir, il faut qu'elles se heurtent à des crimes monstrueux, tels que ceux-ci :

Il y a plusieurs années, à Port-Louis, un sieur Picot se lie par un pacte avec l'Enfer et mange le cœur encore chaud d'un enfant qu'il assassine.

L'an dernier, au mois de janvier, dans la même ville, un sorcier du nom de Diane cherche à acquérir les faveurs des puissances infernales, en coupant le cou d'un garçon de sept ans, dont il suce, à même la plaie, le sang. [1. L'ile Maurice paraît être devenue un véritable repaire de démoniaques. Une correspondance adressée de Port-Louis à Marseille, nous apprend qu'en une seule nuit, neuf églises ont été pillées. A Port-Louis même, les tabernacles ont été brisés, les hosties volées ou lacérées et empuanties par des ordures, les ciboires remplis avec le sang d'un chat égorgé sur l'autel.]

Mais, je le répète, sauf pour ces cas de démonomanie furieuse, aucun indice n'est livré au public sur les sentes de plus on plus prolongées, sur les sapes de plus en plus profondes du satanisme dans nos mœurs.

La question se pose maintenant de savoir pourquoi des gens dérobent les Espèces saintes.

Aucune réponse n'est possible, si l'on n'admet pas que les hosties sont emportées pour être employées à des stupres divins, à des œuvres de magie noire.

Que voulez-vous, en effet, qu'un libre-penseur fasse de ces oublies ? Ce sont des azymes sans valeur pour lui, il n'achèterait pas vingt-cinq centimes le lot soustrait à Notre-Dame. Il faut donc que ceux qui les ont acquis croient que ces particules ne sont plus des rondelles de pain, mais la Chair même du Christ.

Or, comme cette Chair ne peut, dans ces conditions, être utilisée que pour des actes d’exécration, que pour des apprêts de cantermes et de philtres, que pour des cérémonies infernales, nous sommes forcément amenés, par ce seul fait qu'on La vole, à conclure à l'existence certaine du satanisme.

Une autre question se présente encore. Sont-ce des gens isolés ou des associations démoniaques qui commandent ces forfaits ou en profitent ?

Avons-nous affaire à des Lucifériens ou à des Sataniques? Les présomptions seraient plutôt pour la première de ces sectes. Je m'explique : tout le monde sait que le domaine du Déchu, sur cette terre, se divise en deux camps.

L'un, celui du palladisme, des Lucifériens, qui englobe le vieux et le nouveau monde, qui possède un antipape, une curie, un collège de cardinaux, qui est, en quelque sorte, une parodie de la cour du Vatican.

Le général Pike fut, pendant quelques années, le vicaire de Très-Bas, le pontife installé dans la Rome infernale, à Charleston. Et, après sa mort, c'est Adriano Lemmi, un filou condamné pour vols en France, qui est le Saint-Père noir. Il ne réside plus comme son prédécesseur en Amérique, mais bien à Rome.

De nombreux renseignements ont été fournis sur le palladisme. Les plus sûrs, ceux auxquels on peut se reporter, sans crainte de se perdre dans des divagations singulièrement louches et dans des histoires à dormir debout, sont ceux qui nous ont été donnés par Mgr Meurin, archevêque-évêque de Port-Louis, en un livre approuvé par Léon XIII.

Ils ont été confirmés, tout récemment d'ailleurs, par le témoignage même des Lucifériens, dont un groupe dissident, aux accointances plus que suspectes, a fait paraître sous la direction de Diana Vaughan une revue de propagande, le Palladium.

L'on y trouvera, exposés tout au long, la profession de foi et le credo des Palladistes. L’on y pourra subodorer aussi le plus fétide bouquet qui soit d'outrages à la Vierge et de blasphèmes. Seul, le Léo Taxil de A bas la Calotte et des Bouffe Jésus a fait mieux dans ce genre.

L'autre camp se compose d'associations éparses ou de gens isolés, travaillant seuls ou avec l'aide de quelques voyantes, poursuivant un but personnel, ne s'occupant pas spécialement, ainsi que les groupes lucifériens, d'abattre le catholicisme partout où il fléchit et de préparer le règne attendu de l'Antéchrist. L’on pourrait dire d'eux, de même que de certains anarchistes, qu'ils sont des solitaires. En tout cas, il ne semble pas y avoir de relations entre l'armée des Lucifériens et les déicides esseulés ou les petits cénacles du satanisme.

D'ailleurs, leurs idées diffèrent. Pour les Palladistes, Lucifer est l'égal d'Adonaï. Il est le Dieu de lumière, le Principe du bien, tandis qu'Adonaï est le Dieu de ténèbres, le Principe du mal ; il est, en un mot, Satan même. Aussi est-ce pour eux une injure que d'appeler Lucifer par ce nom.

C'est donc le christianisme retourné, le catholicisme à rebours, et cette religion a ses fervents et ses dévotes. L’on peut en juger par la prière suivante ; je l'extrais de l'immonde revue dont j'ai parlé :

« Ô Dieu de bonté, ô Père le plus aimant des Pères, ô Lucifer très haut et plus haut, grand et plus grand, tout-puissaut et plus puissant, nous nous prosternons avec humilité devant ta divine majesté. Du fond de mon âme, je te crie : à toi, Seigneur, je suis à toi, toute à toi ! Qu'Adonaï soit conspué ! Nous le rejetons, nous l'exécrons et que les baptisés par l'eau le renient ! Éclaire, éclaire, Saint des Saints, Flambeau qui porte la lumière, foyer de la vie des mondes, intelligence bénie, éclaire, éclaire, ô Lucifer Dieu bon ! » [1. Le recueil officiel des prières lucifériennes a été publié. Il contient des formules d'évocations infernales et des séries de dithyrambes démoniaques d'une bêtise rare.]

En somme on peut définir aussi cette doctrine : un nouveau surgeon du vieux manichéisme qui, après avoir rampé à travers les âges, repousse dans le fumier de ce temps, ses monstrueuses tiges.

Les Sataniques, au contraire, ont la même croyance que nous. Ils savent parfaitement que Lucifer, que Satan est l'Archange proscrit, le grand Tenancier du mal, et c'est en connaissance de cause qu'ils pactisent avec lui et qu'ils l'adorent.

Or, il est à remarquer que les Sataniques ne sont nullement réduits comme les Lucifériens à se procurer, par n'importe quel moyen, des hosties, car un prêtre est souvent affilié à chacun de leurs petits groupes et il peut consacrer, au fur et à mesure de leurs besoins. Je ne crois pas, en revanche, qu'il y ait beaucoup d'aumôniers dans les nombreux corps d'armée du palladisme. D’ailleurs, où et comment recruter assez de prêtres apostats pour desservir, en Europe et en Amérique, toutes les paroisses du mal ?

Il semble donc que les vols se pratiquent de préférence au profit des Lucifériens qui ont, du reste, adopté l'emblème de l'Eucharistie transpercée et du calice renversé. Mais ce n'est là, il faut bien le dire, qu'une hypothèse, car il est très possible qu'un Satanique riche, qu'un solitaire, commande un vol, tel que celui de Notre-Dame. Il se peut aussi qu'un brocanteur tienne commerce d'Oublies saintes et possède une clientèle de scélérats qui les achète. Il se peut qu'il y ait un tarif, une mercuriale des Espèces dérobées, dans ce Paris où tout se vend. Peut-être ferait-on de bien étranges découvertes, si l'on s'engageait dans cette voie.

Dans tous les cas, ce qui n'est plus une hypothèse, mais bien une certitude, ce sont ces larcins de la Chair divine dans les églises. C’est là qu'est la véritable piste que l'on devrait suivre, si l'on voulait trouver les vrais sacrilèges, les vrais partisans du Diable, examiner les abominations qu'ils pratiquent, savoir, une bonne fois, à quoi s'en tenir sur le pouvoir plus ou moins occulte dont ils disposent.

Et je le répète, une fois encore, ceux qui devraient suivre ces pistes les négligent. Nous nous bornerions donc à soupeser des conjectures si, çà et là, quelques renseignements exacts ne nous étaient donnés par des personnes mêlées à ces affaires ; si, par des vérifications, renouvelées, incessantes, sûres, nous ne savions qu'il existe, en effet, certains prêtres qui ont formé des cercles dans lesquels ils célèbrent la messe noire.

Tel ce chanoine Docre dont le profil apparaît quelquefois dans la vitrine d'un photographe qui fait le coin de la rue de Sèvres et de la place de la Croix-Rouge. Celui-ci, en Belgique, a constitué un clan démoniaque de jeunes gens. Il les attire par la curiosité d'expériences qui ont pour but de rechercher « les forces ignorées de la nature » – car c'est l'éternelle réponse des gens acculés, pris en flagrant délit de satanisme. Puis il les retient par l'appât de femmes qu'il hypnotise et par l'attrait de plantureux repas, et, peu à peu, il les corrompt et les perturbe avec des aphrodisiaques qu'ils absorbent, sous forme de noix confites, au dessert ; enfin quand le néophyte est mûr, lié et sali par de réciproques sévices, il le lance en plein sabbat, le mêle à la troupe de ses horribles ouailles.

II faut croire pourtant que cette ignoble apostolat ne rend pas ceux qui le pratiquent heureux, car l'une des victimes de Docre me racontait l'affolement de ce prêtre tremblant d'angoisses, criant, certains soirs : « J'ai peur, j'ai peur! » ne parvenant à se rassurer, à se reprendre qu'en s'entourant de lumières, en vociférant des invocations diaboliques, en commettant avec l'Eucharistie des sacrilèges.

J'en cite un, et combien d'abbés Verbicides et de dévotes proditrices des choses saintes ! Mais laissons cela. Pour en revenir à la question du satanisme, une étude d'ensemble, une étude sérieuse, documentée, sur ses origines, ses filiations, sa vie dans les temps reculés, son infiltration dans les campagnes, son expansion dans les villes, à notre époque, devenait nécessaire.

C'est cette étude que Jules Bois a tentée, dans ce volume qui est certainement le plus consciencieux, le plus complet, le mieux renseigné que l'on ait encore écrit sur l'au-delà du mal.

Jules Bois qui, s'il ne professe pas les idées catholiques orthodoxes est, du moins, un spiritualiste ardent et un écrivain convaincu, a laissé aux explorateurs de l'Église le soin de reconnaître les contrées lucifériennes, de frayer les pays découverts des Palladistes et, se dirigeant d'un autre côté, il s'est résolument avancé sur les territoires à peine connus du satanisme.

Il les a parcourus dans tous les sens, visitant leurs ruines, suivant leur histoire à travers les âges, la rejoignant à notre siècle et c'est le résultat de ces studieuses excursions, le produit de ces immenses lectures qu'il nous apporte, criblé en un fin tamis d'art, dans ce volume qu'il intitule : le Satanisme et la Magie.

Toute la partie ancienne tant de fois traitée par les écrivains qui s'occupèrent d'occultisme est, en quelque sorte, rajeunie dans ce livre. Sans s'attarder sur des œuvres déjà dépouillées par d'autres, il a eu surtout recours aux liasses omises, aux textes inédits et il a tiré de curieuses notes des archives de la Bastille, des manuscrits de la Bibliothèque nationale et surtout de ceux de l'Arsenal, si riche en grimoires, en documents sur la science spagyrique, sur la démonographie, sur les pratiques de la sorcellerie et de la nigromance.

Il a, longuement et patiemment, étudié Cornélius Agrippa, le seul écrivain qui ait, en somme, consigné par écrit la vraie liturgie des cérémonies infernales, les hypocrites et les cauteleuses formules qui, lorsque Dieu le tolère, permettent à l'homme d'entrer en relations avec les esprits du mal.

Pour la première fois, il a traduit du latin et il a joint comme pièce justificative et comme appendice à son ouvrage, ce IVe livre de la Philosophie occulte, dans lequel les initiés peuvent trouver toute la technique du satanisme.

Et, ce faisant, il a, selon moi, chrétiennement agi, car le vieil axiome de la magie « tout secret divulgué est perdu », demeure exact. Il en est de l'infâme goétie, de même que cette flore qui se ramifie dans les tuyaux d'égout, qui pousse, qui se développe sous le pavé de nos rues, dans l'ombre des conduits de fonte, c'est une sorte de végétation fongueuse, de champignon, d'éponge décomposée, de teigne qui tire ses sucs d'on ne sait quel terreau, qui s'accroît dans l'humidité, s'épanouit dans la puanteur des limons et, finalement, s'étiole, se dessèche et meurt quand on la transporte dans de la véritable terre, au plein jour. Tel l'esprit de Ténèbres qui ne se meut que dans la boue et dans la nuit des âmes et qui se paralyse et perd son efficace, dès qu'on l'éclaire. En somme, la publicité, le grand air, sont un des antidotes les plus puissants du satanisme.

L'on peut donc espérer qu'en ébruitant cet abominable opuscule, Jules Bois gênera singulièrement les adeptes de la magie qui se gardent bien de parler de ce IVe livre d'Agrippa dont ils se réservent les formules et les recettes pour opérer des conjurations et tenter des sorts.

Dans la partie toute moderne, Bois a nécessairement dû réunir et sérier une masse énorme de pièces. Celles qui lui ont le plus particulièrement servi proviennent de trois sources :

Du folklore contemporain, des longues et patientes études de Tuchmann sur la fascination, publiées depuis cinq ou six ans dans la revue la Mélusine, puis des archives de Vintras, qui abondent en documents sur le satanisme, enfin de celles de Christian père, qui avait amassé les plus curieuses informations sur la magie, sur les vénéfices, sur les messes noires. Selon la méthode anglaise, Jules Bois a, en outre, fait appel au bon vouloir des gens qui possédaient des renseignements sur ces questions. Il a enfin utilisé le concours d'un des derniers sorciers de Paris qui fut, dès son enfance, initié à la pratique des sortilèges par les Bohémiens et profité d'un voyage pour s'aboucher avec la sorcière de Bretagne, avec la voyante d'Hulgoath, qui lit l'avenir dans des fioles reposées d'urine.

Il a ainsi pu peindre, d'après nature, la physionomie du sorcier contemporain et de la sorcière, si facilement confondus par tout le monde avec les bateleurs et lés somnambules, avec tout ce ramas d'ignorants filous qui pullulent dans les bas-fonds des villes.

De ces monceaux de rapports, de dossiers, de lettres, des extraits aussi des travaux sur les pactes édités en Allemagne et qui sont les plus sérieux et les plus complets que l'on ait entrepris sur cette matière, Jules Bois a su bâtir un livre condensé et aussi un livre d'ensemble du haut duquel le lecteur peut embrasser d'un coup d'œil tout le panorama du satanisme.

Il a élargi les échappées ouvertes sur l'au-delà du mal, et écrit d'éloquentes et de lyriques pages pour montrer les étapes successives des goéties, pour déceler et expliquer les opérations des charmes d'amour et de haine profonde.

D'aucunes étonneront par les idées tout à la fois hétérodoxes et généreuses qu'elles soutiennent, celles, par exemple, où le poète des Noces de Satan exalte la femme jusqu'à vouloir lui faire jouer un rôle messianique dans l'avenir ; celles encore où il témoigne d'une complaisante pitié pour la face de larmes qu'il prête à l'éternel Impénitent ; celles enfin où l'offense de l'antique gnose reparaît, lorsqu'il parle de la rédemption par le péché « du goût du ciel que laisse après lui l'assouvissement du Mal ».

Mais si ce volume n'est pas écrit par un auteur catholique, il combat, dans tous les cas et hardiment, la magie noire et le satanisme. C'est cela qui me séduit dans ce livre et aussi, je me hâte de le dire, l'art dont le poète a su enrober ses savantes gloses.

Je citerai, dans la première partie, à propos du jeu de tarot, un passage de Bohémiens à travers le monde ; puis une page ardente, emballée sur la sorcière, sur la prise de possession de la femme par le Démon ; ensuite une superbe évocation du Diable avec tout l'arsenal des grimoires dans lequel figure « un bocal de sang humain où dansent sans pouvoir s'arrêter de petites poupées en terre de pipe, comme ivres de retenir dans leurs têtes des graines de pavots » ; et, enfin, un très original et très intéressant chapitre sur le Saint « sans autel », sur ce saint Jude qui, je l'avoue, me hante, car tout demeure mystérieux en lui.

On ne sait, en effet, ni quand ni comment Jude, qui est également désigné dans la Bible sous les noms de Thaddée et de Lebbée et dont le père fut Cléophas et la mère Marie, soeur de la sainte Vierge, devient l'un des apôtres du Fils. Tout en insistant pour qu'on ne le confonde pas avec Judas – ce qui eut lieu du reste –, les Évangiles se contentent de le citer comme à la cantonade et, lui-même, se tient silencieux, ne sort de son mutisme que pour poser une question au Christ, dans la réunion de la Cène, telle que nous la décrit saint Jean,. Et Jésus répond à côté, esquive sa demande, refuse de s'expliquer, en somme. Jude est aussi l'auteur d'une Epître qui présente de singulières analogies avec la deuxième missive de saint Pierre, et saint Augustin, enfin, raconte que ce fut lui qui inséra le dogme de la résurrection de la chair dans le Credo.

Si nous consultons, d'autre part, le bréviaire romain, nous y trouvons an deuxième nocturne du 28 octobre, jour de sa fête, que saint Jude avait évangélisé la Mésopotamie et subi avec saint Simon le martyre en Perse. Si nous ouvrons les Bollandistes, nous y lisons que, d'après Dorothée et Nicéphore, il aurait également prêché dans l'Arabie, converti l'Idumée et qu'au Moyen Âge, saint Bernard, qui le révérait, porta toujours sur lui quelques-unes de ses reliques et voulut être enterré avec.

S'agit-il maintenant de relater, à l'aide d'autres documents, sa vie ? La légende intervient et les hagiographes bafouillent, le confondent aussitôt, comme Jacques de Voragine, avec un autre saint. L'iconographie ne divague pas moins, lorsqu'elle s'en occupe. Les tableaux d'antan, les estampes, lui concèdent les attributs les plus divers. Tantôt, ils le représentent tenant à la main une palme, un livre, une grande croix, tantôt une équerre, un bâton, une hache, une scie, une hallebarde, et, dans les souvenirs populaires, il revient plus étrange encore.

Cet Élu qui fut avec saint Simon, auquel son nom est presque toujours accolé, le patron des tisserands et des mégissiers du Moyen Âge, est pris par tous les sorciers pour Judas et, dans les causes désespérées, les affligés l'implorent !

Jules Bois devait donc forcément s'en occuper, au point de vue de la magie, et il nous donne l'authentique prière que les sorciers adressent à cet apôtre défiguré du Christ.

Toute la seconde partie du livre devrait être, en détail, prônée : le sabbat dont le poète résoud ingénieusement l'inquiétante énigme ; le chapitre où il avère la secrète constance des messes noires ; celui où il narre et explique une messe solitaire et nocturne, issue de terroir albigeois, l'office de la vaine observance ; puis des pages essentielles où il a pressé le suc vireux des grimoires, des pages sur les succubes et les incubes, sur les envoûtements et sur les larves ; et ce volume se termine sur le remède réservé aux maux qu'il décrit, sur les exorcismes.

On peut le voir par cette brève énumération, cet ouvrage est, comme je l'ai annoncé plus haut, un itinéraire complet du satanisme. J'ajouterai que son texte se renforce de portraits véridiques, tels que celui de ce médium fabricant d'hérésies en chambre, qui eut nom Vintras.

Ainsi s'affirme ce curieux livre. Il est utile de l'étudier, ne fût-ce que pour connaître les périls auxquels les gens épris de magie s'exposent, car l'on ne saurait trop le répéter, ceux-là se préparent la plus abominable existence qui se puisse voir. Ils ouvrent, en quelque sorte, les portes de leurs aîtres au mal. C’est, à bref délai, la perte de la personnalité et de la volonté. Leurs âmes deviennent de véritables réservoirs de larves. J'en connais qui ont tout essayé, qui ont pratiqué le rituel des maléfices, commis le sacrilège. Ils ont sans doute lassé l'indulgente pitié de Dieu, car l'expiation ne s'est pas fait attendre. Ils errent, désorbités, à moitié fous, dans la vie, ne s'appartenant plus, ne se sentant plus eux-mêmes, que pour constater leur déchéance et pour souffrir. Ce sont de vrais possédés que manient des forces mauvaises auxquelles il leur faut, même quand ils ne le veulent plus, obéir.

Ah! il y a pourtant bien assez à faire pour se défendre contre cet odieux tentateur qui s'infond, malgré nos résistances et nos prières, en l’âme de chacun de nous. Il nous guette, il nous pénètre à chaque instant ; il nous sème de pensées mauvaises et nous laboure d'idées folles ; il moissonne et engrange nos péchés, se nourrit de nos offenses et de nos fautes ; il suce nos crimes, nostra crimina sugit, comme le dit, en sa langue énergique, l'abbesse Herrade. N'est-ce donc point suffisant d'être toujours aux écoutes avec soi-même, de rester constamment sur le qui-vive, pour repousser les attaques de l'Ennemi, sans vouloir encore pactiser et entrer en relations avec lui ?

Tel qu'il est montré dans ce livre, le misérable sort auquel, ici-bas, le sorcier se voue, est une avance d'hoirie sur les enfers. Je souhaite que la lecture de ce volume préserve les coquins ou les dupes qui rêveraient de pénétrer, eux aussi, dans l'au-delà du mal."

Joris-Karl Huysmans, préface au Satanisme et la magie de Jules Bois, 1895